Massacre du Hamas : ce que vous n’avez pas vu le 7 octobre

On pensait avoir tout dit sur l’équipée funeste des islamistes du Hamas. Encore fallait-il tout voir. Au début de l’automne dernier, l’ambassade d’Israël a convié journalistes et intellectuels à visionner les images récupérées sur les GoPro des tueurs. Dans cet article paru sur le site du magazine Vanity Fair, Roman Bornstein, co-directeur des études de la Fondation, propose un récit de cette projection.

Est-il bien prudent de donner l’adresse où l’ambassade d’Israël en France nous a donné rendez-vous pour cette séance très spéciale? La question ne se serait pas posée il y a quelques semaines. Entre-temps, on a vu comment un professeur d’histoire a été assassiné dans son collège d’Arras. On a constaté qu’il avait suffi qu’une chaîne Telegram indique l’horaire d’atterrissage d’un avion au Daguestan en provenance de Tel Aviv pour qu’une foule prenne d’assaut l’aéroport. On a visionné des vidéos de concitoyens prenant le temps d’interrompre leur trajet pour arracher des murs parisiens des feuilles placées là pour implorer les passants, en format A4, de ne pas oublier l’existence de leurs compatriotes retenus en otage à Gaza. On a vu la rixe orchestrée, à Los Angeles, à la sortie d’une projection de ces mêmes images. Comment les assaillants en avaient-ils obtenu l’adresse ?

On se limitera donc à dire que la scène se déroule par un de ces lundis après-midi sombres et poisseux dont les mois de novembre ont le secret, dans une salle devant laquelle, comme depuis des années au pied de tous les lieux associés aux Français juifs, factionnent en permanence des policiers.

C’est leur regard tendu qui accueille tous ceux qui ont reçu un SMS d’invitation, et surveille la ligne fébrile qui se forme. Le temps des contrôles de sécurité, on se dépêche d’échanger des nouvelles, on se hâte de faire un bon mot sur l’actualité, car chacun pressent bien que ces conversations badines n’auront plus leur place à la sortie.

« Tu ne crois pas, toi, que les mots suffisent à tout dire ? »

Il y a là des matinaliers qui comparent leurs cernes du jour et leurs invités du lendemain. De vieilles figures retirées des plateaux, qui rappellent qu’un journaliste ne prend jamais tout à fait sa retraite. Des polémistes dont la véhémence professionnelle nous fait déjà redouter ce qu’ils retiendront de ce qu’ils s’apprêtent à voir. On plisse les yeux, on tend le cou, pour s’assurer que, malgré sa ressemblance, cette femme blonde, au loin, n’est pas Marion Maréchal. On se rassure, avant de songer à ce que la plausibilité de sa présence dit de l’état d’avancement du basculement de l’ordre du monde, à Jérusalem comme à Paris, en ce lendemain d’une marche contre l’antisémitisme au cours de laquelle des nervis amnésiques de la Ligue de défense juive ont assuré la sécurité d’un cortège du Rassemblement national. Certains des présents se questionnent, d’ailleurs, sur la réalité du succès de cette marche de la veille. « J’avais l’impression de connaître tout le monde, non ? »

Il y a des professeurs qu’on interroge sur les réactions de leurs élèves au 7 octobre 2023, à Gaza, et on cherche avec eux à comprendre ce qui se cache derrière un silence et un refus du débat qui, à la réflexion, apparaissent peut-être encore plus troublants que les « Allah Akbar » entendus le samedi place de la République. « Je ne comprends pas de quoi ils ont peur. » Il y a enfin des universitaires qu’on entend, d’une voix douce, réfléchie, négocier avec eux-mêmes et s’interroger jusqu’au seuil de la salle de projection sur le sens de cette initiative et l’intérêt de leur présence. « Tu ne crois pas, toi, que les mots suffisent à tout dire ? »

