Mali : retour sur l’élection présidentielle de 2018

Suite à la réélection du président sortant, Ibrahim Boubacar Keita, en août 2018, François Backman, consultant, revient sur le déroulement de la campagne électorale et porte un regard sans complaisance sur le débat et les rapports de force politiques qui prévalent au Mali face aux nombreux et difficiles enjeux auxquels est confronté le pays.

Point besoin d’être grand clerc pour savoir – les rumeurs comme quoi Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) briguerait un second mandat allant bon train – que celui-ci avait de très grandes chances d’être réélu. Point besoin non plus d’être un analyste particulièrement avisé pour comprendre que cette élection ne passionnerait pas les Maliens.

Malgré la crise multidimensionnelle que connaît le pays, celle-ci n’étant pas uniquement sécuritaire ni même cantonnée à la question du « nord » et du centre, tout le monde voulait aller aux urnes. De l’opposition – dont la seule stratégie audible était un « Tout sauf IBK » – au pouvoir désirant rassurer et asseoir une légitimité ébranlée, en passant par les pays ouest-africains souhaitant un Mali donnant des gages, jusqu’à une communauté internationale raisonnant en termes essentiellement sécuritaires, tout le monde attendait le match retour de 2013 opposant IBK et Soumaïla Cissé. Ce fut le cas.

Les lignes qui suivent traitent de certains aspects de l’élection des 29 juillet et 12 août 2018 pour ensuite tirer quelques enseignements pour l’après.

Revenons d’abord très rapidement sur la situation des Maliens à la veille de la campagne. Selon l’ONU, environ un quart de la population (4,6 millions de personnes) était touché par l’insécurité alimentaire et plus d’un million et demi avait besoin d’une aide d’urgence en la matière. Rappelons également qu’en termes d’indice de développement humain, le Mali se classe à la 184e place sur 197 pays. Les problèmes de nourriture restaient déjà l’année passée la première préoccupation des populations, suivis par la santé, la pauvreté, l’eau et le chômage. Plus des deux tiers des Maliens jugeaient négativement la performance du gouvernement sur ces questions et pointaient par ailleurs l’incapacité des dirigeants à réduire la fracture existant entre « riches et pauvres ». On est ici dans le réel et le quotidien, loin des longues tirades de meeting et des classements du Doing Business.

En outre, l’opinion malienne, logiquement préoccupée avant tout par le quotidien, semble quelque peu éloignée des thèmes agitant le microcosme politique et les acteurs internationaux. Ainsi fin 2017, plus de huit Maliens sur dix avouent n’avoir aucune information sur les accords d’Alger, et près de la moitié sur le G5 Sahel.

Une campagne électorale qui ne fut pas à la hauteur

Disons-le d’emblée, la campagne électorale, d’un classicisme désespérant, n’était objectivement pas à la hauteur des problèmes structurels du Mali (État faible, prééminence de Bamako, corruption et clientélisme, rôle et place de l’armée, fonction publique déficiente, justice anémiée, services publics et infrastructures plus qu’insuffisants, etc.), amplifiés par la crise (poids de plus en plus prégnant de l’économie grise, insécurité grandissante, affrontements intercommunautaires, application problématique des Accords d’Alger, déscolarisation massive dans certaines régions, etc.).

Cette campagne s’est globalement résumée à un positionnement pour ou contre IBK. Boua Ka Bla (le vieux doit partir) ou Boua Ta Bla (le vieux doit rester), pouvait-on entendre. Certes, on a pu voir, au cours de traditionnelles tournées savamment orchestrées, les principaux candidats aller dans les villes et villages entonnant l’air du « je vous ai compris, je connais vos difficultés », mais cela ne suffisait guère à convaincre, une fois le cortège passé et ses petits cadeaux récoltés.

Il ne suffit pas de parler des problèmes et de proposer des solutions, plus ou moins abouties, pour convaincre. En matière de communication politique et de connexion aux attentes, la classe politique malienne doit encore apprendre à tisser sa natte tout seule, pour reprendre une formule de Joseph Ki-Zerbo. Toute la campagne traduisait un manque de préparation et une déconnexion qui n’étonnera malheureusement guère vu la manière dont fonctionne le monde politique malien. Un monde que la population, même si elle reste attachée à la démocratie, n’écoute plus, un monde profondément décrédibilisé.

Quand on regarde le parcours des vingt-trois concurrents d’IBK au siège de Koulouba, on retrouve un nombre impressionnant d’anciens ministres et d’ex-candidats à la magistrature suprême. Peu de renouvellement donc ; le microcosme politique continue de fonctionner en vase clos.

