« Mon Solfé » : mon premier matin

Avant que le Parti socialiste quitte définitivement son siège de Solférino, l’Observatoire de la vie politique de la Fondation Jean-Jaurès a demandé à d’anciens (ou d’actuels) responsables du Parti de nous faire part de certains de leurs souvenirs ou de leurs liens avec le « 10 rue de Solférino », comme des traces de mémoire individuelle racontant une histoire collective. C’est aujourd’hui Jean-Christophe Cambadélis, ancien Premier secrétaire du Parti socialiste, qui se plie à l’exercice de cette série intitulée « Mon Solfé ».

Septembre 1980 rue de Solférino. Il fait beau et froid. L’automne a des reflets roux jusqu’à la Seine. J’ai 29 ans, je suis alors président de l’Unef indépendante et démocratique. Je pousse, après avoir sonné, la lourde porte rouge par laquelle on entrait à l’époque. Je me dirige vers l’accueil à droite où officie avec bienveillance Nathalie Poperen. J’attends en observant le va-et-vient des militants à cette heure matinale. La présidentielle bat son plein.

Jean-Marcel Bichat, secrétaire national adjoint vient me chercher. À cette époque, on ne monte pas dans les étages de Solférino comme on veut. Je traverse la cour pavée qui deviendra plus tard la cour Bérégovoy. J’ai précisément rendez-vous au second étage avec le secrétaire national aux relations extérieures, qui n’est autre que Pierre Bérégovoy. Son bureau est en face de celui que j’occuperai un quart de siècle plus tard, comme secrétaire national aux relations internationales.

Il me reçoit amicalement, le cigarillo à la bouche. Je viens lui présenter le questionnaire de l’Unef-ID à destination des candidats à l’élection présidentielle.

J’avais préconisé cette démarche, lors d’un déjeuner au restaurant « Au petit riche », entre Pierre Bérégovoy et Pierre Lambert quelques mois auparavant. Et nous n’étions pas peu fiers du résultat… Valéry Giscard d’Estaing nous avait répondu ; Georges Marchais, pourtant soutien de l’autre UNEF-PCF, aussi. Et René Dumont venait d’en faire autant. Nous attendions donc les réponses de François Mitterrand. 

Pierre Bérégovoy, pensif, évoque devant moi ses années passées à Force Ouvrière : André Bergeron, Alexandre Hébert (le secrétaire général de la fédération « employés et cadres » de FO), Marc Blondel, qu’il tient en grande estime. Et bien sûr Pierre Lambert, avec qui il a milité à FO, avant de rejoindre la CFDT avec Lamy et la fédération FO de la chimie. Pendant ce temps, Jean-Marcel Bichat lit le questionnaire. Il estime qu’il n’y a rien d’impossible…

J’en profite pour insister sur la fin de la loi Edgar Faure. Cela me semble nécessaire pour que notre syndicat puisse se présenter aux élections universitaires.

Le téléphone sonne. Pierre Bérégovoy répond : « Bonjour président… Je comprends… Ce n’est pas un problème… Je suis avec le jeune Cambadélis dont je vous ai parlé. Ils ont réunifié la gauche non communiste dans l’Unef… Oui, bien sûr ».

Il raccroche : « C’était François Mitterrand. Hier, il n’a pu citer mon nom dans les premiers ministrable à la télé, il m’appelle pour me dire qu’il pensait aussi à moi. Qu’il avait besoin de moi ». Il en rosit de plaisir. « Je n’étais pas inquiet », ajoute-t-il visiblement soulagé. « Quel sens du détail pour rassembler. Il n’oublie rien ni personne. Nous allons aller le voir ». 

Je descends au premier étage. Nous entrons dans le bureau qui sera, sous Jospin 2, celui du secrétariat du Premier secrétaire du Parti. Je vois François Mitterrand pour la première fois. Il me regarde et me jauge en déposant ses grosses lunettes sur la table en bois qui sera plus tard la mienne. Il me lance dans un souffle presque timide : « Bonjour, monsieur le président ». Devant ma surprise, il poursuit en souriant : « Eh bien, vous n’êtes pas le président de l’Unef ? ». Je risque un « oui » intimidé, ne sachant où il voulait en venir. Il enchaîne goguenard : « Ce n’est pas facile d’être président… Regardez, je ne suis que Premier secrétaire. Vous verrez, un jour vous serez peut être à ma place ». 

Là je proteste de mon engagement syndical et trotskyste. Il s’amuse. Puis coupe, énigmatique : « Je connais, je connais… C’est un bonne formation ». Il laisse un temps sans cesser de me regarder : « Votre Lambert, c’est un syndicaliste révolutionnaire. Il ne se pose pas la question du pouvoir. Lénine lui s’est posé la question du pouvoir », assène-t-il visiblement satisfait, interrogeant du regard Pierre Bérégovoy. Ce dernier acquiesce. Je risque : « Cela dépend de la nature du pouvoir ». Mitterrand ne cille pas et poursuit : « En tout cas, la campagne des lambertistes pour la candidature unique de la gauche dès le premier tour est bienvenue. Elle peut déplacer un point ou deux dans l’électorat du PCF. C’est déterminant ». Je suis bouche bée. Il conclut d’une voix que je trouve tout à coup aiguë : « Et vous, que voulez-vous ? ».

Je présente mon questionnaire un peu sur la défensive. « Très bien, très bien… On ne lit jamais les questions, que les réponses. Qu’est ce que je devrais répondre à votre avis ? ». « Ce que vous estimez nécessaire pour l’université et la France, monsieur le Premier secrétaire ». 

Il retient un éclat de rire puis se penche vers moi : « Voulez-vous m’aider ? Écrivez ce matin les réponses, on les corrigera. Mais attention, je suis candidat à l’élection présidentielle. Posez-vous la question du pouvoir ». Je reste interdit. Puis je remonte dans le bureau de Bérégovoy. Je rédige, Jean-Marcel Bichat corrige. Bérégovoy relit. Et Mitterrand signe après avoir modifié quelques fautes de syntaxes. 

Voilà comment j’ai passé ma première matinée à Solférino. Rédigeant les réponses aux questions que j’avais posées, en signant la fin de la loi Edgard faure. Cela nous permettra de nous présenter et de l’emporter haut la main sur l’Unef-PCF. 

Le 10 mai 1981, après la Bastille où j’ai pris la parole entre Jospin, Defferre, Rocard, Krasucki et autres Juquin pour le PCF, je suis invité par Paul Quilès à Solférino. Mitterrand arrive, fend une foule compacte ivre de joie. Il dit deux mots salle Marie-Thérèse Eyquem, puis se dirige vers ses bureaux, entouré de nombreux dirigeants. 

Dans la cour, au milieu d’une cohue indescriptible, il sert des dizaines de mains. Personne ne l’embrasse ni le touche. Il monte les quelques marches, croise mon regard : « Ah ! Vous êtes là ! ». 

 

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