Les contradictions du programme économique du RN

Depuis le lancement de la campagne pour les élections européennes, le Rassemblement national tente de se rapprocher du monde économique. Simon-Pierre Sengayrac, co-directeur de l’Observatoire de l’économie de la Fondation, André Gaiffier, membre de l’Observatoire de l’économie, et Louis-Samuel Pilcer, maître de conférences en économie à Sciences Po Paris, analysent les propositions du parti d’extrême droite dans ce domaine. Selon eux, elles s’avèrent impossibles à mettre en œuvre ou inefficaces, mais aussi et avant tout dangereuses pour l’économie française et européenne.

Depuis le lancement des élections européennes, Jordan Bardella, figure de proue du Rassemblement national (RN), s’efforce de se rapprocher du monde économique. Déjà son invitation en novembre dernier à HEC Paris avait été revendiquée comme un gage de crédibilité auprès d’une population amenée à prendre des responsabilités dans le monde de l’entreprise. Cette stratégie électorale vise à convaincre une population qui, jusqu’à présent, reste majoritairement hostile aux idées du RN. En effet, malgré des efforts répétés pour lisser son image et paraître plus pragmatique, le parti de Marine Le Pen peine à dissiper les réticences et les critiques qui entourent ses propositions économiques.

Historiquement, le RN a souvent été critiqué pour ses positions économiques jugées irréalistes et incohérentes. Marine Le Pen, par exemple, avait évoqué à plusieurs reprises la sortie de l’euro, une proposition largement décriée par les économistes comme catastrophique pour l’économie française – proposition que le parti a depuis abandonnée. D’autres idées, comme la nationalisation massive de certaines industries, ont été qualifiées d’absurdes et impraticables dans le cadre des règles européennes. Ces exemples illustrent le manque de sérieux et de rigueur du RN sur les sujets économiques, rendant difficile de considérer leur programme comme une alternative viable pour la gestion économique de la France et de l’Europe.

Le programme du Rassemblement national pour les prochaines élections européennes ne fait pas exception. Une fois encore, les propositions oscillent entre impossibles à mettre en œuvre, inefficaces, dangereuses pour l’économie française et européenne, ou déjà en vigueur

Par ailleurs, de nombreuses propositions ne concernent en réalité que la politique française, dans un mélange des genres qui vise à effacer les considérations européennes, dans le souci – probablement – de recycler des propositions faites dans le cadre de l’élection présidentielle de 2022, et qui seront également formulées en 2027, lors de la prochaine présidentielle.

« L’Europe qui protège » : derrière le slogan, une bien maigre ambition

Le programme de Jordan Bardella affiche des ambitions protectionnistes, consistant à passer du libre-échange au « juste échange »1« La France revient, l’Europe revit », programme du Rassemblement national.. Pourtant, les propositions du RN dans ce domaine sont à la fois limitées et contradictoires.

Une opposition incompréhensible aux directives européennes visant à lutter contre la concurrence déloyale de pays extra-européens

Au nom de la protection des petites et moyennes entreprises (PME), que Jordan Bardella juge asphyxiées par les obligations réglementaires, le RN s’oppose aux réglementations qui permettent de lutter efficacement contre les pratiques de concurrence déloyale dont sont victimes nos entreprises. Sont expressément visées la récente directive européenne dite Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) et la directive sur le devoir de vigilance. La position du RN est ici doublement contradictoire.

D’abord, ces deux directives visent à lutter contre la concurrence déloyale de pays extra-européens qui n’imposent pas les mêmes règles sociales et environnementales à leurs entreprises que celles imposées aux entreprises européennes. Or, le RN a fait de cette concurrence déloyale un cheval de bataille de ces élections européennes. La CSRD renforce les obligations des entreprises en matière de publication de rapports extra-financiers. Elle impose notamment aux entreprises concernées de mener une analyse relative à leur impact sur la société et l’environnement, et à en publier les résultats audités par un tiers indépendant. La directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises permet, quant à elle, de tenir les entreprises responsables de leurs impacts négatifs sur l’environnement et les droits humains. Ces impacts négatifs des multinationales – on pense aux nombreuses grandes entreprises européennes comme Zara, Decathlon ou Hugo Boss pointées du doigt pour avoir eu recours au travail forcé de Ouïghours – sont quasi-systématiquement associés à une production hors de l’Union européenne, dans des zones où les normes environnementales et sociales sont plus souples que les nôtres. Ces deux directives favorisent donc nettement la production française et européenne, au détriment des importations et des pratiques condamnables de grandes entreprises qui ont fait le choix de reposer sur des sous-traitants qui ne respectent pas nos normes environnementales et sociales.