On pénètre dans la salle en se débattant avec cette question. Ceux de Vassili Grossman suffisaient à décrire l’Enfer de Treblinka. Dans Shoah, Claude Lanzmann avait su raconter six millions de morts sans en montrer une seule. Mais que peuvent les mots d’aujourd’hui, engoncés dans des récits compactés en 280 caractères ? Que pèsent ces tweets de correspondants de guerre coincés entre un hashtag sur le possible transfert de Mbappé, un contenu sponsorisé pour une marque de maillots de bain, et un mème misogyne d’Elon Musk ? Que retient-on d’un témoignage interrompu parce que, vous comprenez, désolé, mais priorité au direct ? Qui, dans cette salle pourtant remplie de journalistes, peut encore citer la une du Monde au lendemain du 7 octobre ?

Et puis, déjà, on a observé ces derniers jours les marchands de doutes se mettre au travail. On les avait croisés une première fois à l’époque où ils étaient occupés à examiner la couleur des rétroviseurs de la voiture des frères Kouachi après l’attentat contre Charlie Hebdo. On les avait vu repeignant les casques blancs syriens en terroristes. Plus récemment, ils tentaient de reboucher de mensonges les fosses communes de Boutcha, en Ukraine. Et les revoilà au rendez-vous du chaos, prêts à faire sonner la petite musique du complotisme : le Mossad a laissé faire, forcément ; seul Netanyahou avait besoin d’un si grand nombre de morts, évidemment ; ce nombre est largement exagéré, c’est certain ; la majorité aurait été tuée par l’armée israélienne, c’est prouvé.

La colère froide d’un pays qui, faute d’être cru sur parole, a dû se résoudre à exposer ainsi ses cadavres

À peine assis, quelques-uns cherchent déjà une excuse pour déguerpir : « J’ai un cours après, je ne pourrai pas rester jusqu’au bout. » On pourrait s’épargner ce bourbier. Se contenter de répéter ce qu’ont vu d’autres journalistes. Se limiter, comme tant d’autres imprudents, à relayer des traductions automatiques de tweets locaux dont on ignore la source. Accepter, pour jauger les faits, de faire la synthèse des accusations de Tsahal et des dénégations du Hamas, de trier dans les biais concurrentiels d’Al Jazeera et d’I24, et de déchiffrer la confusion des résumés de Laurence Haïm. Mais, en consacrant notre vie professionnelle au recueil ou à l’analyse de l’information, n’avons-nous pas, tous autant que nous sommes dans cette salle, passé un pacte avec la violence du monde, qui nous oblige à ne détourner le regard devant aucune de ses itérations ? Le sens de notre présence nous est peut-être finalement donné par notre voisin de projection qui, en s’asseyant sur son siège, relate la question posée la veille par sa fille de dix ans : « Mais comment tu le sais, que les images sont vraies ? »

Un porte-parole israélien s’empare d’un micro pour préciser leur provenance. Sa voix est mal assurée, sans qu’on sache très bien si son hésitation traduit un français rudimentaire ou sa gêne d’être là. Il nous remercie d’être venus, mais on perçoit bien, au fond, qu’il nous reproche d’avoir eu à nous inviter. La colère froide d’un pays qui, faute d’être cru sur parole, a dû se résoudre à exposer ainsi ses cadavres en vitrine.

Les images, nous explique-t-il donc, viennent de plusieurs sources. Des GoPro, conçues pour flatter le narcissisme des amateurs de sports extrêmes, et récupérées ici sur les dépouilles des hommes du Hamas. La vidéosurveillance des villes et kibboutz, vendue comme la solution miracle à la criminalité, réduite comme souvent à un rôle de témoin pixélisé et impuissant. Les caméras de tableaux de bord de voitures, installées là pour trancher des conflits entre compagnies d’assurances, et aujourd’hui pièces à conviction d’une tuerie de masse. Les images filmées au téléphone par des victimes attendant de savoir qui de la police ou de la mort parviendrait jusqu’à elles en premier. Et, enfin, celles réalisées par des secouristes qui, arrivant sur place, ont compris qu’ils n’avaient plus personne à y sauver, à part peut-être la vérité.

