Après les élections législatives générales du printemps dernier et les scrutins cet automne dans trois États et un territoire de l’Union, Philippe Humbert, membre de l’Observatoire Asie-Pacifique de la Fondation, analyse le positionnement et les stratégies possibles des autorités de New Delhi par rapport au retour, le 20 janvier prochain, de Donald Trump à la Maison Blanche.
« De nombreux pays sont nerveux à propos des États-Unis, mais soyons honnêtes, nous n’en faisons pas partie ». Cette déclaration récente de Subrahmanyam Jaishankar, ministre indien des Affaires étrangères, exprime un message de sérénité à destination de l’opinion indienne et du monde extérieur. À la différence de tous les pays qui s’inquiètent depuis le 5 novembre 2024, l’Inde serait donc à l’abri de la transition en préparation outre-Atlantique. Elle disposerait de marges de manœuvre pour faire face aux initiatives attendues de Donald Trump, si elles étaient confirmées dans les faits, dans les domaines politique, économique et diplomatique.
Depuis les élections générales du printemps 2024, différents scrutins désignant les assemblées de trois États et d’un Union Territory ont eu lieu cet automne et ont été dans l’ensemble favorables au gouvernement de Narendra Modī.
Les élections générales au Lok Sabha (chambre basse du parlement de l’Union) avaient marqué un net recul de la coalition NDA (National Democratic Alliance) menée par Narendra Modī (perte de la majorité absolue), obligeant le BJP (Bharatiya Janata Party – Parti du peuple indien, formation de Modī), leader de la coalition, à faire alliance avec deux grands partis régionaux vainqueurs dans les États du Bihar et d’Andhra Pradesh. Le reflux attendu au terme de dix ans de domination du BJP paraissait alors bien amorcé.
Les élections des assemblées de l’Haryana, du Jammu-et-Cachemire, du Maharashtra et du Jharkhand ne confirment pas cette prévision et voient le Congrès (INC – India National Congress), parti national d’opposition, en recul par rapport aux élections générales de 2024.
Dans l’État de l’Haryana (25 millions d’habitants), le Congrès, pourtant donné gagnant, est finalement battu par le BJP (48 sièges contre 37). Au Jammu-et-Cachemire (12 millions d’habitants), NC (National Conference) est largement majoritaire au Cachemire, reléguant le Congrès en partenaire junior, le BJP étant dominant au Jammu. Dans le grand État du Maharashtra (Mumbaï et 115 millions d’habitants), le BJP et ses alliés remportent un succès éclatant en gagnant 230 sièges sur 288, le Congrès étant réduit à 16 sièges. Cette déroute du Congrès n’est pas compensée par le succès de l’alliance entre JMM (Jharkhand Mukti Morcha) et l’INC au Jharkhand (32 millions d’habitants), où le Congrès n’obtient que 16 sièges contre 34 pour son allié JMM et moins que le BJP (21 sièges).
Les causes de ce reflux, contrastant avec l’élan de l’opposition aux élections générales, sont multiples et diverses selon les États concernés. Dans l’ensemble, on peut retenir que d’un côté, le Congrès a péché par excès de confiance recyclant les thèmes de sa bonne campagne du printemps 2024 (« la démocratie est en danger », plaidoyer pour un recensement général par caste, augmentation des reservations1Le Women Reservation Bill, voté en septembre 2023, prévoit de réserver aux femmes un tiers des sièges au Lok Sabha et dans les assemblées des États.) peu adaptés pour des scrutins régionaux, tout en voyant son leadership contesté par d’autres membres de INDIA (Indian National Development Inclusive Alliance, coalition des partis d’opposition). Les militants du BJP mènent un travail de terrain minutieux, bien relayé par les multiples réseaux hindouistes, avec comme slogan « If we are one, we are safe » pour mobiliser le vote hindutva2idéologie nationaliste hindoue. qui a eu un plein effet au Maharashtra.
À la veille de l’ouverture de la session parlementaire d’hiver, le résultat de ces élections locales est sans effet sur le rapport de force au Lok Sabha où le bloc conduit par le BJP ne dispose pas de la majorité qualifiée nécessaire pour appliquer les réformes phares de son programme, par exemple l’instauration d’un code civil uniforme et la modification radicale du calendrier électoral destinée à regrouper le même jour les élections générales à la chambre basse et les scrutins locaux dans les 28 États ou territoires de l’Union (« One Nation, one Election »).
En revanche, la séquence électorale récente conforte l’image personnelle de Narendra Modī, amoindrie au printemps dernier, et lui donne certaines marges de manœuvre pour faire face à l’approche transactionnelle prêtée au président élu américain.
Le Premier ministre peut s’appuyer sur la doctrine du multi-alignement de l’Inde visant, selon Subrahmanyam Jaishankar, la défense tous azimuts des intérêts nationaux de l’Inde, une approche marquée par l’opportunisme qui n’est pas sans rappeler celle attendue de la nouvelle administration américaine.