Par ailleurs, le RN entend s’opposer à ces directives afin de protéger les très petites entreprises (TPE) et les petites et moyennes entreprises (PME), qui crouleraient sous les directives et injonctions bureaucratiques de l’Union européenne. Mais ces textes ne les concernent pas. La CSRD s’applique aux grandes entreprises, aux PME cotées en bourse et à partir de 2026 aux entreprises de tailles intermédiaires (ETI)2Entreprises remplissant deux des critères suivants : plus de 250 salariés, plus de 50 millions d’euros de chiffres d’affaires, plus de 25 millions d’euros de total de bilan., et la directive devoir de vigilance est restreinte aux sociétés réalisant plus de 450 millions d’euros de chiffre d’affaires. En mettant en avant les contraintes pesant sur les TPE-PME, le RN reprend à son compte une stratégie ancienne du patronat pour alléger les obligations des grands groupes.

Enfin, notons que le RN s’est également opposé au règlement permettant l’interdiction des produits issus du travail forcé porté par Raphaël Glucksmann, député européen, tête de liste Parti socialiste-Place publique, au motif que celui-ci conduisait à une « multiplication des normes ». Les normes en question s’appliquent pourtant exclusivement aux produits importés fabriqués dans des conditions qui auraient, en tout état de cause, été interdites en Europe. Si ce texte impose également certaines contraintes aux PME visant à s’assurer que leur production ne repose pas sur un recours au travail forcé, des outils spécifiques sont prévus pour permettre aux PME européennes de le mettre en œuvre – ces dernières étant elles aussi victimes de la concurrence déloyale d’acteurs asiatiques s’appuyant sur du travail forcé, en particulier sur le secteur du textile.

Au-delà des discours et des pétitions de principe, force est de constater que le RN n’a donc pas de colonne vertébrale sur la protection du marché européen et des PME qui y commercent.

L’élargissement du MACF : une mesure largement consensuelle et déjà partiellement mise en œuvre

Le RN souhaite élargir le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) aux produits finis et semi-finis. Ceci fait l’objet d’un consensus au sein du Parlement européen. Cette proposition porte sur des actions déjà engagées par la Commission européenne et figure dans le programme de la quasi-totalité des candidats aux élections du 9 juin prochain. À titre d’exemple, Raphaël Glucksmann propose d’« étendre la taxe carbone aux frontières de l’Union européenne pour protéger nos producteurs et accélérer la transition écologique »3Voir son programme ici., et même la tête de liste macroniste Valérie Hayer propose d’« étendre la taxe carbone aux frontières à de nouveaux secteurs, comme l’automobile »4Voir son programme ici.. Par ailleurs, le règlement mettant en œuvre ce mécanisme5Réglement(UE) 2023/956. prévoit déjà à partir de 2026 une fiscalité carbone sur les importations européennes de produits finis et semi-finis dans les secteurs concernés (fer/acier, ciment, engrais, aluminium, hydrogène, électricité) : produits phytosanitaires, vis, boulons, écrous, etc. Ainsi, non seulement la proposition du RN est consensuelle, mais elle est déjà en partie prévue par les textes européens.

Par ailleurs, si le MACF œuvre à la transition écologique des activités économiques les plus polluantes, il fragilise structurellement les industries concernées. L’intégration de produits au MACF est en effet systématiquement accompagnée d’une disparition des mesures de soutien qui visaient à limiter les pertes de compétitivité associées aux quotas carbone que les entreprises doivent acquérir dans le cadre du système d’échange de quotas d’émission (ETS). Les entreprises qui payent des quotas d’émissions au titre de leurs émissions de gaz à effet de serre sur le sol européen bénéficient en effet chaque année de « quotas gratuits », qui couvrent pour les secteurs concernés par le MACF la quasi-totalité de leurs émissions. Sans ce système de quotas gratuits, le coût associé aux quotas carbone pourrait représenter 10% du prix de vente pour l’aluminium (contre 1 à 2% aujourd’hui), 20% pour l’acier, contre 4% aujourd’hui (voir graphique ci-dessous). Les usines couvertes par le MACF verront en contrepartie leurs quotas gratuits disparaître progressivement, à horizon 2034. La Commission européenne estime ainsi que la combinaison entre la disparition des quotas gratuits et la mise en place du MACF pourrait se traduire par une baisse de l’activité et de l’emploi dans les secteurs concernés par la réforme6Commission staff working document impact assessment report accompanying the document Proposal for a regulation of the European Parliament and of the Council establishing a carbon border adjustment mechanism, SWD(2021)643, 14 juillet 2021.. 40 000 emplois industriels seraient ainsi menacés7La Fabrique de l’industrie, Emplois industriels menacés par la crise énergétique, le MACF et l’IRA : une estimation, 2023..