Est-ce pour nous signifier qu’il ne s’agit pas d’une séance de cinéma, ou a-t-on simplement voulu nous faciliter la prise de notes ? La projection démarre, mais les lumières ne s’éteignent pas. Peu importe, l’obscurité s’installe d’elle-même.

La carte topographique d’une journée dont les reliefs mouvants sont ceux des cadavres qui s’accumulent

Un cortège funèbre et euphorique s’élance. Des hommes nous embarquent avec eux dans un pick-up qui traverse sans heurts la barrière de sécurité de Netanyahou. Cet homme obsédé d’histoire, qui avait un jour assuré d’un air inspiré avoir pour seule ambition de passer à la postérité comme le protecteur d’Israël, avait vendu cette barrière à ses électeurs comme une forteresse technologique imprenable. Soixante-cinq kilomètres de long, 140 000 tonnes de fer, un milliard de dollars, pour finalement bâtir une ligne Maginot équipée du wifi. Un Marc Bloch israélien fera un jour le récit de cette étrange défaite-là. On imagine le sort qu’il réservera à ce Premier ministre dont toute la vie politique s’est apparentée à une course œdipienne pour sortir de l’ombre de son frère aîné, Yoni, mort en menant à Entebbe en 1976, aux confins de l’Afrique des grands lacs, une opération de libération d’otages dont l’audace avait tant fait pour l’aura d’invincibilité de l’armée israélienne. Celle-là même dont la légende s’achève ici, sous son commandement défaillant, alors que, dans le nuage de poussières formé par l’impact des balles qui les traversent, défilent les images de premiers civils exécutés dans un fossé.

La suite des séquences dessine la carte topographique d’une journée dont les reliefs mouvants sont ceux des cadavres qui s’accumulent, et sur laquelle nous nous déplaçons heure par heure, mort par mort, au rythme des hommes du Hamas en investissant chaque recoin.

Au bord d’une autoroute, en contrebas d’un sentier, à un carrefour, sur un rond-point, dans un parking, sur une avenue, le long d’un trottoir, sous un abribus, au milieu d’un champ, au pied d’un arbre, sous un buisson, à l’intérieur d’une benne à ordure, dans des toilettes publiques. Dans, derrière et sous une voiture. À l’arrière d’un van. Sur une moto. Dans un abri, à la grille d’un kibboutz, au seuil d’un jardin, sur un patio, sous le porche d’une maison, dans un salon, sous une table, dans un placard, une buanderie, une salle de bain, une suite parentale, une chambre d’enfant, un berceau de nourrisson. De l’espace public jusqu’à l’ultime frontière de l’intimité, la caméra et la mort s’immiscent partout. Il est encore tôt. Elles surprennent des parents nus, et des bébés en pyjama. Des jeunes finissant une fête, et des vieillards commençant leur journée. Un père préparant son petit déjeuner, et des ouvriers agricoles allant au travail. Un inconnu traitant ses emails, et une puéricultrice ouvrant une crèche.