Le syndrome Macron ayant encore frappé, quelques-uns s’imaginaient que leur relative jeunesse et une image de winner suffirait avec une campagne éclair. C’est oublier que le Français avait fait un travail de fond (et levé des fonds !) et qu’il était entouré d’une équipe de personnes compétentes et non par les traditionnels courtisans. C’est oublier qu’on est au Mali. Le cas de Moussa Mara, ex-Premier ministre d’IBK, est assez emblématique de ce cas de figure, même s’il ne poussera pas jusqu’au bout sa candidature.

Ainsi a-t-on pu voir certains, à l’instar de Mamadou Igor Diarra, ancien ministre d’IBK, jouer au retour de l’enfant prodigue en présentant un projet peut-être audible pour les institutions financières mais pas pour les Maliens. Même chose pour Cheick Modibo Diarra. Là encore, on a beau se présenter comme ex-responsable de Microsoft Afrique ou de la Nasa, et vanter son expérience d’ancien Premier ministre, cela n’est finalement qu’anecdotique si l’on veut convaincre suffisamment d’électeurs. D’autres, enfin, comme Aliou Boubacar Diallo, jouaient la carte du chef d’entreprise fortuné et dynamique avec des projets plein la tête.

Que dire de la pléthore de petits candidats sans stratégie claire et déclinée, sans aucun projet parlant, se déclarant au dernier moment, espérant marchander quelques futurs postes ou montrer qu’ils existent encore ? Épiphénomènes. Trop de candidats et pas assez de leadership, notait un analyste…

Quant à l’adversaire numéro un, Soumaïla Cissé, à la tête d’une coalition quelque peu hétéroclite, lors de son discours d’investiture de la mi-mai 2018, il dresse l’image d’un « pays à l’agonie (…), spectateur de son destin (…) pouvant, à tout moment, sombrer dans le chaos ». Il dénonce « une gestion clanique, inapte et inefficace, sur fond de corruption partisane et de gouvernance délétère », s’engage à « tenir (s)a famille à l’écart de la gestion de l’État » pour proposer un projet finalement assez vague, couronné par un slogan en mode Obama-Sarkozy : « Ensemble, restaurons l’espoir ». Mais où était l’espoir pour le Malien « de base » ? Sûrement pas dans les discours des uns ou des autres.

Face à un président en place, attirer les foules, faire le tour des chancelleries ou des conseillers Afrique occidentaux, rechercher l’onction de la France, de la Côte d’Ivoire, voire de l’Algérie, ne suffit pas. Même chose pour les visites de foyers et la rencontre des diasporas d’Abidjan à Montreuil. Diasporas qui d’ailleurs votent peu. Dépenser quelques dizaines de milliers d’euros pour des public relations en mode toubab et décrocher des articles ou interviews dans des périodiques « africains », non plus. Et ce n’est pas parce que l’on débourse quelques centaines de millions de francs CFA pour remplir des stades, couvrir Bamako d’affiches, et fournir tee-shirts, gadgets et autres subsides aux supposés sympathisants, que l’on sera élu. Croire que la jeunesse votera pour son camp parce qu’on lui donne des concerts avec des rappeurs célèbres, c’est se leurrer, même si cela reste une étape quasi-imposée. Même chose pour les « deals » passés avec divers leaders religieux.

Pourtant, Soumaïla Cissé avait été rejoint fin juin 2018 par les Collectifs de défense de la République de Ras Bath. Animateur de radio extrêmement populaire parmi la jeunesse, fils d’un ancien ministre d’IBK se présentant lui aussi à l’élection, Ras Bath, virevoltant rasta quadragénaire, était censé apporter dynamisme et envol à la campagne. L’image d’un Soumi champion soutenu par l’un des hérauts de la jeunesse malienne, dans une optique IBK dégage, cela pouvait fonctionner, se disaient certains. Mais combien de jeunes de ses meetings ou de ceux d’IBK étaient inscrits sur les listes électorales et allaient se rendre aux urnes ? Cette alliance de circonstance traduisait symboliquement le déficit de proximité du monde politique et des gouvernants à l’égard de leur jeunesse et surtout l’absence de réponse à ses difficultés.

En résumé, il manquait un étage à la fusée Cissé, et surfer sur le « Tout sauf IBK » et le « Moi ou le déluge » s’avérait quelque peu risqué.

Du côté du pouvoir, certains partisans du président, eux aussi quelques peu déconnectés, rêvaient d’une élection Tako Kélé (un coup KO) avec une victoire dès le premier tour, à la manière d’Alpha Condé ou d’Alassane Ouattara. C’était surtout ne pas se rendre compte que la population n’était pas particulièrement derrière son président et que les ratés de sa gouvernance avaient laissé des traces profondes, notamment dans la gestion des problèmes du quotidien comme on l’a rapidement évoqué. Tout cela se déroulait sur fond de Mali bashing dans la presse internationale sans que cela ne semble nullement troubler l’équipe au pouvoir, nombre d’analystes faisant d’IBK un président « lymphatique », « roi fainéant » en mode sahélien, au bilan désastreux.

