L’utopie contre le politique ?

Le philosophe Francis Wolff était venu à la Fondation Jean-Jaurès le 8 novembre dernier pour présenter son nouveau livre, Trois utopies contemporaines (Fayard). David Djaïz, enseignant à Sciences Po, revient sur ce livre stimulant en en faisant une recension critique, en partenariat avec chronik.fr.

Voilà un livre réjouissant. D’abord sur la forme : il est écrit dans une langue limpide, qui devrait être l’apanage de quiconque se dit philosophe. Il rappelle cruellement, par contraste, que trop de philosophes « de profession » ont délaissé ce souci de clarté de la démonstration au profit d’une expression jargonnante qui ne rencontre pas d’écho au-delà de la communauté des pairs. Francis Wolff prend le parti inverse, celui d’énoncer et d’argumenter clairement des idées complexes. Son livre peut donc être lu par un large public éclairé, et c’est heureux.

Sur le fond, le philosophe se propose d’examiner ce qu’est l’utopie devenue dans notre monde contemporain. À première vue la notion est frappée d’obsolescence, discréditée par ses avatars politiques du XXe siècle, au premier rang desquels l’utopie « biologique » portée par le nazisme et l’utopie de la société sans classe véhiculée par le « socialisme réel » en Union soviétique. Un examen plus attentif conduit à nuancer le diagnostic : la notion d’utopie n’est pas morte avec ses funestes avatars ; elle est au contraire bien vivante en ce début du XXIe siècle. L’utopie serait en effet nécessaire à la vie politique, et même à l’humaine condition. Dans la mesure où elle pointe vers un certain état de choses qui n’existe pas, ou plutôt qui existe dans un « autre lieu », elle rappelle la condition politique à sa dimension fondamentalement normative : l’utopie permet de faire advenir ce qui n’est pas encore – en général, dans l’esprit de ses concepteurs, un monde meilleur, plus harmonieux, plus agréable ou plus juste.

Le discrédit des utopies « politiques » a rendu la notion problématique et mené à sa reconfiguration. La notion a été recentrée sur « l’individu idéal » davantage que « la cité idéale », substituant la morale à la politique comme site privilégié de son déploiement. Les deux utopies, polaires quoique cousines, que Francis Wolff voit à l’œuvre dans notre contemporain sont le transhumanisme et l’animalisme. Toutes les deux se présentent comme un dépassement de l’humanisme, un posthumanisme ou un antihumanisme.

Depuis Aristote, on sait que l’homme est la créature du milieu, coincée entre les dieux et les bêtes. Le transhumanisme propose une transgression par le haut, en offrant aux hommes d’égaler les dieux, tandis que l’animalisme vise une transgression par le bas, en ramenant la vie qualifiée de l’homme à sa condition animale, cette vie animale que nous avons en partage avec toutes les bêtes et que les Grecs appelaient la zoè. Pour Francis Wolff, ces deux utopies sont loin d’être un idéal mais doivent plutôt être regardées comme le produit de notre esprit de démesure, d’une certaine hubris contemporaine, c’est-à-dire une atteinte à l’ordre du monde qui sera inévitablement châtiée par cette juste colère qu’est Némésis.

L’utopie transhumaniste est présentée comme la volonté d’améliorer ou d’augmenter les fonctions naturelles de l’homme, afin de le faire tendre vers l’immortalité et tout autre attribut qui caractérise un dieu (ou Dieu) dans l’histoire de la pensée occidentale. À première vue, un tel discours n’a rien d’utopique. N’est-ce pas l’essence de la technique que d’augmenter l’homme en l’équipant, c’est-à-dire en le rendant, au moyen des outils puis des machines, plus apte à affronter les obstacles naturels qui se dressent contre lui ? N’est-ce pas le propre du progrès médical que de permettre aux hommes de vivre plus longtemps et en meilleure santé ? Il y a en réalité une différence de nature entre la philosophie humaniste du progrès et l’utopie transhumaniste. Celle-là veut simplement améliorer la vie de l’homme quand celle-ci veut la transformer, voire la nier, puisqu’en rendant l’homme immortel, c’est le concept même de vie, nécessairement finie et bornée par la mort, qui est mis en crise. Francis Wolff formule une critique pertinente d’une telle utopie : en abolissant les grandes catégories existentielles de la vie et de la mort, de la peur de mourir et du désir de vivre, le transhumanisme risque de transformer le rêve d’immortalité en cauchemar d’éternité.