Si tous les cadavres aux visages floutés se ressemblent, on devine que chaque mort a été singulière. Elle est venue de loin ou à bout portant, a été donnée par un commando ou en tête-à-tête, au hasard d’une grenade ou avec la méticulosité d’un coup de grâce. Elle a fauché des groupes entrelacés et rattrapé des proies esseulées. Elle s’est arrêtée là pour certains, ou s’est acharnée pour d’autres. Montées avec un infini souci de pudeur, les images disent les secondes décisives de ces vies qui s’achèvent. Il y a ceux qui ont été abattus sans avoir rien vu de la mort qui les approchait par derrière, et ceux qui ont à peine eu le temps de reconnaître les hommes du Hamas sous les uniformes volés aux dépouilles des soldats de Tsahal. Ceux qui ont été fauchés dans leur fuite, à quelques enjambées seulement de la palissade qui allait les mettre à l’abri, et ceux qui s’espéraient en sécurité. Ceux qui sont restés prostrés, et ceux qu’on a forcés à s’agenouiller. Ceux qu’on a exécutés à la volée, sans s’y arrêter, et ceux qu’on a d’abord ligotés. Ceux qui se sont sacrifiés pour leurs enfants, et ceux pour qui personne n’a rien pu faire. Les soldats en armes qui ont eu une chance, et les civils à qui on n’en a laissé aucune. On croise furtivement le regard halluciné de ceux qui avaient compris, et on entendra sans doute pour longtemps encore les pleurs, les cris de révolte et les vaines suppliques de ceux qui s’y refusaient. À quel moment ont-ils su ? On pense et on se raccroche à Philippe Gerbier, le combattant condamné de L’Armée des ombres, à qui Joseph Kessel offre, sur le pas de tirs au fond duquel des SS s’apprêtent à le fusiller, cette méditation en forme d’ultime refuge : « Si je n’y crois pas jusqu’au dernier instant, jusqu’à la plus fine limite, je ne mourrai jamais. Quelle découverte. »

Crépitement des cendres

Et puis il y a parfois, autre découverte, plus perturbant que les mises à mort. Cette figure armée qui s’avance vers une maison encore endormie, et devant laquelle trône une balançoire. La supplication dans la voix de cet enfant, pas même collégien, dont une grenade vient de tuer le père et d’éborgner le petit frère. Il réclame sa mère à un homme du Hamas, qui se détourne pour saisir une bouteille de Coca dans le frigo familial. Ce téléphone, abandonné sur la table d’une cuisine, qui sonne sans plus personne pour y répondre. Le crépitement des cendres au travers desquelles se distingue encore la forme d’une famille enlacée. Cette rivière de sang, épaisse, coagulée, qu’on remonte, le long d’un couloir carrelé, sans qu’on nous laisse en voir la source. Ces instants irréels où la spirale meurtrière s’interrompt, le temps d’arracher aux cadavres des téléphones, des vélos, des clés de scooters, de voitures, de tracteurs. Ces corps qu’on embarque, vivants, morts, ou à la lisière des deux, à l’arrière d’une moto, d’un pick-up ou d’une voiture de golf. Le son du oy vavoy, cette lamentation millénaire que le yiddish réserve aux plus grands malheurs, qui ressurgit d’emblée, en boucle, tel un écho désespéré issu du tréfonds des traumatismes de ce qui reste des juifs à l’est de l’Europe, dans la bouche de ce soldat des forces spéciales découvrant l’espace bar d’un festival transformé en marais sanguinolent. Il implore une fois, cinq fois, dix fois, pour l’éternité, à un survivant imaginaire de se signaler au milieu d’une pile désordonnée de corps désarticulés. Robert Badinter rappelle souvent que les morts nous écoutent lorsque l’on parle d’eux. Qui serait capable d’écouter ce que ceux-là nous diraient s’ils pouvaient nous répondre ?

