L’extrême droite, les services publics et les fonctionnaires  

Avec la dissolution de l’Assemblée nationale, les fonctionnaires s’interrogent en cas de victoire du Rassemblement national. Alors que le vote en sa faveur progresse chez les fonctionnaires à l’image des autres professions, le think tank Le Sens du service public montre que le projet du RN autour des services publics, qui repose sur une conception xénophobe, accentuerait les inégalités sociales et territoriales dans notre société.

Devant les résultats des élections européennes du 9 juin dernier et suite à l’annonce du président de la République de dissolution de l’Assemblée nationale, les fonctionnaires s’interrogent sur le comportement qu’il conviendrait de tenir en cas de victoire du Rassemblement national (RN) aux élections législatives.

Des années de dévalorisation des services publics ont accompagné la montée du vote en faveur de l’extrême droite au sein de la population, y compris dans le secteur public qui s’en était davantage prémuni jusqu’ici. Pourtant, le Rassemblement national n’offre pour le service public et ses agents aucune perspective positive et efficace, d’après l’analyse de son programme présidentiel de 2022 et ses récentes déclarations. 

Cette contribution du think tank Le Sens du service public prend appui sur des diagnostics de terrain, de nombreux échanges et sur nos différents travaux. Elle méritera d’être prolongée par d’autres productions pour décortiquer les multiples ressorts du succès du RN, analyser ses propositions et dessiner des voies de sortie efficaces à court et moyen termes.

Les « ingénieurs du chaos » 

Le 9 juin dernier, la liste portée par Jordan Bardella pour le Rassemblement national est arrivée en tête dans 93% des communes de France1Résultats des européennes 2024 : 93% des communes ont placé Jordan Bardella et le Rassemblement national en tête, France Info avec AFP, 10 juin 2024.. Entre les élections européennes de 2019 et celles de 2024, les scores du RN ont le plus augmenté dans les communes rurales et dans les couronnes des villes. Dans certaines zones du territoire, un électeur sur deux a fait le choix du RN, comme dans l’Aisne2Inès Messaï et Eline Erzilbengoa, « Les Hauts-de-France, première région RN : pourquoi ce territoire est « sociologiquement disposé » à voter pour l’extrême droite », France 3, juin 2024.

Si des déterminants du vote comme le niveau de revenu et de diplôme ou encore l’âge demeurent décisifs dans l’orientation du choix électoral, cette répartition géographique ne doit rien au hasard. 

Les fermetures et l’éloignement des services, la dématérialisation « à marche forcée »3« Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ? », rapport, Défenseure des droits, 16 février 2022., le manque de professionnels, les délais de réponse, l’explosion des besoins de prise en charge publique alimentent un sentiment de déclassement, d’indifférence et d’injustices. 

Le chercheur Félicien Faury4Félicien Faury, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Paris, Seuil, mai 2024. explique cette tentation du vote pour l’extrême droite notamment par la mise en concurrence des Français pour l’accès aux services publics. En effet, l’extrême droite fustige la fraude sociale et l’immigration, qu’elle rend responsables des difficultés de nos services publics, une explication fallacieuse et simpliste quand plus personne ne comprend « pourquoi ça ne marche pas », malgré notre niveau de dépenses publiques. 

Notre étude sur les services publics en milieu rural, menée en 2023 auprès de femmes vivant dans les campagnes françaises5Émilie Agnoux et Émilie Nicot, Accéder aux services publics en milieu rural : les femmes en première ligne ?, Le Sens du service public, Fondation Jean-Jaurès, 22 juin 2023., conforte les analyses disponibles : 70% des répondantes nous ont exprimé un sentiment de dégradation des services publics. Mais notre étude a démontré des jugements nuancés, plus sévères à l’égard de certains services fournis par l’État, et plus satisfaits s’agissant des services de proximité. Elle a surtout révélé un déficit d’offre politique à l’attention de ces populations. 

