Lettre inédite de Hugo Haase à Jean Jaurès, 26 juillet 1914

Le nom de Jean Jaurès est souvent associé à la lutte contre la guerre. Jusqu’à son dernier souffle, il échangea avec les socialistes européens pour préserver la paix, comme en témoigne cette lettre inédite conservée dans les collections de la Fondation Jean-Jaurès, commentée par l’historien Jean-Numa Ducange.

« Berlin, le 26 juillet 1914.

Mon cher, très cher camarade Jaurès,
La situation politique suscite en moi un vif désir de convoquer une réunion commune avec un de nos camarades français.
Hier, l’exécutif de notre parti a lancé un appel contre la guerre et l’a publié dans le Vorwärts1Le Vorwärts (En avant) était le quotidien du Parti social-démocrate allemand. et dans toute la presse du parti. Il souhaite organiser des réunions de masse contre la guerre dans tout le Reich allemand. À Berlin, elles auront lieu après-demain, mardi.
Moi-même ou un autre membre de l’exécutif du parti aimerions beaucoup venir à Paris pour une conférence. Mais certains d’entre nous ne sont pas à Berlin en ce moment, et les autres sont retenus ici par les événements. L’un d’entre vous pourrait-il venir ici à Berlin, et rapidement ? Si cela n’est pas possible, je suggère qu’un député de chez nous et un de chez vous se rencontrent à Cologne.
Seul le mardi est hors de question, car nous avons déjà des activités en tant qu’intervenants ce jour-là.
Nous sommes en mesure de vous donner des informations importantes sur la situation et nous espérons parvenir à un accord sur notre position lors d’une discussion commune.
Aussi nous attendons un télégramme de votre part à propos de notre résolution.
Je vous envoie mes salutations sincères, également de la part de ma famille, et vous salue très fraternellement.

Votre dévoué, Hugo Haase »

Jaurès paya de sa vie ces engagements le 31 juillet 1914, assassiné par un nationaliste. Quelques jours plus tard, ce pour quoi il avait lutté pendant des années se soldait par un terrible échec : le déclenchement de la guerre entre la France et l’Allemagne.

Depuis lors, des centaines d’articles et d’ouvrages ont été écrits à propos du grand tribun socialiste. Tous se confrontent à la même question : qu’aurait-il fait s’il avait survécu ? Aurait-il approuvé les crédits de guerre ? Aurait-il combattu la guerre même après son déclenchement ? Ce n’est pas le lieu ici pour reprendre dans le détail ce débat complexe. Des générations d’historiens ont avancé de multiples hypothèses pour essayer de comprendre les motivations des combats de Jean Jaurès. Sans exclusive, mentionnons notamment les historiens des années 1960-1970 qui se passionnèrent pour cette période, au premier rang desquels Madeleine Rebérioux et surtout Georges Haupt, éminent spécialiste du fonctionnement de l’Internationale et de l’idéologie internationalistes.

Malgré cette abondante historiographie, des travaux récents ou en cours ont de nouveau repris la question, montrant tout l’intérêt qu’il y a à mener des recherches sur la période où évolua Jean Jaurès2Voir notamment les travaux, sans exclusive, d’Elisa Marcobelli.. Cette histoire mobilise plusieurs hypothèses, mais aussi une documentation renouvelée, notamment des archives inédites ou très peu utilisées. Par exemple, la lettre de Haase que nous publions ici est issue des archives de Pierre Renaudel conservées à la Fondation Jean-Jaurès, fonds mis à disposition récemment3Sur le fonds Renaudel, voir la présentation de Thierry Merel.. Elle mérite attention et permet de mieux comprendre les motivations des acteurs de l’époque qui tentèrent de mobiliser les peuples en faveur de la paix.

Qui était Haase ?