En somme, la proposition incomplète de Jordan Bardella, décrite comme une politique protectionniste accélérant notre réindustrialisation, pourrait avoir un impact négatif significatif pour des filières industrielles européennes stratégiques pour la transition écologique. La mise en place de taxes carbone aux frontières doit être accompagnée d’une politique ambitieuse de soutien aux filières européennes concernées, pour accélérer leur décarbonation et garantir leur compétitivité sur le long terme.

Permis gratuits et émissions effectives, par secteur (en MtCO2)

Source : Bpifrance.

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Une position isolée en matière de protectionnisme, même au sein du groupe politique du Rassemblement national au Parlement européen

Le programme du RN propose d’« instaurer un moratoire sur la négociation de nouveaux accords de libre-échange par l’UE ». Si le Rassemblement national multiplie les prises de position publiques en opposition aux traités de libre-échange, l’extrême droite européenne (du groupe Identité et démocratie ID, où siège Jordan Bardella) a voté en faveur de la ratification de l’accord de libre-échange avec la Nouvelle-Zélande en novembre dernier8Voir sur le site du Parlement européen.. L’accord commercial conclu avec la Nouvelle-Zélande prévoit notamment une quasi-élimination des barrières douanières sur les importations de kiwis, oignons, pommes, poisson, vin et miel, ainsi que sur des quantités définies de fromage, de viande bovine et ovine, en contrepartie d’une suppression des barrières douanières portant sur les exportations européennes de voitures, de certains produits industriels ou alimentaires. L’accord a pour objectif d’accroître le commerce entre l’Union européenne et la Nouvelle-Zélande de 30% d’ici 2030, par une augmentation des exportations de voitures et machines allemandes et par un développement des importations européennes de bœuf et d’agneau ainsi que de fruits, légumes et produits laitiers, au détriment de nos agriculteurs. Si Jordan Bardella a voté contre ce texte, il semble illusoire de croire que les élus RN pourront mettre en œuvre leur programme protectionniste sans être soutenus par leurs alliés du groupe ID.

Le RN souhaite « imposer aux importations le respect des normes environnementales et sociales européennes ». L’un des arguments en faveur de leur positionnement protectionniste est que l’Union européenne laisse des produits entrer sur le marché européen malgré le non-respect des standards sociaux et environnementaux imposés aux produits européens. Pourtant, l’accord commercial avec la Nouvelle-Zélande soutenu par le groupe parlementaire du Rassemblement national ID prévoit un développement des importations européennes de fruits et légumes produits avec des normes environnementales et sociales beaucoup plus souples que celles qui s’appliquent aux agriculteurs européens. À titre d’exemple, les agriculteurs et éleveurs néozélandais utilisent massivement l’atrazine, un herbicide toxique interdit en Europe depuis 2003 en raison de ses conséquences graves pour la santé humaine9Maxime Combes, « Pourquoi l’accord de commerce entre l’UE et la Nouvelle-Zélande est insoutenable ? », Euractiv, 22 novembre 2023.L’accord commercial soutenu par l’extrême droite européenne ne contient aucune provision permettant d’interdire les importations de produits néozélandais fabriqués dans des conditions non conformes aux normes environnementales et sociales européennes.

L’orientation de l’épargne des PME : une mesure consensuelle en France mais qui ne relève pas du champ des politiques européennes

Orienter l’épargne des ménages vers les PME, comme le propose le RN, est une mesure consensuelle, qui rejoint déjà les orientations du gouvernement, mais qui ne relève pas principalement de la compétence de l’Union. Par exemple, c’est par la loi « industrie verte » de 2023 que le gouvernement a prévu des mécanismes facultatifs de fléchage de l’assurance-vie et de l’épargne retraite vers des fonds de private equity ou de dette privée afin de financer les entreprises non cotées. Cependant, pour l’essentiel des PME10Le financement non bancaire par des fonds de dette privée ou de capital investissement ne convient pas à la plupart des PME mais est principalement destiné aux entreprises en croissance., ce sont les dépôts bancaires et les livrets réglementés (livret A, livret de développement durable et solidaire – LDDS, etc.) qui « orientent » déjà l’épargne des ménages. Les PME se financent en effet principalement par le crédit bancaire : une partie de l’épargne des Français permet donc d’augmenter les ressources des banques pour octroyer des prêts. Concernant les livrets réglementés, la partie non centralisée, gérée directement par les banques, doit même être utilisée à 80%11Ratio entre le total des prêts octroyés et les ressources issues de l’épargne réglementée. au moins pour prêter aux PME. En pratique, ce niveau est déjà très largement dépassé (301% fin 202212Rapport sur l’épargne réglementée, Banque de France, 2022.) dans la mesure où prêter aux PME constitue déjà le cœur de métier des banques sans qu’il soit besoin de prévoir un fléchage de l’offre de prêts.