En plus de la disparition des services publics, ce malaise s’alimente d’un désenchantement face aux promesses républicaines non tenues : l’école qui ne garantit pas les mêmes chances à chacun et chacune, l’engorgement des tribunaux qui allonge les délais et retarde les réparations, l’hôpital qui ne peut plus accueillir et soigner dans de bonnes conditions, les situations administratives difficiles qui ne trouvent plus d’agent de guichet pour être résolues… 

Des expériences malheureuses avec certains services publics, comme l’école, lorsqu’elle a mis en échec, malgré le dévouement des enseignants, peuvent aussi entamer l’estime de soi et générer des sentiments négatifs, qui peuvent être réactivés au moment où les enfants entrent à l’école.  

Les élections européennes confortent ainsi le succès du RN auprès des catégories socio-professionnelles les moins favorisées, mais aussi les moins diplômées. Elles confirment également sa progression parmi toutes les autres catégories socio-professionnelles6Voir « Sociologie des électorats et profil des abstentionnistes. Élections européennes », Ipsos, 9 juin 2024.

Même là où la vie semble plus douce, l’inquiétude face à l’avenir et à l’état du pays influence les esprits et les votes. Dans son reportage sur l’extrême droite en Suède, le journaliste Frédéric Says nous offre une clé de lecture à travers le témoignage d’Andrea Kronvall, élue locale représentante du parti des Démocrates de Suède, qui explique : « nous sommes à quelques arrêts de bus de villes où il y a de la violence »7« Voyage en Europe nationaliste », Grand reportage, France Culture, 22 mars 2024..

Cette hypothèse est confirmée par le baromètre Paul Delouvrier de décembre 20238« Les services publics vus par les Français et les usagers », baromètre de l’Institut Paul Delouvrier, 24e édition, en partenariat avec Verian, décembre 2023. : les sympathisants d’extrême droite sont celles et ceux qui ont la moins bonne opinion de l’action de l’État. Sur le terrain, en circonscription, les 88 députés RN ont reçu ces citoyens mécontents et perdus face aux démarches administratives, et s’en font l’écho. 

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Agents publics : la tentation de l’extrême ? 

Voter pour l’extrême droite

Il nous faudra prendre le temps dans les semaines à venir d’analyser finement le vote des agents publics à l’issue des élections européennes. Nous pouvons néanmoins prendre appui sur des dynamiques de fond déjà présentes. 

D’après un sondage réalisé par BVA en mai 2023, 88% des fonctionnaires sont fiers de leur mission et 85% se sentent utiles à la société. Mais 73% ne se sentent ni valorisés, ni reconnus par la société9« Le moral des agents de la fonction publique continue de se dégrader en 2023 », Étude BVA pour la CASDEN, 23 juin 2023.

Ce malaise des agents publics, accru par les manques de moyens et la perte de sens de leurs missions, alimente le sentiment de ne pas être entendus et respectés, malgré l’engagement professionnel et le rôle social essentiel des métiers publics. 

Les résultats des dernières élections présidentielles semblent plaider en ce sens. Si certaines catégories professionnelles de la fonction publique votaient déjà historiquement davantage pour l’extrême droite, comme les policiers et les militaires (28% pour Marine Le Pen et 16% pour Éric Zemmour au premier tour en 2022), d’autres professions ont ainsi sensiblement évolué au fil du temps. C’est par exemple le cas des enseignants, puisque « les enseignants ayant voté pour la droite radicale en 2017 recommencent à 77% en 2022 et ceux qui avaient voté à droite se reportent pour moitié sur cette même droite radicale », comme le note Luc Rouban dans ses travaux10Luc Rouban, « Le vote des fonctionnaires à l’élection présidentielle de 2022 », note de recherche, Baromètre de la confiance politique / vagues 13 et 13bis, Sciences Po Paris, septembre 2022.

Marine Le Pen améliore sensiblement ses scores entre 2017 et 2022, puisqu’elle gagne 9 points dans la fonction publique d’État (de 28% à 37%), 7 points dans la fonction publique territoriale (de 33% à 40%), 15 points dans la fonction publique hospitalière (de 29% à 44%). Si elle réalise ses meilleurs scores parmi les agents de catégorie C (passant de 37% à 46%), elle progresse également chez les agents de catégorie A (de 20% à 27%) et de catégorie B (de 25% à 38%)11Ibid.

