Michel Rocard, une forte volonté de renouveau

Dans Le Monde, Alain Bergounioux, historien, directeur de la Revue socialiste et administrateur de la Fondation Jean-Jaurès, livre son analyse de la forte empreinte de Michel Rocard sur la gauche et sur la vie politique française.

« Le rêveur réaliste » : cette expression a été formulée par François Hollande, lors de la remise de la Grand-Croix de la Légion d’honneur à Michel Rocard en décembre 2015. Elle rend bien le parcours d’une pensée et d’une action à condition de lui donner pleinement son sens.

La forte empreinte que Michel Rocard laisse sur la gauche, et sur la vie politique, ne se comprend pas isolément. Il s’inscrit, en effet, dans une mouvance large, caractérisée souvent comme la « deuxième gauche », qui englobe une grande part du syndicalisme d’origine chrétienne, avec la CFDT, et des courants socialistes qui se constituent dans les années 1960. Une forte volonté de renouveau s’exprime dans la génération socialiste et syndicale qui prend conscience d’elle-même dans l’opposition à la guerre d’Algérie et, bientôt, face à l’instauration de la République gaullienne.

Elle ne se reconnaît ni dans la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), alors passablement discréditée, ni dans un Parti communiste demeuré stalinien. Dissidents de la SFIO, déçus du communisme, jeunes syndicalistes étudiants et paysans, animateurs d’associations, intellectuels et hauts fonctionnaires, membres de clubs, comme le club Jean Moulin, tous cherchent à renouveler la gauche dans sa pensée, ses pratiques et ses structures.

Tradition mendésienne

Michel Rocard, militant déjà aguerri, entré à la SFIO en 1949, animateur du Parti socialiste unifié, avant d’en devenir son secrétaire national en 1967, se situe au croisement de ces débats, de ces expériences, de ces réseaux. Il retient l’attention de l’opinion, au-delà des cercles militants, pour la première fois au colloque de Grenoble en 1966, organisé autour de Pierre Mendès France, où il impressionne par le sérieux économique et sa volonté politique.

La tradition mendésienne, en effet, comporte tout un rapport à l’économie décisif pour comprendre le réformisme rocardien. C’est, avant toute préconisation technique, la conviction qu’on ne peut pas séparer les objectifs d’une politique économique et sociale des moyens pour les atteindre. Ne mettre en avant qu’une ambition sociale n’a pas de sens si les politiques mises en œuvre pour ce faire doivent échouer.

L’économie, si elle n’est pas une science exacte, a une consistance propre que la politique doit prendre en compte. C’est ce qui fait, chez Michel Rocard, considérer que le réel est un critère de la vérité. C’est le sens de la formule utilisée souvent, le « parler vrai ». C’est aussi le côté technocratique qui lui sera reproché à gauche, et que lui-même cultivera parfois.

Mais, ce n’est qu’un côté des choses. Dans la foulée de Grenoble, il lance un thème qui connaîtra un écho immédiat, celui de la décentralisation, avec l’appel à « décoloniser la province ». Il porte cette revendication, lui l’inspecteur général des finances, pionnier de la comptabilité publique, dans un projet d’ensemble, la conviction qu’il ne peut y avoir de transformation durable sans une démocratisation profonde la société et de l’Etat.

Sa critique du jacobinisme et de l’étatisme est, pareillement, une constante de son réformisme. Il y a là toute une culture, qui s’épanouit dans la CFDT au même moment, mais qui retrouve aussi une réflexion ancienne du mouvement socialiste sur la démocratie sociale, et qui irrigue la social-démocratie de l’Europe du Nord, dont Michel Rocard était un admirateur. Il a ainsi, toujours lié, dans sa démarche, à la question du « comment produire ? » celle du « comment vivre ? ».

« Réformisme radical »

C’est cette dualité – rigueur économique et volonté démocratique – que l’on retrouve dans les choix qui ont été faits et dans les incarnations successives du « réformisme radical » de Michel Rocard. L’équilibre est rompu dans le Parti socialiste unifié (PSU) de l’après-1968, où le déni du réel le conduit, avec ses amis, à rejoindre le Parti socialiste d’Epinay, grâce à Pierre Mauroy, attaché à favoriser la plus grande unité socialiste possible. Les différences de culture, cependant, s’y transforment en opposition entre la « première » et la « deuxième gauche ».

La rivalité avec François Mitterrand, pour la candidature à l’élection présidentielle n’y est, évidemment, pas pour rien. Mais sur le fond, les critiques des rocardiens tournent bien autour du rôle de l’Etat, que la majorité des socialistes installent au cœur de leur projet. Les risques qu’ils voient tiennent en deux grandes idées. L’Etat n’est pas fait, essentiellement, pour produire, la liberté d’entreprendre est essentielle pour une économie efficace, capable d’assurer une juste redistribution. La loi ne peut pas être la seule voie de la transformation sociale, des citoyens et des acteurs collectifs impliqués sont indispensables pour enraciner les réformes, la contractualisation en est un moyen. Cette conception, Michel Rocard, la défendra en appelant à construire « une société solidaire en économie de marché ».

Dans les conditions politiques quelque peu contraintes des années 1980, il n’a pas donné une pleine cohérence à son action. Mais il y a bien eu une manière rocardienne d’exercer le pouvoir, faite de respect de l’Etat de droit, de vertu, la négociation autour de la Nouvelle-Calédonie a été emblématique de ce point de vue.

Le revenu minimum d’insertion (RMI) et la contribution sociale généralisée (CSG) ont été deux réformes qui illustrent les deux versants modernes d’une redistribution sociale-démocrate. Le projet contractualiste, qui entend bâtir une société de dialogue est resté en pointillé, compte tenu des divisions syndicales, des réticences patronales et de la faible détermination du monde politique. Mais elle correspond toujours à une nécessité pour un pays qui aurait besoin de plus de coopération et de moins de divisions…

Michel Rocard et le courant d’idées qu’il a cristallisé s’inscrivent dans la chaîne des rénovateurs du socialisme démocratique. Forgé dans le contexte des années 1960-1970, le projet dépasse les conditions de sa naissance. Mais les transformations profondes intervenues dans une économie mondialisée, dans une société où les réalités sociales ont changé, l’enjeu écologique, la poussée des extrêmes droites, reposent inévitablement les problèmes de ce que doit être l’action publique à tous les niveaux.

Il n’est donc pas étonnant que Michel Rocard ait consacré ses dernières années à faire ce que doit être une régulation mondiale le centre de ses réflexions et de son action. Ne pas séparer la pensée de l’action a été son principe constant, réduire le plus possible l’écart entre les conditions de la conquête du pouvoir des conditions de son exercice, une de ses leçons.

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