Alors que la politique d’allocation de l’épargne ne relève pas du Parlement européen, il y a fort à parier que le financement des PME pourrait constituer un prétexte commode pour fragiliser le cadre prudentiel – au risque d’accroître les risques pour la stabilité financière. Les contraintes prudentielles, comme les ratios de solvabilité ou de liquidité, sont souvent accusées par le secteur bancaire de limiter leur capacité de prêt à l’économie. Par exemple, les ratios de solvabilité limitent l’encours total de prêt octroyés par les banques en fonction de leur niveau de fonds propres afin de s’assurer que chaque établissement puisse faire face à un choc. Tandis que le programme du RN ne comporte pas un mot sur les enjeux de réglementation financière – pourtant compétence clef du Parlement européen –, les élus RN pourraient donc se faire le relais des préoccupations des acteurs financiers au risque de préparer l’arrivée d’une prochaine crise financière. De même, au niveau national, le financement des PME pourrait servir d’excuse à une déréglementation des obligations pesant sur les banques au détriment du financement du logement social ou de la transition écologique. Par exemple, pour orienter davantage de prêts vers les PME, le RN pourrait supprimer les obligations d’emploi par les banques des ressources issues de l’épargne réglementée. Or, malgré leurs limites, ces obligations consistent à orienter l’offre de prêts des banques vers le financement de projets contribuant à la transition écologique et l’économie sociale et solidaire13Respectivement, la partie non centralisée de l’épargne réglementée doit être utilisée pour financer des projets contribuant à la transition écologique (obligation d’emploi minimale de 10%) et l’économie sociale et solidaire (obligation d’emploi minimale de 5%).. De même, la part de l’épargne réglementée utilisée pour financer le logement social et la politique de la ville (59,5% des encours pour le livret A et le LDDS14Rapport sur l’épargne réglementée, Banque de France, 2022.) pourrait également être réduite pour laisser les banques libres de leur utilisation et prêter davantage aux PME.

« L’Europe qui produit » : un mélange de régressions écologiques au coût budgétaire exorbitant

Le slogan du RN est en large décalage avec ses propositions. Celles-ci n’ont pas du tout vocation à accroître ou améliorer la production économique européenne, mais bien la production économique française. Ce faisant, le candidat Jordan Bardella oublie que cette production nationale est fortement dépendante des pays européens et que, pour bien produire en France, il faut que les autres pays européens produisent également (ils sont nos principaux fournisseurs) et consomment (ils sont nos principaux clients)15Sur nos dix premiers partenaires économiques, huit sont des pays européens (Allemagne, Italie, Espagne, Belgique, Pays-Bas, etc.) – Voir La France et ses partenaires économiques, pays par pays, ministère de l’Europe et des Affaires étrangères..

Pour stimuler cette production, le RN souhaite se débarrasser des ambitions environnementales européennes et engager des dépenses budgétaires exorbitantes.

Une régression écologique punitive16La critique du programme énergétique du RN ne sera pas traitée dans cette note. Voir les notes suivantes à ce sujet qui mettent en avant les limites et les contradictions de ce volet du programme du RN : Neil Makaroff, Élections européennes : que veut le Rassemblement national sur le climat ?, Fondation Jean-Jaurès, 26 février 2024 ; Nicolas Goldberg, Le « paradis énergétique » de Jordan Bardella, Terra Nova, 6 mai 2024.

La position du RN concernant la politique environnementale de l’Union européenne, le Pacte vert, est doublement contradictoire. Elle révèle soit un manque aberrant de compréhension de ces politiques, soit une volonté délibérée d’apporter de la confusion dans le débat.