En avril 2024, dans la perspective des élections européennes, Luc Rouban a également passé au crible les résultats des intentions de vote pour les listes de la « droite radicale » (RN, Reconquête !, Patriotes, UPR) par catégorie socio-professionnelle : 58% des policiers et militaires, 41% des employés de la fonction publique, 28% des cadres de la fonction publique, 23% des instituteurs et professeurs des écoles, 16% des enseignants et professions scientifiques ont voté pour ces listes12Enquête électorale Ipsos, vague 4, en partenariat avec le Cevipof, la Fondation Jean-Jaurès, l’Institut Montaigne et Le Monde, avril 202413..

Porosités et entrisme

De longue date, des individualités ou des collectifs de hauts fonctionnaires ont collaboré avec l’extrême droite, comme le cercle de réflexion Les Horaces. S’ils semblaient une minorité jusqu’alors, la normalisation du RN et de ses élus a renforcé l’attrait pour le projet et la dynamique portés par l’extrême droite. 

Tout en dénonçant « le système », « l’élite », « l’État profond », le RN s’appuie donc sur des hauts fonctionnaires pour élaborer son programme et tenter de s’approprier les rouages de l’administration. C’est ainsi que Marine Le Pen a pris la défense des grands corps de l’État mis à mal par Emmanuel Macron (préfectorale, diplomatie) et qu’elle avait appelé les militaires auteurs d’une tribune dans Valeurs actuelles en avril 2021 à la rejoindre14« Tribune de militaires dans Valeurs actuelles : la ministre des armées demande des sanctions », Le Monde avec AFP, 27 avril 2021.

La présence de 88 députés du Rassemblement national à l’Assemblée nationale et de quelques élus au Sénat a favorisé le contact avec des hauts fonctionnaires à Paris et en circonscription (administrateurs de l’Assemblée, préfets, sous-préfets, directeurs d’administration déconcentrée…). Ces relations de travail ont d’ailleurs fait l’objet d’un article fourni du journaliste Luc Bronner dans Le Monde15Luc Bronner, « La stratégie de « normalisation » des élus RN, qui ratissent marchés, vide-greniers et kermesses pour s’ancrer dans le quotidien », Le Monde, 12 avril 2024.

Des habitudes de travail se créent par ailleurs avec les agents publics territoriaux au sein des collectivités locales conquises par l’extrême droite depuis les dernières élections municipales. 

Dans le cadre des élections européennes de juin 2024, plusieurs fonctionnaires ont rejoint la liste du RN : Fabrice Leggeri, ancien sous-préfet, ancien directeur de l’Agence européenne Frontex ; Matthieu Valet, ancien porte-parole du Syndicat indépendant des commissaires de police ; Pierre Pimpie, directeur général adjoint de l’établissement public de sécurité ferroviaire ; Pascale Piera, qui a exercé des fonctions de magistrate, ou encore Christophe Bay, ancien préfet. 

L’extrême droite investit aussi les services publics de l’intérieur, en faisant pression sur les institutions pour imposer sa vision de la société : la Cocarde étudiante, Parents vigilants, syndicat Alliance Police nationale, les Mamans louves, la Cocarde lycéenne, Parents en colère, Les Profs avec Zemmour… L’école est particulièrement ciblée par cette offensive. Après les « ABCD de l’égalité », la mobilisation s’organise en particulier contre l’éducation à la vie affective, relationnelle et à la sexualité à l’école16Sylvie Lecherbonnier, « Éducation à la sexualité : l’école sous pression d’associations de la droite conservatrice et d’extrême droite », Le Monde, 26 février 2024.

D’ores et déjà, certains fonctionnaires sont pris pour cible et intimidés, individuellement ou collectivement, lorsqu’ils et elles essaient de dénoncer ou défendent des positions qui vont à l’encontre du projet de l’extrême droite. C’est ce qui est arrivé à notre think tank à l’occasion de notre initiative auprès de parlementaires pour ouvrir la fonction publique aux étrangers extra-européens17« Notre fonction publique doit être plus représentative de la société française », Le Sens du service public et plusieurs dizaines de signataires, Le Monde, 29 novembre 2023.

Le dilemme du fonctionnaire : rester, s’accommoder ou partir ?

Face au risque d’accession au pouvoir du RN, les agents publics s’interrogent sur leur réaction : continuer à assurer « normalement » la continuité de l’État, résister de l’intérieur, partir ou collaborer franchement ?  