Il faudrait pourtant savoir y prêter attention. Les victimes connaissent des vérités que ceux qui les pleurent feraient mieux de ne pas enterrer avec elles. Sans ces images, sans ces sons, elles seules pourraient nous dire que la mort n’avait pas ce jour-là le visage de la haine qu’on imagine, mais celui d’une joie qui ne peut se concevoir. Les survivants du 13 novembre 2015 avaient témoigné de la froideur mécanique, silencieuse, avec laquelle le commando de Daesh avait procédé. Ceux du 7 octobre 2023 devront tenter de retranscrire l’euphorie assourdissante de leurs bourreaux. Celle de ces deux hommes qui, slalomant en moto entre des corps étendus sur l’asphalte, fêtent la mort avec les hurlements d’adrénaline d’un athlète célébrant son exploit. Celle d’un troisième, qui prend le temps d’interrompre son odyssée meurtrière pour appeler ses parents, trop impatient pour attendre de leur annoncer qu’il a déjà tué « dix juifs de [s]es propres mains ». Celle encore de ces dizaines, de ces centaines d’autres qui, voyant arriver à l’arrière d’une Toyota blanche les macchabées empilés que le retour du Hamas dans Gaza offre à la vindicte joyeuse, profitent de l’embouteillage créé par leur voyeurisme agglutiné et rigolard pour se rapprocher, les encercler, les filmer d’une main, et les gifler de l’autre. L’Histoire est casanière : face au mal d’Eichmann, Hannah Arendt avait posé à Jérusalem l’hypothèse bancale de sa banalité. Face à celui du Hamas, cent kilomètres à peine plus au sud, quelqu’un devra expliquer la réalité palpable de son hilarité.

Faudrait-il croire que la décapitation de travailleurs immigrés thaïlandais s’intègre à la lutte pour un État palestinien ?

Tout au long de cette litanie, la salle plonge dans un mutisme atterré. Est-ce par souci de ne pas perdre le fil, ou simplement un prétexte pour dérober son regard quelques instants ? Certains se raccrochent aux trois feuillets que les organisateurs israéliens ont mis entre nos mains, et qui contiennent la traduction des propos entendus à l’écran. Ils s’y plongent et s’y perdent, l’air soucieux, feignant de croire que la clé de compréhension de l’insensé pourrait se loger dans les sous-titres. Presque tous regardent défiler les séquences la main posée sur la bouche, comme pour dissimuler à eux-mêmes et aux autres le cri qui marquerait la frontière au-delà de laquelle ils refusent d’aller. L’esprit peut après tout imaginer beaucoup de choses, mais probablement pas anticiper sa réaction à la vue de cet ouvrier asiatique au maillot de football déjà ensanglanté, glissant trop lentement vers l’inconscience, que deux hommes se disputent le privilège de pouvoir décapiter à la pelle. Quitte à se souiller encore davantage la rétine en y parcourant au passage les images que les monteurs ont estimé trop dégradantes pour les diffuser, il a fallu retrouver cette séquence au fond d’une boucle Telegram israélienne afin de pouvoir en faire le décompte précis : invoquant scrupuleusement la grandeur d’Allah à chaque tentative, ils s’y reprennent à neuf fois.

« Non ! », crie un journaliste du service public. Faut-il s’étonner que le premier à céder devant ce tutoriel de décollation a vécu dans sa chair la spirale terroriste des derniers mois de l’Algérie française, et débuté sa carrière comme correspondant de guerre dans le Cambodge pré-génocidaire ? Peut-être est-ce parce qu’il sait, lui aussi, certaines de ces vérités que nous avons la chance de ne pas connaître qu’il brise un instant, dans une rébellion avortée, le silence que la salle s’imposait jusque-là. Le cri étouffé qu’il laisse échapper en se contorsionnant sur son siège, ce seul mot suffit à briser la torpeur voyeuriste qui s’installe.