Il s’agit d’une lettre du 26 juillet 1914 rédigée en allemand4Jean Jaurès lisait et comprenait l’allemand depuis ses études à l’École normale supérieure. Il avait rédigé une thèse complémentaire en latin sur les origines du socialisme allemand. – très probablement donc une des dernières lettres reçues par Jaurès d’Allemagne quelques jours avant sa mort. L’auteur est le social-démocrate allemand Hugo Haase (1863-1919). Largement oublié aujourd’hui, Haase était pourtant en 1914 un des responsables les plus importants du SPD (Parti social-démocrate allemand). Député depuis 1897, il devint co-président du parti depuis 1911, d’abord avec August Bebel puis, à la mort de ce dernier en 1913, avec Friedrich Ebert. Haase s’engage fortement dans la lutte contre le militarisme sur des positions qui peuvent être rapprochées de celles développées par Jaurès en France. Le 30 avril 1914, le Bureau socialiste international – le BSI, l’organe qui coordonne l’Internationale socialiste depuis 1900 siégeant à Bruxelles – confie d’ailleurs à Jaurès et Haase, ainsi qu’au dirigeant hollandais Vliegen, le soin de préparer un rapport sur la « question de l’impérialisme et de l’arbitrage5Voir la lettre du BSI à Jean Jaurès du 30 avril 1914 conservée dans le fonds de l’historien Georges Haupt, transmis par Camille Huysmans (document numérisé avec le soutien du projet EUROSOC). » en vue du congrès de Vienne d’août 1914… Un congrès qui ne se réunira jamais en raison du déclenchement de la guerre.  

Haase exprime ici son désir d’organiser des meetings communs où seraient présents des représentants français en Allemagne, et inversement. Le document montre une certaine complicité qui s’était construite lors de rencontres internationales (congrès de l’Internationale socialiste et réunions du BSI notamment). Leur dernière rencontre aura lieu le 29 juillet, à Bruxelles, lors de la réunion du BSI. À cette occasion, Jaurès y prononça le dernier discours de sa vie.

Construire avec le SPD allemand

La tentative de construire des ponts avec la social-démocratie allemande était un axe fort de la politique de Jaurès ; selon lui, il n’existait aucun salut possible sans une union entre les socialistes des deux côtés des Vosges.

La documentation à propos de Jaurès étant réduite, il demeure des zones d’ombre, et donc des éléments à découvrir sur les liens personnels qu’il pouvait entretenir avec certains dirigeants allemands. On sait, par exemple, que ses relations étaient assez fraternelles avec le « révisionniste » Eduard Bernstein, mais il était trop éloigné de lui politiquement pour réellement s’entendre6Voir l’échange de lettres entre Jaurès et Bernstein : « Deux lettres inédites de Jean Jaurès à Eduard Bernstein », Annales historiques de la Révolution française, n°360, avril-juin 2010, pp. 219-225. Sur les rapports entre les deux, voir Emmanuel Jousse, « Jean Jaurès et le révisionnisme de Bernstein : logiques d’une méprise », Cahiers Jaurès, vol. 192, n°2, 2009, pp. 13-49.. Jaurès eut, par ailleurs, des rapports difficiles avec Karl Kautsky, le théoricien le plus important du SPD. Aussi, à la lecture des très rares correspondances dont nous disposons, cette lettre de Haase témoigne d’une complicité plutôt rare.

Son contenu confirme, par ailleurs, que, jusqu’au bout, il a existé des tentatives de nouer des liens entre quelques responsables du SPD et de la SFIO pour conjurer le risque de conflit. Mettons-nous un instant à la place d’un lecteur extérieur, peu au fait du contexte ; le contenu de la lettre ne laisse alors guère place au doute. Certes, le risque de guerre est immense, mais les socialistes semblent déterminés à se mobiliser pour empêcher le pire. Tentatives désespérées ? Elles montrent dans tous les cas un certain volontarisme à quelques jours des hostilités.

Une opposition progressive à la guerre

Ironie de l’histoire, Hugo Haase sera celui qui, au Reichstag (le Parlement allemand), lira la déclaration du groupe parlementaire en faveur des crédits de guerre le 4 août 1914. Il était pourtant personnellement contre, mais respectait la discipline du groupe qui s’était montré la veille très majoritairement favorable au vote.