Au-delà de véritables opportunistes qui y verraient une occasion inespérée pour leur carrière ou la réalisation de leurs idées, beaucoup pourraient s’accommoder ou subir la situation, par sens du devoir et de « neutralité » du fonctionnaire, par absence d’alternative ou par confort personnel. En tout état de cause, les collectivités locales comme les institutions indépendantes ne pourront pas accueillir tout le monde. Notre pays aura aussi besoin de plusieurs milliers d’agents publics pour pourvoir aux besoins de la population. Faire désertion n’est ni donné à tout le monde, ni forcément souhaitable pour le pays. 

Il est d’ailleurs à prévoir que l’extrême droite prendrait toutes les précautions – au moins dans un premier temps – pour rassurer et permettre d’assurer sans heurts les missions essentielles qui incombent aux administrations. Elle y jouerait sa crédibilité. 

Néanmoins, le tiraillement éthique et professionnel se fait plus pressant que jamais dans la période. C’est au pied du mur que les citoyens et notamment les fonctionnaires se posent les questions que nous pensions ne jamais avoir à affronter réellement. 

Le sujet de la désobéissance intègre désormais nos projections, comme l’ont fait les élus du Conseil départemental du Lot, qui avaient annoncé qu’ils et elles n’appliqueraient pas la réforme de l’aide personnalisée à l’autonomie (APA) telle que le prévoyait la loi immigration, ou encore les 3 500 médecins qui s’étaient dit prêts à désobéir face à la suppression de l’aide médicale d’État (AME). 

Ces derniers jours, des initiatives ont été prises par différents groupes et collectifs pour mutualiser les réflexions, partager les analyses et se préparer au pire. Car si le fonctionnaire a pour mission d’œuvrer à l’intérêt général dans un cadre déontologique, le projet politique du RN s’inscrit en contradiction avec l’essence des services publics bâtis au cours du XXe siècle. 

Le projet du RN pour les services publics 

Si le RN exploite le « ras-le-bol », les fins de mois difficiles, le mépris ressenti, l’impuissance publique, il ne propose aucune solution efficace pour les services publics, qui constituent pourtant la réponse centrale à ces difficultés. Au contraire, son projet aggraverait la situation et accentuerait les inégalités. 

Une administration au pas

Notre think tank s’est penché sur son programme de 2022 pour les services publics. Le RN y propose la mise en place d’une véritable armée administrative, la puissance publique devant être mise au service de son projet libéral-autoritaire. 

Le RN y propose ainsi d’obliger les fonctionnaires à dénoncer la présence de personnes immigrées sans papiers en vertu de l’article 40 du code de procédure pénale. Son approche martiale de la fonction publique aurait de plus des conséquences pour l’ensemble de la population, puisque le RN propose la « présomption de légitime défense pour les forces de l’ordre ». 

Le RN entend aussi s’attaquer à l’audiovisuel public, qu’il projette de privatiser. En Italie, Giorgia Meloni n’a quant à elle pas manqué de mobiliser la Rai, parfois surnommée « TV Meloni », à son avantage pour promouvoir sa vision politique18Xavier Eutrope, « La télévision italienne est le miroir sale de la politique du pays », Ina, 12 juin 2024.

Les récentes réformes pourraient d’ailleurs faciliter la mise en œuvre du projet de l’extrême droite : affaiblissement des corps intermédiaires, hausse des contractuels dans la fonction publique, réforme de la haute fonction publique. 

Le livret programmatique du RN sur l’école réalisé dans le cadre de la campagne présidentielle de 2022 est également édifiant. Tout en faisant référence aux « hussards noirs » et au « Conseil national de la Résistance » dans une sorte de grand confusionnisme et de réécriture de l’histoire de l’extrême droite, le RN promet de « reprendre en main le contenu et les modalités des enseignements », à rebours de la liberté pédagogique, de « renforcer l’orientation précoce des élèves », au détriment des familles les moins favorisées, de « supprimer les enseignements Langue et culture d’origine », d’« instaurer des sanctions plancher qui devront être appliquées lors des conseils de discipline sous peine de sanction contre l’encadrement des établissements », ou encore de « généraliser la vidéo-protection dans tous les établissements du secondaire, en priorisant les réseaux d’éducation prioritaire ». 