La tâche n’était donc pas nécessairement aisée pour le sortant. Mais, secondé par son Premier ministre Soumeylou Boubèye Maïga, au cours d’une campagne clef en main, qu’on aurait d’ailleurs pu retrouver quasiment mot à mot dans nombre d’autres pays, IBK a su prendre l’avantage. Lors de l’annonce de sa candidature (28 mai 2018), se plaçant au-dessus de la mêlée, il se présente comme disposant d’un bilan et évoque la difficulté de la tâche. Il reconnaît à demi-mot que son mandat n’est pas exempt de tout reproche et affirme prendre « l’engagement d’intensifier (s)on combat pour la moralisation de la gouvernance ». Il joue sur la fibre malienne et le right or wrong my country, vante le Maliba, le grand Mali, et entend « maintenir ensemble le cap qui nous conduira vers l’émergence ». Du grand classique en Afrique de l’Ouest…

Avec un slogan simple, « Notre grand Mali avance », ses équipes sortent un bilan et un programme (de soixante pages !) en français que peu, à l’exception de certains membres de la diaspora et quelques twittos de Bamako, ont lu – rappelons que selon l’OIF, seuls 20% des Maliens sont francophones. En bon président sortant, IBK sacrifie au rituel des visites avec leurs annonces tonitruantes et la classique distribution de tablettes aux étudiants en passant par les livraisons de logements sociaux qui, heureux hasard, tombent à pic. Plus profondément, il reste soutenu par son électorat traditionnel qui ne se pose pas de grandes questions sur la fameuse émergence ou autres thématiques agitant le microcosme.

Face à une opposition multiforme et plus divisée qu’il n’y paraît, IBK se place en héritier du Mali de toujours et en garant du Mali de demain. Je rassemble et les autres divisent, vieille ficelle qui fonctionne encore bien souvent.

Un résultat sans surprise pour quel après ?

Le soir du premier tour, le 29 juillet 2018, Soumaïla Cissé, après avoir contesté le fichier électoral et diverses irrégularités, arrive comme « prévu » en seconde position derrière le président sortant. Les troisième et quatrième, Aliou Boubacar Diallo et Cheik Modibo Diarra, ne prennent pas position pour lui. Dès lors, la messe est dite. Le 12 août, après seulement deux jours de campagne officielle et un entre-deux tours assez houleux, IBK est réélu. Là encore, ce qui devait arriver arriva : l’opposition, Soumaïla Cissé en tête, s’empresse de contester ces résultats, dénonçant des fraudes avec une administration et une Cour constitutionnelle complices. Quant aux observateurs de l’Union européenne, dirigés par l’eurodéputée Cécile Kyenge, de l’Union africaine, sous la houlette de l’ex-président béninois Thomas Boni Yayi, et sans parler de ceux de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest et de l’Organisation internationale de la francophonie, ils jugent les résultats « crédibles », estimant que l’élection s’est déroulée dans des « conditions acceptables ».

Mais, par-delà ces postures et propos attendus, c’est une fois de plus l’abstention qui a été la grande gagnante de l’élection, phénomène structurel en Afrique ou ailleurs, mais particulièrement accentué au Mali. Sur environ huit millions d’électeurs inscrits sur les listes électorales, moins de la moitié (43%) a voté au premier tour. Au second, près des deux tiers des Maliens ne se sont pas rendus dans les bureaux de vote. Et cela ne s’explique pas seulement par les conditions sécuritaires dans certaines régions.

Ramené au nombre des inscrits, le score des deux protagonistes est faible : au premier tour, IBK représente 16,5% du corps électoral et Soumaïla Cissé, 7. Au second tour IBK, pèse un peu moins de 23% (moins d’un million huit cent mille voix) et Soumaïla Cissé un peu moins de 11 (moins de neuf cent mille voix).

Trois semaines plus tard, lors de l’investiture officielle, alors qu’IBK est félicité et adoubé par tous les chefs d’État et institutions qui comptent pour le pays, Soumaïla Cissé, lâché par Ras Bath, continue sur sa lancée en ne voulant toujours pas reconnaître la victoire de son adversaire. Une stratégie « kamikaze » rappelant celle de Jean Ping face à Ali Bongo lors de l’élection présidentielle gabonaise de 2016. Début octobre 2018, il lance un nouveau mouvement, le Front pour la sauvegarde de la démocratie, au risque de s’enliser dans une contestation quelque peu satellisée.