On voudrait détourner le regard avec lui. Sauver ce qui, de la dignité des victimes et de nos illusions sur leurs bourreaux, peut encore l’être. Peut-être plus simplement, plus égoïstement, se préserver. On devrait pourtant, avec le temps, être habitués. Car malgré les efforts du Hamas, ces images sont en réalité d‘une affreuse banalité. Ces ombres armées, leur barbe drue et moustache rasée, leur front orné d’un bandeau coranique, leurs appels à instaurer partout la loi de Dieu, sont devenus des figures aussi familières que les « Allah Akbar » qui scandent leurs exécutions. Partout où le jihadisme opère depuis 1979, derrière toutes les causes qu’il usurpe, les prétextes qu’il se donne et les excuses qu’on lui trouve, il a produit ces scènes et ces supplices. On plonge dans les souvenirs et les traumatismes accumulés au gré de ces séquences saturées par le grain fatigué des vieilles VHS ou la netteté cinématographique des derniers iPhones, dans les montagnes afghanes et les collines bosniaques, les villages algériens et les dunes sahéliennes, le désert syro-irakien et les archipels sud-asiatiques, des églises nigérianes et une synagogue danoise, des temples égyptiens et des mosquées pakistanaises, des communautés yézidis et une foule alévie, un musée tunisien et des marchés camerounais, une épicerie casher et un centre commercial nairobien, un mariage jordanien et une messe catholique, une école juive toulousaine et une université chrétienne kényane, un aéroport turc et des trains madrilènes, des bus londoniens et un métro belge, une rue suédoise et un RER francilien, un immeuble de bureaux et une rédaction satirique, un restaurant somalien et un café marocain, des palaces indiens et une salle de concert parisienne : on peine à voir ce qu’il y aurait de différent dans un kibboutz israélien. On opposera, bien sûr, la cause palestinienne. Mais faudrait-il croire que la décapitation de travailleurs immigrés thaïlandais s’inscrit dans ce combat-là ?

Ces images ont au moins ce mérite : on peut, d’un même regard, se noircir l’âme et s’éclairer l’esprit. On les fixe en s’interrogeant, avec ambivalence, sur leur confidentialité. On espère leur effet sur ceux qui pourraient découvrir qu’ils ne se trompent pas de combat, mais de combattants. On anticipe la réaction de ceux qui s’empresseraient d’alimenter leur déni et de nourrir celui des autres pour zoomer sur un cadavre pas assez mort, du sang pas assez rouge, et dénoncer une manipulation. On croit mollement à la chance de créer un début d’empathie, mais on pressent nettement le risque d’un aller sans retour vers la vengeance, d’une fracture définitive avec l’avenir, et on se demande ce que nous aurions su construire s’il y avait eu, en juin 1944, des caméras de surveillance dans l’église d’Oradour-sur-Glane.

Murmures hésitants

Après quarante-huit minutes, la projection se termine et la course-poursuite contre le néant laisse place à l’immobilité de ces rangées de sacs mortuaires blancs. Leur régularité trahit l’intervention d’une délicatesse soucieuse et, dissimulées sous des draps, les ruines reprennent forme humaine. Le bûcher des innocents semble consumé, et on pourrait croire, l’espace d’un instant, que la mort s’en tiendra là. Mais leur ressemblance est trop frappante pour ne pas les méprendre, tant ils les annoncent, pour ceux des civils de Gaza venus depuis les rejoindre, comme prévu, comme voulu, au bilan du 7 octobre.

Un des organisateurs israéliens se propose de répondre à des questions, mais la salle se vide d’un seul mouvement, comme s’il ne fallait pas prendre le moindre risque d’être encore présent pour la projection suivante. Les bavardages interrompus avant d’entrer dans la salle ne reprendront pas, et il ne se dit pas un mot de plus que nécessaire. Où aller ? Il règne, sur le trottoir, quelque chose de l’indécision embarrassée d’une sortie de cimetière. Le vrai mérite de cette projection collective et confidentielle apparaît finalement ici, dans les murmures hésitants des premiers commentaires : ne pas être laissés seuls, après ces visions, avec notre effroi et nos téléphones.

On s’éloigne, les oreilles encore saturées d’étranges acouphènes, en repensant à la façon qu’avait Amos Oz de comparer le conflit israélo-palestinien à une tragédie théâtrale. Le romancier israélien expliquait que l’issue de ce drame, dans lequel chacun a le droit pour soi et où tous devront inévitablement faire de douloureux compromis, serait à choisir entre Shakespeare et Tchekhov. «Dans une tragédie de Shakespeare, disait-il, la dernière scène est jonchée de cadavres. Dans une tragédie de Tchekhov, tout le monde est malheureux, amer, désabusé et mélancolique, mais vivant. »

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