Une absence de solutions

Notre think tank Le Sens du service public a aussi analysé les propositions formulées dans le livret santé du RN dans la perspective de l’élection présidentielle de 2022. 

La plupart des mesures proposées par le RN en matière de santé sont déjà mises en œuvre au moment où il les propose : la gouvernance bicéphale à l’hôpital, le « partenariat entre les services d’urgence et des cabinets médicaux libéraux » alors qu’il existe déjà le système SAS (service d’accès aux soins), la télémédecine, l’augmentation du nombre de places en faculté de médecine…

Le sérieux de son programme est encore plus mis à mal quand le RN propose 2 milliards de revalorisation sur cinq ans, alors même le « Ségur de la santé » a porté sur 8,2 milliards d’euros de revalorisation sur la seule période 2020-2021. 

L’approche idéologique du parti d’extrême droite se révèle particulièrement fallacieuse en matière de santé. Alors que nous faisons face à un accroissement des besoins en santé, à un déséquilibre mortifère entre les secteurs public et privé et à une forte pénurie de professionnels, le RN ne propose que des mesures libérales d’incitation, aucune véritablement contraignante, là où la régulation publique est devenue incontournable. 

Le logiciel raciste du RN conduit ce parti d’extrême droite à refuser le recours à des médecins étrangers, sans lesquels notre système serait pourtant encore plus en difficulté, à l’hôpital comme en médecine dite de ville. 

Faute de véritable solution, pour l’ensemble des services publics, l’immigration devient l’élément central d’explication et d’action pour le RN, qui propose la « préférence nationale », en réservant les aides sociales, l’accès au logement social et à l’emploi aux nationaux.

Les bons gestionnaires ? 

Le populisme fiscal du RN, sa promesse séduisante de baisser les taxes viennent contredire l’image de bons gestionnaires qu’il cherche à se forger. Plusieurs analyses d’économistes parues ces derniers jours le confirment19Voir notamment les analyses de Michaël Zemmour mais aussi André Gaiffier, Louis-Samuel Pilcer et Simon-Pierre Sengayrac, Les contradictions du programme économique du RN, Fondation Jean-Jaurès, 30 mai 2024.

Les propositions qu’il a portées dans le cadre des « dialogues de Bercy » se révèlent aléatoires, anti-constitutionnelles et génératrices de contre-bénéfices économiques et sociaux. 

En effet, couper dans les dépenses sociales, supprimer l’aide médicale d’État (AME) et conditionner trop strictement les aides reviendraient à un délitement de l’état sanitaire et social de l’ensemble du pays et à une dégradation des conditions de vie pour toute la population française, ce qui générerait d’importantes dépenses pour en gérer les conséquences. En Italie, l’une des premières mesures prises par l’extrême droite a consisté à supprimer l’équivalent du revenu de solidarité active (RSA).

La gestion de l’extrême droite au niveau local confirme les risques d’une pratique brutale des institutions : les attaques envers la culture, la baisse des subventions à certaines associations, quand certaines n’ont pas carrément le chauffage et l’électricité coupés comme à Hayange pour le Secours populaire20Diane Sprimont, « Olivier Véran annonce une aide de 20 000 euros pour le Secours populaire d’Hayange », France Bleu, 13 octobre 2023., ou encore des mesures liberticides, comme le couvre-feu instauré par Robert Ménard à Béziers pour les mineurs de moins de 13 ans dans certains quartiers21« À Beziers, Robert Ménard instaure un couvre-feu pour les moins de 13 ans », Le Monde avec AFP, 23 avril 2024..

Dans son enquête à Fréjus sur le maire RN David Rachline, la journaliste Camille Vigogne Le Coat décrit avec précision les dérives de l’exercice du pouvoir dans ce territoire, bien loin des promesses de probité, de bonne gestion et de fin du clientélisme qui avaient été faites pendant la campagne22Camille Vigogne Le Coat, Les Rapaces, Paris, Les Arènes, novembre 2023.