De fait, on peut constater que certaines priorités stratégiques de l’Inde rejoignent le noyau dur de celles des États-Unis : intégrité territoriale, sécurité maritime (zone indo-Pacifique, mer de Chine, mer Rouge, océan Indien), sécurité énergétique – pétrole et gaz –, non-prolifération nucléaire, convergence qui se concrétise dans un partenariat tel que le QUAD, le dialogue quadrilatéral pour la sécurité avec le Japon, l’Australie et les États-Unis.
Cependant, cette communauté d’intérêts ne met pas l’Inde à l’abri d’autres cibles de la politique américaine après le 20 janvier prochain, même si l’imprévisibilité reste la règle du jeu.
- Concernant le commerce : selon Donald Trump, une augmentation des droits de douane à l’importation pourrait viser d’abord la Chine, le Canada et le Mexique, pays dont l’excédent commercial avec les États-Unis est sans commune mesure avec celui de l’Inde (27 milliards de dollars contre 387 milliards de dollars pour la Chine en 2023). Cependant, l’image de l’Inde aux États-Unis est celle d’un pays protectionniste, bien que l’économie indienne, tout en étant encore largement autocentrée, connaît un déficit commercial massif. Dans une transaction éventuelle, Narendra Modī serait peut-être amené à proposer des baisses de droits pour des produits américains en échange d’une protection de son industrie pharmaceutique (un tiers des médicaments consommés aux États-Unis est d’origine indienne) et des services IT (technologies de l’information), dont les États-Unis importent 54% du total des exportations de l’Inde. L’Inde peut aussi redouter un report sur son territoire des surplus chinois liés à la taxation des importations chinoises aux États-Unis. Le récent réchauffement des relations entre Pékin et New Delhi, à l’initiative de la Chine, est peut-être une manière pour celle-ci de mieux faire accepter par l’Inde un accroissement de son déficit commercial avec la Chine (plus de 85 milliards de dollars aujourd’hui).
- Concernant l’immigration : la diaspora indienne aux États-Unis (six millions de personnes) n’est pas à l’abri de restrictions sur les visas (H1 B1), mais elle dispose de puissants lobbies liés aux talents des immigrés indiens. Ces derniers sont souvent aux commandes dans la Silicon Valley et à Wall Street pour sauvegarder la mobilité entre les deux pays.
Les risques indirects seraient plus difficiles à négocier : l’inflation importée aux États-Unis et la hausse des taux d’intérêt pourraient conduire à une dévalorisation de la roupie et à une inversion des flux de capitaux flottants vers les États-Unis au détriment de l’Inde.
Les transferts de technologie et la coopération dans les secteurs sensibles mis en valeur lors des récentes rencontres entre le président Biden et Narendra Modī seront-ils poursuivis ?
Enfin, une dérégulation des GAFAM pourrait menacer les opérateurs indiens qui, eux, ont besoin de régulation pour se développer.
En sens inverse, une augmentation des énergies fossiles extraites aux États-Unis peut faire baisser les cours mondiaux du pétrole, ce qui avantagerait l’Inde, grande importatrice, au risque de ralentir la transition énergétique et la lutte contre le changement climatique en Inde.
Au-delà des incidences sectorielles et bilatérales, l’Inde – en tant que porte-parole autoproclamé du « Sud global » au G20 de Delhi en décembre 2023, même contesté par le Brésil à Rio en novembre 2024, membre du noyau initial des Brics aux côtés de la Russie et de la Chine, et de l’Organisation de coopération de Shanghai, pilotée par la Chine – peut être bousculée par les initiatives de la nouvelle administration Trump.
En effet, nombre des thèmes prônés par l’Inde ne seraient pas alignés avec un nouvel unilatéralisme américain : respect de l’Accord de Paris, financement par les pays développés de la transition climatique dans les pays pauvres (l’Inde s’est opposée au compromis adopté par la COP 29 de Bakou), la réforme du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD). De même, les initiatives proposées par la Chine et la Russie aux Brics pour créer des alternatives aux mécanismes associés à la domination du dollar (banque concurrente de la BIRD, contournement du code Swift, etc.) heurtent frontalement les intérêts américains, tels que perçus par le président américain élu (avec ses menaces formulées le 2 décembre 2024 concernant l’imposition de taxes douanières de 100% sur les exportations des Brics aux États-Unis, en représailles des tentatives visant la dédollarisation des échanges et des réserves des banques centrales).
Cette tension accrue entre la Chine et les États-Unis pourrait rendre la ligne de crête où se trouve l’Inde de plus en plus inconfortable ; il en va de même pour la relation avec la Russie, en particulier en fonction des développements à venir en Ukraine.
Certes, l’Inde pourrait valoriser en sa faveur à Washington son opposition aux initiatives chinoises visant la dédollarisation des échanges et des réserves de banques centrales et une nucléarisation de l’Iran. Les États-Unis pourraient alors apprécier cet apport de l’Inde, dont le futur dira le poids vu de Washington.
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Abonnez-vous- 1Le Women Reservation Bill, voté en septembre 2023, prévoit de réserver aux femmes un tiers des sièges au Lok Sabha et dans les assemblées des États.
- 2idéologie nationaliste hindoue.