Le RN s’oppose au Pacte vert, qu’il juge « décroissant » en raison de la stratégie « De la ferme à la fourchette »17« Il s’agit de remettre en cause la stratégie de décroissance « De la ferme à la fourchette » », Programme du Rassemblement national., stratégie qui promeut les circuits courts dans l’agriculture afin de réduire l’empreinte environnementale du secteur. Mais en parallèle, il défend depuis plusieurs années le « localisme »18« Le progrès s’appelle localisme et donc circuits courts », comme Marine Le Pen le déclarait. Voir Guillaume de Calignon, « Élections européennes : ce sur quoi Le Pen va faire campagne », Les Échos, 19 février 2019. qui a les mêmes ambitions. Leur volonté avec le localisme n’est certes pas vraiment écologique : il s’agit de promouvoir la production et la consommation locales pour réduire la dépendance du marché français aux importations, mais les leviers sont bien les mêmes que ceux défendus par l’Union européenne, notamment celui du développement des circuits courts. On comprend donc que les circuits courts promus par l’Union européenne seraient décroissants, mais pas ceux promus par le RN. Comprenne qui pourra…

La contradiction ne s’arrête pas là. La stratégie « De la ferme à la fourchette » a été largement revue à la baisse du fait de l’action de lobbies agroalimentaires qui la jugeaient trop ambitieuse. Le Parlement européen a voté contre l’interdiction des produits phytosanitaires19Pas de majorité au Parlement pour la législation visant à freiner l’utilisation des pesticidesParlement européen, 23 novembre 2023., le texte sur le bien-être animal dans l’élevage a été vidé de sa substance20Valentin Ledroit, « De la ferme à la table : la stratégie de l’Union européenne pour verdier l’agriculture », touteleurope.eu, 7 février 2024. et, parmi les neuf textes votés, huit sont de simples communications sans contraintes pour les États membres. En réalité, la politique environnementale européenne promeut davantage une écologie de la croissance verte que la décroissance.

Le RN s’oppose également à l’interdiction de la vente de véhicules thermiques neufs à horizon 2035, en défense du pouvoir d’achat des Français et de l’industrie automobile. Ces deux arguments sont inconséquents. À horizon 2035, les prix des véhicules électriques pourraient considérablement baisser. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) indique ainsi que les nouvelles technologies batteries pourraient faire baisser les prix de ces véhicules de 20%21EV Report Outlook – 2024, Agence internationale de l’énergie, 2024.. En revanche, toujours selon l’AIE, le prix des carburants devrait durablement augmenter dans la plupart des scénarios construits22World Energy Outlook, Agence internationale de l’énergie.. Ainsi, la défense du pouvoir d’achat devrait plutôt inciter les décideurs politiques à promouvoir la sortie des énergies fossiles. Par ailleurs, l’AIE précise que les pays où la croissance des véhicules électriques est la plus forte sont ceux qui subventionnent massivement les filières, où des politiques de protectionnisme proches de celles souhaitées par le RN sont donc mises en œuvre. On n’est plus à une contradiction près…

On peut enfin s’étonner que le RN s’oppose au virage électrique du marché de l’automobile alors que la France dépend massivement des importations de carburants de l’étranger. Rappelons ainsi que les importations d’énergie représentaient en 2022 plus de 108 milliards d’euros, représentant le principal composant du déficit commercial de la France23Source : Insee..

Un impact désastreux sur les finances publiques

Le programme du Rassemblement national en matière de finances publiques comporte là aussi de nombreuses contradictions. Celui-ci promet des allègements d’impôts et des hausses de dépenses tout en affirmant vouloir assainir les comptes publics24« Nous rembourserons la dette » a déclaré Jordan Bardella en audition devant la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), 20 mars 2024., dans une démonstration où la distinction entre échelon européen et échelon national est souvent effacée.

Impact du programme sur les finances publiques nationales

Sur le plan national, le parti d’extrême droite propose plusieurs allègements d’impôts.

Il suggère, pour commencer, de réduire la TVA sur l’énergie de 20% à 5,5% afin de lutter contre la hausse des prix de l’énergie. Une telle mesure est inefficace et coûteuse. Elle est inefficace car une baisse de la TVA aurait un impact très limité sur la baisse des prix : le Conseil des prélèvements obligatoires (CPO) a mis en évidence qu’une telle mesure aurait deux fois moins d’impact sur la baisse des prix que le bouclier tarifaire25Conseil des prélèvements obligatoires, La TVA, une taxe à recentrer sur son objectif de rendement pour les finances publiques, février 2023.Par ailleurs, une telle mesure est régressive puisqu’elle s’applique de manière uniforme à l’ensemble des ménages, alors que l’énergie représente une dépense contrainte plus forte en proportion dans le budget des ménages les plus modestes. Le CPO estime ainsi que la distribution de chèques énergie aux ménages les plus modestes « protège davantage qu’une baisse de TVA »26Ibid.