Si Haase ne suivit pas Karl Liebknecht quelques mois plus tard lorsque ce dernier vote seul contre le renouvellement des crédits de guerre, l’ami de Jaurès commença à manifester son opposition dès juin 1915. Puis, un an après Liebknecht, à la fin de l’année 1915, Haase s’opposa finalement à la poursuite de la guerre au Reichstag, cette fois-ci avec seize autres parlementaires. Sa démarche devait le mener moins de deux ans après à la rupture avec la social-démocratie : il fonde avec des franges importantes du SPD un nouveau Parti social-démocrate indépendant (USPD), opposé à la guerre. Début 1919, Haase s’oppose en revanche à la création du Parti communiste allemand et défend la perspective d’une réunification des sociaux-démocrates, qui sera effective quelques années plus tard. Un processus qu’il ne pourra voir mener à son terme : le 8 octobre 1919, il subit le même sort que Jaurès, assassiné par un déséquilibré.

Le rôle qu’aurait pu jouer Jaurès

Osera-t-on affirmer que, si Jaurès avait vécu, il aurait poursuivi en France, mutatis mutandis, une trajectoire proche de celle de son camarade allemand ? À l’heure où « l’histoire contrefactuelle », ou des « futurs non advenus »7Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Paris, Seuil, 2016., rencontre un certain succès, l’hypothèse ne nous semble pas absurde. Il est, certes, difficile d’imaginer Jaurès prêcher seul dans le désert le 4 août 1914, à plus forte raison de la part de quelqu’un qui n’a jamais appartenu à l’aile gauche la plus internationaliste comme Karl Liebknecht. En revanche, le tribun de Carmaux se serait vraisemblablement détaché progressivement des socialistes les plus impliqués dans le « socialisme de guerre » ; la rupture avec des figures comme Pierre Renaudel ou Albert Thomas aurait été probablement effective – comme pour Haase avec Ebert en Allemagne – dès l’été 1915. De fait, sa grande popularité dans le mouvement socialiste en France aurait certainement contribué à bouleverser certains équilibres, mais jusqu’où ?

Au-delà de ces quelques projections, toute autre hypothèse paraît difficile et osée. Mais au même titre que l’on n’imagine mal la Révolution russe sans le rôle clef de Lénine ou encore la constitution de la République de Weimar sans Friedrich Ebert, la destinée du socialisme français serait restée difficilement dissociable des positions de Jaurès. Celui-ci incarnait alors pour un vaste collectif militant et sympathisant l’avenir de la gauche, et l’idéal d’une nouvelle République sociale.

  • 1
    Le Vorwärts (En avant) était le quotidien du Parti social-démocrate allemand.
  • 2
    Voir notamment les travaux, sans exclusive, d’Elisa Marcobelli.
  • 3
    Sur le fonds Renaudel, voir la présentation de Thierry Merel.
  • 4
    Jean Jaurès lisait et comprenait l’allemand depuis ses études à l’École normale supérieure. Il avait rédigé une thèse complémentaire en latin sur les origines du socialisme allemand.
  • 5
    Voir la lettre du BSI à Jean Jaurès du 30 avril 1914 conservée dans le fonds de l’historien Georges Haupt, transmis par Camille Huysmans (document numérisé avec le soutien du projet EUROSOC).
  • 6
    Voir l’échange de lettres entre Jaurès et Bernstein : « Deux lettres inédites de Jean Jaurès à Eduard Bernstein », Annales historiques de la Révolution française, n°360, avril-juin 2010, pp. 219-225. Sur les rapports entre les deux, voir Emmanuel Jousse, « Jean Jaurès et le révisionnisme de Bernstein : logiques d’une méprise », Cahiers Jaurès, vol. 192, n°2, 2009, pp. 13-49.
  • 7
    Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Paris, Seuil, 2016.

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