Au plan intérieur et au niveau international, IBK a beau jeu de tendre la main à tout le monde, stratégie et discours classiques destinés à se placer comme un rassembleur, rassurant les investisseurs potentiels et les partenaires habituels.

Finalement, qu’a changé l’élection et que changera-t-elle pour le pays ? Pas grand-chose si l’on continue comme cela et c’est plus que regrettable vu son potentiel.

Au niveau international et sous-régional, le Mali reste toujours un maillon faible avec une image écornée. D’une certaine façon, si Soumaïla Cissé a perdu, IBK n’a pas gagné grand-chose. Sa campagne en mode « service minimum » n’a pas créé de nouvelle dynamique. Il voulait être réélu, il l’a été. Il est à la tête d’un Maliba en proie aux mêmes problèmes qu’hier et dont les « caisses » sont vides pour le moment.

Le pays est à sécuriser. Le G5 Sahel peine à décoller et la Minusma patine. Quant à l’opération Barkhane, elle pare au plus pressé. Mais l’essentiel se joue du côté des Forces armées maliennes qui doivent impérativement monter en puissance. IBK ne pourra plus vraiment brandir l’argument habituel de « digue contre le terrorisme » si rien n’avance. La mise en place des accords d’Alger de 2015 n’est toujours pas opérante et l’on peut se demander si ces mêmes accords sont aujourd’hui vraiment adaptés à la situation. La décentralisation tarde à se mettre en place. Et les récentes annonces sur la question gagneraient à être suivies de moyens. Rappelons que la décentralisation est censée transférer compétences et ressources financières aux collectivités territoriales, ce qui remet en question les rapports État-régions avec tout ce que cela peut comporter comme problèmes lorsque l’on connaît un peu le Mali. Quant à la révision de la Constitution, on peut s’attendre, une fois de plus, à quelques péripéties dommageables.

L’État de droit est à relever et ses actions doivent gagner en crédibilité. La justice est à genoux, la lutte contre la corruption devient plus qu’une nécessité si l’on veut être un tant soit peu crédible pour les bailleurs et les investisseurs. Pour les scénarios d’avenir concernant le pays, ce point est d’une importance fondamentale.

L’économie doit se mettre au niveau et le potentiel du pays à vraiment faire connaître. Dans le nord et le centre, les infrastructures sont à remettre en marche ou toujours à construire. Les timides actions de l’Agence de promotion des investissements et autres forums de type Invest in Mali, de la fin 2017, ne suffiront pas à faire du Mali un pays attractif face à la concurrence de ses voisins sénégalais et ivoiriens, a fortiori si l’image d’un pays en crise n’en finit pas de perdurer. Là encore, c’est de volontarisme politique dont il est question.

La jeunesse est déboussolée. Ne pas répondre à ses aspirations, ne pas lui fournir de formations dignes de ce nom et des débouchés, c’est se tirer une balle dans le pied. Lors de l’affaire Mamoudou Gassama, jeune Malien clandestin qui obtint la nationalité française et un emploi après le sauvetage d’un enfant parisien en mai 2018, il n’y avait qu’à voir les regards et écouter les réactions des jeunes de Bamako (et d’autres capitales de la sous-région) : on sentait que pour beaucoup, l’espoir n’était pas au pays mais dans un ailleurs fantasmé, européen ou non. IBK et Soumaïla Cissé ne s’y étaient d’ailleurs pas trompés en recevant le jeune héros.

Quant aux prochaines élections législatives qui devaient se tenir en automne, elles sont reportées à juin 2019 et risquent fort de répéter une fois encore les classiques phénomènes de transhumance et de tourisme politiques, les candidats à l’Assemblée nationale développant localement des « stratégies » souvent éloignées de celles des états-majors bamakois avec leur lot de revirements et d’atermoiements made in Mali.

On l’a dit, les populations sont en attente sur les questions du quotidien. On peut d’ailleurs se demander si certaines franges attendent encore vraiment quelque chose du pouvoir, que celui-ci soit dirigé par IBK ou un autre… Ce qui les intéresse avant tout, c’est le prix du sac de riz, de disposer a minima d’électricité, d’avoir accès à l’eau et de pouvoir vivre de leur travail ou d’en trouver. Sur ces questions, le régime doit s’investir davantage et avancer concrètement au risque d’avoir de mauvaises surprises.

Si IBK et sa « nouvelle » équipe ne posent pas des actes forts et entendus par les Maliens, s’ils ne communiquent pas réellement à destination des partenaires internationaux, si le pouvoir continue de parler au coup par coup sans stratégie pensée, et s’il se contente de mots sans preuves tangibles, l’affaire risque d’être compliquée. Très compliquée.

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