À la demande de l’Observatoire de la vie politique de la Fondation, des personnalités livrent certains de leurs souvenirs ou de leurs liens avec le « 10 rue de Solférino ». Gérard Lindeperg, qui fut un soutien de longue date de Michel Rocard, revient ici sur ce moment de janvier 1992 où Pierre Mauroy lui annonça démissionner du premier secrétariat du Parti socialiste et sur les tractations qui suivirent – c’est Laurent Fabius qui prendra les rênes, et Gérard Lindeperg deviendra le n°2 du parti.
Depuis les assises du socialisme en 1974, je militais dans la fédération du Rhône et je n’avais nulle intention de quitter ma région pour m’engager dans des responsabilités parisiennes. Le siège socialiste de la rue de Solférino m’était étranger et la seule visite que j’avais pu y faire, égaré dans les couloirs et les étages, n’avait fait que fortifier le sentiment que là n’était pas ma place. Curieusement, vers la fin des années 1970, c’est Jean Poperen qui avait attiré l’attention de Michel de la Fournière sur mon cas ; le premier combattait durement Michel Rocard, l’autre était son bras droit, mais ce différend n’empêchait pas les deux brillants agrégés d’histoire d’avoir plaisir à bavarder ensemble. Dans le cadre de ces échanges informels, Jean Poperen s’était étonné que les responsables rocardiens ne m’associent pas davantage à leur équipe nationale. Au détour d’une confidence, il avait glissé : « Il pourrait vous rendre de grands services ». De la Fournière me demanda de venir le voir et c’est ainsi que j’ai découvert le siège du PS. Je poussai la lourde porte du numéro 10, très impressionné de me retrouver au cœur d’un parti en passe de devenir le premier parti de France. J’étais vaguement inquiet à l’idée que je pourrais rencontrer François Mitterrand au détour d’un couloir, incapable de savoir comment me comporter dans une telle hypothèse.
Protégé par une imposante porte cochère, le parti m’apparut comme replié dans une forteresse, à l’abri du monde. J’avais à peine poussé la lourde porte que je me sentis interpelé : « Mais qu’est-ce que tu viens faire ici ? ». Malgré la pénombre, je reconnus immédiatement Nathalie Poperen. Je fus surpris de voir l’épouse de Jean Poperen avec qui je menais de rudes débats à Lyon. J’ignorais qu’elle gérait l’accueil et le standard téléphonique du parti. Installée derrière une vitrine qui barrait l’entrée, aucune allée et venue ne pouvait lui échapper ! Ce premier contact avec la rue de Solférino ne fut pas des plus chaleureux mais il me permit une riche rencontre avec Michel de La Fournière, chargé des droits de l’homme et des libertés (je lui ai d’ailleurs succédé avec la même responsabilité en 1988) à la direction du parti. Par la suite, j’accédai au comité directeur, le parlement du parti, mais je n’imaginais pas que j’aurais à occuper un bureau au secrétariat national et encore moins que je deviendrais le numéro deux du PS, poste important qu’occupa Poperen auprès de Jospin.
Une quinzaine d’années plus tard, je devins secrétaire national chargé de la formation dans l’équipe de Pierre Mauroy. Début janvier 1992, dès mon arrivée rue de Solférino, je fus frappé par la mine mystérieuse d’un collaborateur du Premier secrétaire. Je sentis qu’il se passait quelque chose d’inhabituel. Dès son retour à Paris, je pus rencontrer Pierre Mauroy dans son bureau. À la façon dont il se frotta vivement les mains l’une contre l’autre, je compris qu’il allait m’annoncer quelque chose d’important : « Voilà, mon cher Gérard, j’ai décidé de démissionner. Laurent me remplacera à la tête du parti et Michel sera notre candidat « virtuel » à la présidentielle de 1995 ». Ce fut en effet une grande surprise qui me laissa un moment interloqué. Je rentrais directement de ma province et n’avais rencontré personne à Paris susceptible de m’informer. Manifestement, tout avait été négocié au plus haut niveau et dans le plus grand secret. En observant Pierre, je n’arrivais pas à distinguer s’il était satisfait, résigné ou soulagé.