L’Institut Montaigne avait par ailleurs chiffré lors des dernières élections législatives le coût de cette mesure à 10 milliards d’euros par an27Dossier « Législatives 2022 », Baisser la TVA de 20 à 5,5% pour les carburants, l’électricité, le gaz et le fioul domestique, Institut Montaigne, 2022..

Rappelons par ailleurs qu’une telle mesure n’aurait aucun impact sur le coût de l’énergie payée par les entreprises, qui ne supportent pas la charge de cet impôt. Il n’est par ailleurs pas certain que la mesure soit juridiquement applicable étant donné que la directive dite « TVA » encadre les possibles recours aux taux réduits des États membres. La possibilité d’appliquer des taux réduits sur les produits énergétiques semble dans ce texte réservée aux énergies renouvelables28Directive 2006/112/CE, Annexe III..

Toujours au titre de mesures nationales, le RN propose de supprimer complètement la cotisation foncière des entreprises (CFE) et la contribution sociale de solidarité sur les sociétés (C3S) pour améliorer la compétitivité des PME. Rappelons d’emblée que la C3S ne s’applique qu’aux entreprises dont le chiffre d’affaires est supérieur à 19 millions d’euros, alors que le seuil pour être considéré comme une petite entreprise en France est fixé à 15 millions d’euros29Code de commerce, Article D230-1., les plus petites de nos PME en sont donc exonérées. Une telle mesure aurait un coût de 10,6 milliards d’euros30Source : Les impôts sur la production (fipeco.fr).

Les mesures protectionnistes défendues par le RN pourraient également avoir un impact négatif sur les recettes publiques en raison du ralentissement économique qu’elles engendreraient. Une stratégie de repli commercial non pilotée pourrait conduire à une perte pérenne de 3 points de PIB31Conseil d’analyse économique, Avis de tempête sur le commerce international : quelle stratégie pour l’Europe ?, 2018. pour l’activité économique. Ceci représenterait un montant de l’ordre de 35 milliards d’euros de perte de recettes publiques32En retenant une élasticité aux prélèvements obligatoires de 1, ce qui est habituellement retenu (source : Fipeco)..

En parallèle, nombre de mesures du programme du Rassemblement national viendraient accroître les dépenses publiques :

  • augmenter l’effort en matière de dépenses publiques de recherche & développement pour atteindre 5% du PIB, soit un effort de 2,7 points par rapport à la situation actuelle33Les dépenses intérieures de recherche et développement sont de 2,18% du PIB en 2022 (source : Insee).. S’il n’est pas question ici de critiquer cette ambition, qui aurait de nombreux impacts positifs pour l’économie française, elle nécessite toutefois d’être financée. Or, le RN n’explique pas comment. Cet effort représente de 35 à 40 milliards d’euros ;
  • instaurer la primauté de la préférence nationale par rapport au prix dans les marchés publics. Ici ne seront pas discutées les difficultés juridiques à mettre en œuvre une telle mesure en l’état actuel du droit de la commande publique ni les probables mesures de rétorsion de nos partenaires européens vis-à-vis des entreprises françaises candidates à leurs marchés publics. Malgré une interdiction de droit commun, rappelons toutefois que nombre d’initiatives locales existent déjà en la matière. De nombreuses collectivités mettent en place des réseaux locaux d’achat et de distribution, notamment de produits alimentaires pour approvisionner les centres de restauration collective (établissements scolaires, institutions publiques). S’il est tout à fait possible d’assumer le choix de faire prévaloir un autre critère que celui du prix dans l’accès aux marchés publics, comme l’emplacement du siège de l’entreprise candidate (si le principe de préférence nationale est interdite, le droit de la commande publique offre quelques exceptions à ce principe34Article R2152-7 du Code de la commande publique.), il est indispensable de prendre en compte qu’une telle stratégie se traduira mécaniquement par un accroissement du coût des achats des collectivités publiques, les entreprises françaises étant incitées à accroître leur prix en l’absence de concurrents étrangers.

