En cette rentrée 2023, la Fondation lance un nouvel observatoire, intitulé « Marques, imaginaires de consommation et politique ». Raphaël Llorca et Benoît Heilbrunn, ses deux codirecteurs, reviennent sur la nécessité de croiser ces enjeux dans un travail d’analyse et livrent les premières pistes de réflexion dans cette note inaugurale.
À la fin des années 1960, dans son ouvrage consacré à l’analyse structurale du vêtement féminin tel que décrit par les journaux de mode1Roland Barthes, Système de la mode, Paris, Seuil, 1967., Roland Barthes fait cette remarque, en passant : « L’origine commerciale de notre imaginaire collectif ne peut plus faire de mystère pour personne ». Ce qu’il pressentait alors n’a eu de cesse de se confirmer depuis : les marques commerciales produisent des imaginaires de consommation qui dépassent de loin la seule sphère économique et commerciale. L’alimentation, le voyage, le sport, la décoration intérieure ou encore l’amour, l’amitié et la famille : pas une seule dimension de la vie quotidienne ne fait l’objet de discours de marques associés. En fondant nos manières de vivre et de penser, les marques sont aujourd’hui à l’origine d’une large part de notre imaginaire collectif : c’est en cela qu’elles revêtent une dimension politique, largement méconnue de la part de nos dirigeants. L’écrasante majorité d’entre eux ne voient ni la dimension politique de la consommation, ni le rôle structurant que jouent aujourd’hui les marques dans la Cité. C’est d’abord pour pallier ce manque que nous avons décidé de nous structurer en observatoire au sein de la Fondation Jean-Jaurès. Si nous devions en justifier l’appellation, nous dirions brièvement : les marques bâtissent des imaginaires de consommation qui produisent des effets politiques. C’est cet entrelacement entre des acteurs (les marques), un phénomène (la consommation), une grille de lecture (les imaginaires) et une verticale thématique (le politique) que nous proposons de penser.
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Abonnez-vousLes marques et la consommation comme objets politiques
La sphère de la consommation s’est à ce point élargie qu’elle couvre aujourd’hui la plupart des dimensions de la vie sociale, intime et politique. À la fois glorifiée et maudite, elle est pourtant un véritable impensé de notre société. Sa sur-présence dans notre vie quotidienne occulte paradoxalement sa quasi-absence du discours social et politique. Alors qu’elle structure aujourd’hui les relations sociales, on la réduit trop souvent à des questions d’achat, de soldes ou de promotions. L’obsession d’un discours strictement politicien pour le pouvoir d’achat traduit l’absence d’une réflexion collective et citoyenne sur un système de consommation dont nous savons tous qu’il doit être transformé. La consommation n’est pas un objet clairement identifié, si bien qu’on la réduit trop souvent à des logiques d’optimisation et de guerre de prix. En ne la prenant pas comme objet de réflexion, de dialogue et de débats, on occulte le sens et la valeur qu’elle a acquis depuis le XVIIe siècle. Or la consommation n’est pas qu’une vaste foire des marchandises gorgées de sens par un capitalisme des images avide et cynique. Consommer, ce n’est pas seulement acheter, mais aussi louer, prêter, collectionner, réparer, donner, jouer, utiliser, se priver, vendre, jeter, exhiber, etc.
L’extension de la consommation à l’ensemble des sphères du monde social et culturel nous enjoint d’en faire un objet politique. Mais force est de constater que ni la philosophie, ni les sciences sociales n’ont vraiment pris le monde marchand – et a fortiori la consommation – au sérieux, et ce notamment dans la tradition française. Pour repenser et reconstruire notre système de consommation, qui n’est qu’un effet ou un miroir des relations sociales, il est important que les acteurs des sciences sociales s’emparent de cette question.
La classe politique, quant à elle, doit prendre conscience du poids du discours des marques dans la fabrique des imaginaires politiques contemporains. Par nature, le monde politique et le monde marchand se sont toujours adonnés à une bataille des imaginaires – à la conquête des votes pour le premier, des ventes pour le second. Jusqu’à présent, les deux évoluaient séparément, chacun dans leur couloir ; la nouveauté, c’est qu’il y a immixtion réciproque. D’un côté, l’imaginaire politique est venu s’immiscer dans le monde marchand : quand Renault proclame son « ode à la France », quand Heetch cherche à donner une autre vision de la banlieue, ce sont autant d’incursions de la part de marques commerciales sur des territoires qui étaient, jusqu’il y a peu, sous la domination symbolique du champ politique. De l’autre côté, l’imaginaire marchand est venu envahir le monde politique : quand la droite nationaliste et l’extrême droite utilisent les discours publicitaires pour pourfendre le progressisme, comme dans le cas de Bud Light ou de Barilla par exemple, ou quand Marine Le Pen colle aux pratiques de Leclerc pour s’ériger en « candidate du pouvoir d’achat », ce sont autant de façons d’utiliser les marques et la consommation comme de nouvelles armes d’influence politique. C’est cette nouvelle donne que l’Observatoire se donne pour mission d’étudier.