Même là où l’extrême droite ne détient pas le pouvoir local, certaines municipalités sont contraintes d’abandonner sous la pression des projets d’accueil de migrants, comme à Callac en Bretagne23Gurvan Kristanadjaja, « À Crépol comme à Callac, l’extrême droite prospère sur les faits divers », Libération, 17 juin 2024.. Par conséquent, nul doute qu’une accession au pouvoir du RN à l’échelle nationale aurait de multiples répercussions sur l’action publique à tous les niveaux. 

Mettre en avant un projet désirable en face

Nous aurions tort de croire qu’il suffit de dénoncer l’extrême droite ou de décortiquer son programme pour dissuader de voter pour elle ou, mieux encore, pour convaincre ses électeurs de se tourner vers d’autres offres24Sarah Proust, Apprendre de ses erreurs. La gauche face au Front national, Fondation Jean-Jaurès, 28 février 2017.. Nous devons proposer un projet au moins aussi puissant et mobilisateur, qui traite des inégalités sociales et territoriales sur lesquelles le RN prospère. 

Une réponse favorable au pouvoir d’achat 

Nous savons notamment grâce à Dominique Méda que les services publics en nature sont les plus efficaces pour réduire les inégalités, en particulier l’éducation, la santé ou encore le logement25Dominique Méda, « Secteur privé et administrations publiques contribuent tous deux à la création de richesse nationale », Le Monde, 15 janvier 2022..

Interrogés par les médias au lendemain des élections européennes, les votants pour la liste de Jordan Bardella ont régulièrement évoqué la proposition du RN de baisser les taxes pour retrouver du pouvoir d’achat, sans faire le lien entre recettes fiscales, financement des services publics et dépenses évitées grâce à l’accessibilité des services publics pour toutes et tous. Une école gratuite, des soins à moindre frais, des transports en commun… autant de coûts qui ne sont pas à assumer seul dans son coin lorsqu’ils sont mutualisés à l’échelle de la Nation. 

Un nécessaire chantier de pédagogie sur les ressorts du fonctionnement de nos sociétés s’avère dès lors indispensable, en même temps qu’un vaste chantier de refonte fiscale, tous impôts confondus, pour réhabiliter le sentiment de justice et d’effort équitablement réparti, sans faire craindre une hausse généralisée. 

Crédibilité et sincérité

L’idée d’une probable déception des offres politiques éprouvées participe en contrepoint à la crédibilité du RN, malgré la faiblesse de ses propositions. Les besoins sont exponentiels, mais les moyens sont limités, y compris en revoyant notre système fiscal. Les baisses effrénées d’impôts comme la dégradation continue des services publics ont entamé le consentement à l’impôt. 

Il nous faut donc pouvoir apporter dans le même temps des garanties aux Français quant à l’amélioration concrète des services publics et à la temporalité de réalisation de ses effets, ce qui suppose d’être créatifs pour trouver des solutions de court terme, parfois bricolées, tout en planifiant des évolutions structurelles de moyen terme. 

Les politiques menées dans de nombreuses collectivités, qui ne peuvent recourir à l’emprunt que pour financer les investissements, peuvent agir en modèles de progrès : tarification sociale pour l’accès aux services publics, centres de santé, mutuelles municipales, aide aux devoirs, logement social, offre de transports gratuite ou à prix abordables, réimplantation de commerces, soutien au tissu associatif, police de proximité, sécurité sociale de l’alimentation…

Alors qu’un système à deux vitesses semble s’installer, la ligne de fracture entre secteur privé et secteur public d’éducation et de santé doit aussi trouver rapidement une réponse politique afin d’instaurer de nouveaux équilibres en faveur du second, qui ne choisit pas son public et doit prendre en charge les situations les plus complexes.

Dignité dans la fonction publique

Nous devons revaloriser l’ensemble des métiers de service public, dans une approche pluriannuelle et d’égalité femmes-hommes, les métiers occupés majoritairement par les femmes étant encore aujourd’hui moins valorisés. 

En 2022, Marine Le Pen a quant à elle refusé la revalorisation générale du point d’indice et s’est cantonnée à proposer des revalorisations ciblées sur l’hôpital et l’école. Enfin, rappelons que les députés RN n’ont pas pris part au vote de la loi Rixain sur l’égalité professionnelle en 2021 ; au Parlement européen, ils se sont abstenus sur la directive européenne sur la transparence salariale en 2023.