Si l’on en croit Daniel Vaillant dans son ouvrage PS : 40 ans d’histoire(s) (L’Archipel, 2011), Mauroy avait voulu « plaire au président ». Louis Mermaz rapporte dans ses mémoires – Il faut que je vous dise (Odile Jacob, 2013) – un propos de François Mitterrand qui va dans le même sens : « La désignation de Fabius à la tête du parti, c’est moi. J’ai réglé ça avec Mauroy. C’est moi qui l’ai obtenue ». De son côté, Pierre Mauroy revendique au contraire, dans ses Mémoires (Plon, 2003), sa libre initiative : « J’avais prévenu François Mitterrand de mon intention. (…) Le 19 décembre, il me laissa libre de mon choix (…). La réconciliation des chapelles que je n’avais pas obtenue quand j’étais Premier secrétaire, eh bien je l’imposerai au moment de mon départ ». Qui croire ? Mauroy avait effacé Rennes en réussissant son congrès de l’Arche et il pouvait partir la tête haute plutôt que d’assumer les élections régionales de 1992 et les législatives de 1993 qui s’annonçaient périlleuses. Willy Brandt allait quitter la présidence de l’Internationale socialiste et une porte de sortie plus qu’honorable semblait acquise. Tous ces arguments n’étaient pas nécessairement contradictoires : Mauroy pouvait tout à la fois se réconcilier avec le président de la République tout en retrouvant sa liberté et en préparant sa succession avec panache.
Michel Rocard, en voyage à l’étranger, avait été informé par son chef de cabinet, Yves Colmou, mais il ne rencontra Pierre Mauroy qu’à son retour début janvier. Lors d’une réunion de l’équipe étroite qui entourait Rocard, nous avions envisagé l’hypothèse de la succession de Mauroy et privilégié la candidature d’un proche du maire de Lille, Michel Delebarre, qui fut le directeur de cabinet du premier ministre Mauroy en 1981, puis ministre à plusieurs reprises et maire de Dunkerque. Mais le soutien public de Fabius et Mauroy en faveur de Rocard pour les présidentielles constituait une avancée qui ne pouvait être négligée. Rocard pouvait-il s’opposer seul à une solution qui remettait le parti en ordre de marche après la déflagration de Rennes ? Il donna son accord lors d’une réunion au domicile parisien du maire de Lille.
Le comité directeur du 9 janvier 1992 entérina ce nouveau dispositif à l’unanimité moins les voix de Chevènement et de ses amis. Jospin, bougon, ne s’opposa pas à cette nouvelle donne mais souligna le fait qu’il n’avait pas participé aux arrangements entre personnes. Pierre Moscovici remplaça à la trésorerie Emmanuelli qui rejoignait le perchoir de l’Assemblée nationale. Vaillant conserva le suivi des fédérations. Je fus désigné numéro deux à la place du fabiusien André Billardon, député-maire du Creusot : ce dernier n’avait nullement démérité mais il fut sacrifié aux nécessités du subtil équilibre à maintenir entre les courants.
Après le référendum européen, les législatives des 21 et 28 mars 1993 étaient le grand rendez-vous avec le pays. Ce scrutin occupait tous les esprits et nourrissait toutes les inquiétudes. Conscient qu’il fallait remobiliser le parti, je proposai à Laurent Fabius de réunir les secrétaires de sections le 10 janvier 1993. Il accepta cette proposition avec un peu d’hésitation. Nous avions l’habitude de réunir à Paris la centaine de premiers fédéraux mais une invitation aux 5000 secrétaires locaux n’avait jamais été tentée. J’étais moi-même très inquiet car j’avais pris le risque de réserver la grande salle de la Mutualité et je savais qu’un échec me serait personnellement imputé. Le résultat dépassa mes espérances : les 1500 places assisses furent occupées, les tribunes furent ouvertes à l’étage et de nombreux participants durent rester debout. Trois tables-rondes furent très animées et les orateurs nationaux se succédèrent à la tribune. Conscient de la nécessité d’ouvrir davantage les portes de Solférino aux militants, j’avais prévu avec Jacques Salvator, secrétaire général, un accueil convivial. De nombreux militants se retrouvèrent au siège en fin d’après midi et ce fut une découverte pour beaucoup. Cette initiative, reconduite par mes successeurs, prit sa place dans le rituel socialiste jusqu’au milieu des années 2010.