L’utopie animaliste procède du mouvement inverse. Il s’agit de faire descendre l’homme du piédestal sur lequel il serait indûment monté. L’homme appartient à une communauté d’être vivants, et il n’a pas d’éminence ou de dignité particulière par rapport aux autres espèces qui composent la communauté du vivant. Affirmer l’inverse serait faire preuve de spécisme, c’est-à-dire d’une volonté de hiérarchiser les espèces du vivant entre elles. Là encore, Francis Wolff démontre avec beaucoup de finesse qu’il existe déjà dans l’humanisme même une approche bienveillante de l’animal et que celle-ci repose sur les devoirs que les hommes ont contractés à l’égard des bêtes, et spécialement celles qu’il a, depuis le néolithique, dressées pour vivre dans son environnement : les animaux de compagnie et les animaux d’élevage. L’utopie animaliste se propose de bouleverser ce système en conférant aux animaux et aux hommes des droits strictement identiques. Mais cette utopie procède paradoxalement d’un anthropocentrisme plus marqué encore que celui des humanistes, dans la mesure où l’être humain est la seule espèce vivante à se sentir des « obligations », voire une « dette », à l’égard des autres espèces du règne animal. Comme l’écrit Francis Wolff : « de même que le posthumanisme ne peut dépasser l’humain vers le posthumain qu’en s’appuyant sur un propre de l’homme, la technique, l’animalisme ne peut réduire l’humain à l’animal qu’en s’appuyant lui aussi sur un propre de l’homme : l’éthique. » En somme, ces deux « utopies impossibles » qui visent le dépassement de l’humanisme font apparaître le caractère problématique de ce dépassement. Et si, au fond, l’antihumanisme porté par les transhumanistes comme les animalistes n’était qu’une radicalisation de l’humanisme qui révèle le caractère à la fois problématique et indépassable de ce dernier ?

Contre ces deux utopies qu’il ne juge ni souhaitables ni vraiment possibles, Francis Wolff en explore une troisième. Celle-ci ne se veut pas antihumaniste mais au contraire profondément humaniste, voire « suprahumaniste ». Il s’agit de l’utopie cosmopolitique, qui consiste à considérer que les hommes appartiennent à un seul monde et qu’il est temps de faire tomber les barrières, les murs et les frontières qui les séparent en plusieurs Cités afin d’édifier, fût-ce graduellement, une véritable communauté cosmo-politique au sein de laquelle tout le monde aurait des droits égaux. Cette utopie reste ancrée dans l’humanisme car elle demeure à hauteur d’homme. Comme l’écrit Wolff, « l’image de l’homme qui fonde l’idée cosmopolitique n’est ni celle d’un dieu, ni celle d’une bête. C’est un être moyen. Ses techniques, son industrie sont neutres. » Plusieurs expériences politiques quoiqu’inabouties ont commencé de constituer la trame historique de cette utopie. Ainsi de la construction européenne.

Disons-le tout de suite, c’est la partie de l’ouvrage qui nous convainc le moins. D’une part, on n’est pas franchement persuadé de la pertinence d’une utopie politique qui consiste simplement à « abolir les frontières » et permettre la « circulation universelle » des hommes et des choses. Sur quelle idée du bien commun une telle utopie repose-t-elle, sinon un concept d’« égalité universelle des hommes » qui existe déjà dans les droits de l’homme, qui sont garantis localement par tous les États de droit ? Sans tomber dans l’antienne schmittienne de la politique comme démarcation fondamentale entre un « Eux » et un « Nous », une telle dilution des frontières et surtout des communautés civiques dans un grand tout indiscriminé nous paraît en outre porter le germe de la dépolitisation qui ne déplaît pas aux adeptes du tout-marché. Cette « fusion de la politique et de la morale » dont parle Francis Wolff risque en effet de mener à une absorption, voire une évacuation, de la politique par la morale. Il n’est qu’à regarder ce qu’est devenue la construction européenne, et surtout le désamour populaire et démocratique qu’elle suscite, pour se persuader qu’un tel programme, louable sur le plan éthique, est porteur d’un risque de dépolitisation.