Au-delà de la revalorisation nécessaire de l’ensemble des métiers de service public, notre think tank a également porté des propositions pour faciliter le logement des agents publics, telle que l’extension de la caution par l’employeur26Johan Theuret, « Favoriser le logement des agents publics : un impératif d’attractivité et de fidélisation pour la fonction publique », Le Sens du service public, Fondation Jean-Jaurès, 5 février 2024.

Les conditions de travail sont aussi une priorité pour améliorer l’accueil dans les commissariats, les établissements scolaires, les universités, les hôpitaux et pour doter nos agents publics des matériels nécessaires à la bonne réalisation de leurs missions. C’est une question de dignité et d’efficacité. 

Au-delà des aspects matériels, ce sont les pratiques managériales et de ressources humaines, l’autonomie, l’initiative, la conciliation vie privée-vie professionnelle, le soutien face aux difficultés, la préservation des collectifs de travail qu’il est nécessaire d’investir pour que les agents publics ne se sentent pas infantilisés et déconsidérés.

L’immigration au secours des services publics

Nous devons enfin assumer notre besoin d’immigration, dans un pays à la démographie vieillissante et aux besoins de prise en charge grandissants.

L’immigration est une des solutions à l’ère de l’économie des services, comme elle l’a été et l’est encore pour nos secteurs agricoles et industriels. C’est ainsi que notre think tank revendique l’ouverture de la fonction publique aux étrangers extra-européens afin de pourvoir les postes vacants et de sortir de la précarité un grand nombre d’entre eux qui travaillent déjà pour l’ensemble de nos services publics (espaces publics, services informatiques, écoles, hôpitaux)27« Notre fonction publique doit être plus représentative de la société française », Le Sens du service public et plusieurs dizaines de signataires, Le Monde, 29 novembre 2023.

Des solutions concrètes aux besoins du quotidien

La plus grande difficulté à être en contact avec une personne humaine en capacité de traiter son problème, le déploiement généralisé de démarches en ligne, la complexité de certaines procédures ou encore le langage administratif peu compréhensible fragilisent la relation avec les services publics. 

Sur ce terrain, des propositions ont été faites par notre think tank ces dernières années : 

  • garantir le droit à disposer d’un interlocuteur facilement identifiable au sein de toutes les administrations et le règlement direct de toute situation au sein des Maisons France Services ;
  • compenser le coût de la mobilité du fait de l’éloignement des services publics et organiser collectivement les déplacements dans les zones éloignées de services publics ;
  • soutenir davantage les maires ruraux et mieux financer le retrait de l’État28Émilie Agnoux et Émilie Nicot, Accéder aux services publics en milieu rural : les femmes en première ligne ?, Le Sens du service public, Fondation Jean-Jaurès, 22 juin 2023. ;
  • questionner les missions demandées aux agents publics (indicateurs d’activités chronophages, missions peu utiles socialement…) ;
  • créer un véritable service public de la médiation numérique29« 35 mesures pour une dématérialisation inclusive », Le Sens du service public, 14 octobre 2022. ; 
  • faire de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles une véritable priorité de l’ensemble des services publics30« Violences sexistes et sexuelles dans les services publics : nous devons faire plus et mieux », Le Sens du service public, février 2023., à commencer par l’hôpital, la police et la justice…

Au lendemain des élections européennes, nous avons ainsi lancé un « Pacte d’engagement pour le service public », avec plusieurs associations et syndicats31Pacte lancé le 10 juin 2024 en partenariat avec la CFDT, l’UNSA, la FSU, Le Lierre, Emmaüs, APF France Handicap, FP21, Fonction publique pour une transition écologique., proposant notamment :

  • un service public de santé de proximité ;
  • un droit opposable à disposer de plusieurs modalités d’accès dans ses relations avec les administrations ;
  • une juste répartition sur le territoire des effectifs de police et de gendarmerie. 

Certes, les extrêmes droites ne prospèrent pas uniquement sur le désarmement de nos services publics, mais elles ont su s’emparer des passions tristes qu’il alimente. De nombreuses propositions formulées par de multiples acteurs sont sur la table. Il est désormais temps de s’en saisir, de les prioriser, de les financer et d’en inventer collectivement de nouvelles. 

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