Deux objectifs : penser et agir
Penser
Proposer une approche intégratrice de la consommation qui prenne en compte le point de vue des différents acteurs. Plutôt que de se nourrir d’une dialectique factice entre des entreprises prédatrices et des consommateurs victimes qui occulte les questions de fond, il s’agira de confronter les analyses de l’offre (fabricants et distributeurs) à travers le prisme de la marque et des consommateurs (qu’à défaut d’une autre terminologie nous serions tentés d’appeler les citoyens ou les habitants). Car il s’agit véritablement de penser et d’influer les façons d’habiter le monde à travers les pratiques de consommation.
Systématiser et crédibiliser l’étude des marques comme acteurs politiques. Dans la mesure où leurs discours ont une influence sur la teneur du débat public, et que leurs prises de parole ont des effets sur la façon d’aborder les grandes tensions et préoccupations des Français, les marques disposent d’une réelle « responsabilité narrative ». Dès lors, le discours des marques doit être compris, analysé et interprété comme un authentique discours politique.
Prendre au sérieux la question des représentations et la façon dont se structurent les imaginaires de la consommation : quelle est la structure onirique inhérente, quels sont les idéaux, quelles sont les aspirations, les envies de changement ? Cette dimension est fondamentale car elle peut permettre de d’explorer et de proposer une utopie de la sobriété qui ne soit pas réduite à la question du sacrifice, de la privation et de l’austérité. C’est en comprenant et en structurant les imaginaires qu’il sera possible de refonder un projet politique post-consumériste.
Réconcilier les sciences humaines et sociales, la littérature et la philosophie avec la question de la consommation. Penseurs et écrivains ont beaucoup à nous dire et à nous apprendre sur les objets du quotidien. À ce titre, l’Observatoire mettra à profit les principes du Bauhaus qui consiste à croiser les regards en faisant travailler ensemble des disciplines différentes et complémentaires pour créer des systèmes de résonance.
Agir
Proposer des méthodes pour penser et pouvoir agir sur la consommation. La plupart des études portent en France sur la dimension attitudinale de la consommation, ce que les gens pensent et ressentent. Trop peu se concentrent sur les pratiques qui sont pourtant fondamentales pour pouvoir comprendre ce que font les gens et pour pouvoir les infléchir dans un sens que l’on estime plus juste, plus équitable, plus soutenable, bref plus vertueux. La pensée française est passée à côté de la culture matérielle qui existe pourtant comme un champ prolixe et fécond dans les pays anglosaxons avec ses revues et auteurs de références. Prendre la culture matérielle au sérieux est la seule façon de pouvoir comprendre et infléchir notre système de consommation.
Être force de propositions pour influer sur les décisions politiques et économiques au niveau français et européen en proposant des idées, des mesures et des réglementations. L’objectif est d’agir pour faire évoluer notre système de consommation dans un sens qui permette de réduire les phénomènes d’exclusion, de renforcer l’accès à des biens essentiels (santé, éducation, alimentation saine, etc.) et d’induire une évolution des pratiques de consommation dans un sens permettant de prendre en compte les contraintes (la raréfaction des ressources, l’augmentation du prix des énergies).
Devenir une voix et un acteur sociétal de référence pour combattre la léthargie des acteurs sociaux qui se complaisent dans un blanchiment communicationnel du sens et des responsabilités pour mieux évacuer la nécessaire transformation du système de consommation qui nous incombe tous désormais.
Premières pistes de travail
Le 15 septembre paraîtra un essai de Raphaël Llorca intitulé Le roman national des marques. Le nouvel imaginaire français2Raphaël Llorca, Le roman national des marques. Le nouvel imaginaire français, Paris / La Tour-d’Aigues, Fondation Jean-Jaurès / L’Aube, 2023.. Il s’agit d’un travail sur la façon dont les marques se sont emparées des imaginaires nationaux et se sont réapproprié le discours sur la France (son identité, ses valeurs, ses lignes de fractures). Une conférence-débat se tiendra dans les locaux de la Fondation Jean-Jaurès le 19 septembre à 18h30, animée par Jérémie Peltier et Benoît Heilbrunn.
De son côté, Benoît Heilbrunn publiera début 2024 un essai sur Le mythe du pouvoir d’achat. L’ouvrage décortiquera le mythe du pouvoir d’achat en montrant pourquoi il est un véritable poison dans le discours politique, économique et social.
Dans les prochains mois, l’Observatoire entend s’entourer d’experts, de chercheurs ou d’écrivains pour se saisir de plusieurs thématiques, parmi lesquelles : le populisme consumériste, l’activisme désinformationnelle, le rôle des objets dans la littérature, le complotisme dans la consommation, la récupération de l’idéal olympique par les marques, etc.
- 1Roland Barthes, Système de la mode, Paris, Seuil, 1967.
- 2Raphaël Llorca, Le roman national des marques. Le nouvel imaginaire français, Paris / La Tour-d’Aigues, Fondation Jean-Jaurès / L’Aube, 2023.