L’animal politique se définit comme vivant dans une Cité, c’est-à-dire dans une communauté imaginaire et symbolique, avant que d’être physique. Cette communauté n’est pas nécessairement close sur elle-même et autoréférentielle ; elle peut être accueillante et ouverte sur le monde, voire même porter une ambition cosmopolitique. C’est le sens du projet républicain français. Au demeurant, et Francis Wolff le reconnaît volontiers, « faire corps » comme « peuple français » avec d’autres citoyens français n’empêche pas simultanément de faire corps comme « habitants d’une commune » avec d’autres riverains, ou comme « citoyens du monde » avec d’autres frères humains. Ces appartenances multiples sont permises par le jeu des variations d’échelle, mais ne constituent pas une contradiction en soi. Et dans la mesure où une telle coexistence des appartenances est déjà à l’œuvre, on voit mal l’intérêt d’abolir (même progressivement, en les affaiblissant par des abandons de souveraineté) les communautés civiques, au profit d’une unique appartenance universelle. Il paraît plus sage de réserver la « citoyenneté mondiale » au seul domaine de l’éthique.

De même que la dilution de l’humanitas de l’homme dans le vivant rend problématique la possibilité de toute bienveillance véritable à l’égard des animaux, de même l’abolition de toute frontière et de toute extranéité rend problématique la notion d’accueil et d’hospitalité à l’égard de l’autre ou de l’étranger. Pour être vraiment hospitalier, il nous faut en effet un « autre ». L’hospes latin est à la fois celui qui accueille et celui qui est accueilli ; ces deux personnes se rencontrent vraiment, au point de se confondre dans la langue. Mais pour qu’il y ait rencontre, il faut être deux. Pour cette raison l’hospitalité, entendue comme rencontre authentique, nous paraît un programme politique plus réaliste et plus désirable que l’abolition de toute forme d’extranéité voulue par les tenants de l’utopie cosmopolitique. En effet, l’accueil de l’autre ne signifie pas nécessairement son essentialisation comme autre. Il faut le voir comme un premier geste éthique, qui peut se muer en chemin politique vers un partage de citoyenneté. L’hospitalité et la concitoyenneté n’ont rien d’antinomique : la philosophie républicaine les voit plutôt comme un continuum.

En réalité, le plus grand mérite du livre de Francis Wolff aura peut-être été de démontrer, fût-ce à son corps défendant, le caractère problématique de deux choses : une politique qui repose uniquement sur l’individu d’une part ; la notion même d’utopie d’autre part. Une politique qui repose uniquement sur l’individu, qu’il s’agisse de l’individu augmenté et immortel des transhumanistes, de l’individu dilué dans la communauté animale des animalistes, ou de l’individu « citoyen du monde » des cosmopolites, comporte une dimension éthique que l’on aperçoit bien mais on a du mal, même avec la meilleure volonté du monde, à voir sur quel bien commun cela débouche pour la société, sinon des vœux pieux.

Une telle démonstration semble ainsi entériner le caractère fondamentalement problématique de la notion même d’utopie. Plutôt que d’essayer de nous redonner des utopies, c’est-à-dire des « non lieux », n’est-il pas temps d’instruire définitivement leur procès, au motif qu’elles nous mènent soit à la catastrophe totalitaire, soit à la dépolitisation individualiste – c’est-à-dire « nulle part » ? En d’autres termes, n’est-il pas temps de refaire vraiment de la politique, et non de l’« utopique », afin de renouer avec la condition fondamentale de l’homme, celle d’être un animal politique, un zôon politikon ? « Un animal parlant vivant dans des Cités – pour le pire et pour le meilleur », comme l’écrit joliment Francis Wolff lui-même.

Une piste de réflexion, pour conclure : plutôt que d’aller se ressourcer dans les utopies, nous pourrions prêter attention à ce que Michel Foucault appelait les « hétérotopies », ces lieux autres, ces marges de la société, dans lesquelles s’inventent et s’expérimentent de nouvelles pratiques sociales et politiques…

Il n’en demeure pas moins que, pour tout ce qui vient d’être dit, Trois utopies contemporaines est un livre important, qui donne à penser, et contribue intelligemment à la conversation publique.

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