Les mesures proposées par le RN pour financer ces mesures ne sont pas crédibles. Il propose de baisser la contribution de la France au budget européen pour financer la baisse de la TVA sur l’énergie. Cela signifie baisser notre contribution de moitié (qui passerait de 21,6 milliards d’euros à 11 milliards d’euros)35Prélèvements sur recettes au profit de l’Union européenne, Loi de finances initiale 2024.. En l’état actuel des règles européennes, cela n’est pas possible : l’aide européenne est en grande partie fixée sur la richesse nationale (ressource RNB) et sur le reversement de recettes fiscales (TVA, droits de douane). Ou alors, cela signifierait la sortie de la France de l’Union européenne. Or, Jordan Bardella a renoncé, du moins dans son discours, à toute ambition de Frexit36« On ne va pas quitter la table de jeu alors qu’on est en train de gagner » lors de l’audition de Jordan Bardella devant la CPME, 20 mars 2024. Le parti a en effet revu sa position à ce sujet depuis les élections européennes de 2014, abandonnant l’idée d’une sortie de l’UE.. Rappelons enfin que la contribution de la France au budget de l’Union européenne est le reflet de sa place de leader économique dans l’Union (deuxième contributeur derrière l’Allemagne37Prélèvements sur recettes au profit de l’Union européenne, Loi de finances initiale 2024.). 

Enfin, la restriction des aides sociales versées aux résidents conduirait selon Jordan Bardella à une économie de l’ordre de 10 à 15 milliards d’euros38Audition de Jordan Bardella devant la CPME, 20 mars 2024.. Naturellement, ce chiffre n’est pas détaillé mais il semble hautement improbable. Il n’est pas question ici de discuter la moralité d’une telle décision, ni de ses conséquences sociales ou en matière de santé publique. En termes de finances publiques, rappelons simplement que les étrangers rapportent dans l’ensemble plus qu’ils ne coûtent à l’État par l’activité économique qu’ils génèrent et les impôts et cotisations payées, de l’ordre de 1 point du PIB39OCDE, Perspectives des migrations internationales 2021..

Impact du programme du RN sur les finances publiques européennes

Cela n’étonnera guère, les propositions du RN visent explicitement à réduire la taille du budget européen. La baisse de moitié de la contribution de la France au budget européen pour 10 milliards d’euros en est la marque.

Il est toutefois exquis de constater que si le RN s’oppose à toute nouvelle recette fiscale européenne, il est en faveur de l’élargissement du MACF aux produits finis et semi-finis (voir 1.2.).

Il s’oppose également à la levée d’une dette européenne. Or, l’Union européenne bénéficie de conditions d’emprunt bien meilleures que celles des États membres. Les taux d’emprunt de l’Union européenne sont moins élevés et la dette européenne est mieux notée que celle de la France : le taux à dix ans est ainsi de 2,75% pour la dette européenne40Dernière adjudication au 29 avril 2024 (source : Commission européenne) et 3,5% pour la France41Dernière adjudication au 2 mai 2024 (source : Agence France Trésor) ; la note de la dette européenne est AAA42Source : Commission européenne. alors que celle de la France est de AA à AA-43Source : Agence France Trésor. et pourrait bientôt être dégradée en raison des dérapages budgétaires actuels. Il existe bien un enjeu autour du remboursement de cette dette, qui se fera par les contributions nationales (à défaut de nouvelles ressources propres de l‘Union européenne pour les absorber). Or celle de la France est l’une des plus importantes. La Cour des comptes estime que cet emprunt pourrait ainsi accroître le prélèvement sur recettes de l’Union européenne de 2,5 milliards d’euros par an sur la durée de remboursement de cet emprunt44Cour des comptes, L’impact du budget européen sur le budget de l’État, 2023.. Toutefois, l’argument strictement budgétaire est ici mis en balance avec les besoins d’investissements de l’Union européenne. En obtenant 40 milliards d’euros de cet emprunt, l’État français a pu financer des projets de transition environnementale comme des investissements ferroviaires ou encore des bornes de recharge45Communiqué de presse du 16 janvier 2024, ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté numérique et industrielle.. Ce faisant, il offre une manne financière complémentaire, notamment aux collectivités territoriales, qui porte plus de la moitié de l’investissement public en France.

En somme, les propositions du RN en matière de finances publiques ont dans l’ensemble assez peu de sens.

En grattant la fine couche de souverainisme du programme économique du RN, on prend ainsi conscience de la vacuité des mesures proposées. In fine, le décalage entre d’une part le manque de cohérence et de maîtrise des sujets économiques du RN et, d’autre part, les intentions de vote pour ce parti interpelle. C’est l’image de la France qui sera écornée d’avoir envoyé une importante délégation d’élus RN au Parlement européen avec un programme aussi néfaste pour l’économie française et européenne que pour les populations les plus modestes.

  • 1
    « La France revient, l’Europe revit », programme du Rassemblement national.
  • 2
    Entreprises remplissant deux des critères suivants : plus de 250 salariés, plus de 50 millions d’euros de chiffres d’affaires, plus de 25 millions d’euros de total de bilan.
  • 3
    Voir son programme ici.
  • 4
    Voir son programme ici.
  • 5
    Réglement(UE) 2023/956.
  • 6
    Commission staff working document impact assessment report accompanying the document Proposal for a regulation of the European Parliament and of the Council establishing a carbon border adjustment mechanism, SWD(2021)643, 14 juillet 2021.
  • 7
    La Fabrique de l’industrie, Emplois industriels menacés par la crise énergétique, le MACF et l’IRA : une estimation, 2023.
  • 8
    Voir sur le site du Parlement européen.
  • 9
  • 10
    Le financement non bancaire par des fonds de dette privée ou de capital investissement ne convient pas à la plupart des PME mais est principalement destiné aux entreprises en croissance.
  • 11
    Ratio entre le total des prêts octroyés et les ressources issues de l’épargne réglementée.
  • 12
  • 13
    Respectivement, la partie non centralisée de l’épargne réglementée doit être utilisée pour financer des projets contribuant à la transition écologique (obligation d’emploi minimale de 10%) et l’économie sociale et solidaire (obligation d’emploi minimale de 5%).
  • 14
  • 15
    Sur nos dix premiers partenaires économiques, huit sont des pays européens (Allemagne, Italie, Espagne, Belgique, Pays-Bas, etc.) – Voir La France et ses partenaires économiques, pays par pays, ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
  • 16
    La critique du programme énergétique du RN ne sera pas traitée dans cette note. Voir les notes suivantes à ce sujet qui mettent en avant les limites et les contradictions de ce volet du programme du RN : Neil Makaroff, Élections européennes : que veut le Rassemblement national sur le climat ?, Fondation Jean-Jaurès, 26 février 2024 ; Nicolas Goldberg, Le « paradis énergétique » de Jordan Bardella, Terra Nova, 6 mai 2024.
  • 17
    « Il s’agit de remettre en cause la stratégie de décroissance « De la ferme à la fourchette » », Programme du Rassemblement national.
  • 18
    « Le progrès s’appelle localisme et donc circuits courts », comme Marine Le Pen le déclarait. Voir Guillaume de Calignon, « Élections européennes : ce sur quoi Le Pen va faire campagne », Les Échos, 19 février 2019.
  • 19
  • 20
  • 21
    EV Report Outlook – 2024, Agence internationale de l’énergie, 2024.
  • 22
    World Energy Outlook, Agence internationale de l’énergie.
  • 23
    Source : Insee.
  • 24
    « Nous rembourserons la dette » a déclaré Jordan Bardella en audition devant la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), 20 mars 2024.
  • 25
    Conseil des prélèvements obligatoires, La TVA, une taxe à recentrer sur son objectif de rendement pour les finances publiques, février 2023.
  • 26
    Ibid.
  • 27
  • 28
    Directive 2006/112/CE, Annexe III.
  • 29
    Code de commerce, Article D230-1.
  • 30
  • 31
    Conseil d’analyse économique, Avis de tempête sur le commerce international : quelle stratégie pour l’Europe ?, 2018.
  • 32
    En retenant une élasticité aux prélèvements obligatoires de 1, ce qui est habituellement retenu (source : Fipeco).
  • 33
    Les dépenses intérieures de recherche et développement sont de 2,18% du PIB en 2022 (source : Insee).
  • 34
    Article R2152-7 du Code de la commande publique.
  • 35
    Prélèvements sur recettes au profit de l’Union européenne, Loi de finances initiale 2024.
  • 36
    « On ne va pas quitter la table de jeu alors qu’on est en train de gagner » lors de l’audition de Jordan Bardella devant la CPME, 20 mars 2024. Le parti a en effet revu sa position à ce sujet depuis les élections européennes de 2014, abandonnant l’idée d’une sortie de l’UE.
  • 37
    Prélèvements sur recettes au profit de l’Union européenne, Loi de finances initiale 2024.
  • 38
    Audition de Jordan Bardella devant la CPME, 20 mars 2024.
  • 39
    OCDE, Perspectives des migrations internationales 2021.
  • 40
    Dernière adjudication au 29 avril 2024 (source : Commission européenne
  • 41
    Dernière adjudication au 2 mai 2024 (source : Agence France Trésor)
  • 42
  • 43
  • 44
  • 45
    Communiqué de presse du 16 janvier 2024, ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté numérique et industrielle.

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