Quelle vision les électeurs ont-ils de l’Union européenne et comment perçoivent-ils l’imbrication entre l’identité nationale et l’identité européenne ? Théo Verdier, co-directeur de l’Observatoire Europe de la Fondation, analyse les résultats de l’Enquête électorale française, réalisée par Ipsos pour le Cevipof, l’Institut Montaigne, Le Monde et la Fondation Jean-Jaurès, et identifie trois familles politiques – fédéraliste, souverainiste et composite – dans le rapport des Français au projet européen.
À trois mois des élections européennes, les données de l’enquête électorale apportent une analyse fine du rapport qu’entretiennent les Français au projet européen. Un premier regard met en lumière la chute du macronisme, en recul de cinq points par rapport à l’enquête de mars 2019 et centré sur son noyau dur social : un électorat âgé, CSP+ et diplômé1Gilles Finchelstein, La spectaculaire rétractation du macronisme, Fondation Jean-Jaurès, 11 mars 2024..
En décentrant le regard du duel RN-Renaissance, on constate les porosités électorales de certaines listes dans un scrutin à la proportionnelle à un tour qui laisse la place à une expression plus simple, sans le calcul du vote utile. 17% des électeurs d’Emmanuel Macron au premier tour de la dernière élection présidentielle se disent enclins à voter pour la liste du Parti socialiste (12%) ou des écologistes – Europe Écologie-Les Verts (EE-LV) – (5%). Près de 40% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon s’apprêtent également à voter pour ces deux listes, tandis que 16% des soutiens de Valérie Pécresse en 2022 penchent pour Jordan Bardella en 2024.
L’enquête réalisée par Ipsos pour le Cevipof, Le Monde, l’Institut Montaigne et la Fondation Jean-Jaurès nous renseigne enfin et surtout sur les convictions européennes qui sous-tendent cette expression électorale. Quand il s’agit de se positionner sur la valeur de la construction européenne, on identifie trois familles politiques parmi les Français.
En croisant la question de savoir si l’intégration européenne a été poussée trop loin ou devrait être approfondie avec la question de l’appartenance perçue (seulement « Français », «Français et Européen » ou seulement « Européen » par exemple), on isole trois ensembles politiques.
Un pôle « fédéraliste », convaincu que son identité s’inscrit dans un cadre national et européen. Une conviction qui appuie la nécessité de poursuivre l’intégration européenne. On y retrouve les sympathisants de Renaissance et de ses alliés, du Parti socialiste et d’EE-LV.
Un pôle « souverainiste » dont 60% ou plus déclarent se sentir exclusivement Français. Et ce, en étant ainsi logiquement convaincus que l’intégration européenne a été trop loin. Il s’agit des soutiens du « camp national », où se regroupent les deux partis d’extrême droite, le Rassemblement national et Reconquête. Ces répondants considèrent systématiquement l’influence des politiques européennes sur la France dans les différents secteurs testés comme étant tendanciellement négative, avec des résultats inférieurs à la moyenne des Français.
Enfin, apparaît un pôle composite composé des soutiens des Républicains, des Insoumis et du Parti communiste. Ils se retrouvent dans une affiliation politique où un quart à un tiers des Français concernés estiment prioriser leur identité française et considèrent comme trop avancée la construction européenne. Une synthèse abrupte nous amène à définir cet ensemble comme les tenants d’une ligne « Le Figaro – Marianne » sur les questions européennes, c’est-à-dire la cohabitation d’une vision politique centrée sur la souveraineté française, avec un refus de principe des discours sur le partage des compétences régaliennes, voire économiques ou agricoles, ainsi que la conviction d’une certaine nécessité de l’existence du projet européen couplée à une forme de subsistance idéologique – l’universalisme à gauche, le volontarisme européen dans la famille chiraquienne – qui amène à une position modérée, rassemblant partisans de l’extrême gauche et de la droite républicaine. Un courant Chevènement-Seguin version 2024.
La perception de l’Union qu’ont ces trois familles politiques influe sur le scrutin à venir, notamment pour les tenants du pôle souverainiste. La majorité des soutiens du RN et de Reconquête s’estiment défavorables au projet européen. Et votent avant tout en fonction d’enjeux nationaux (59% pour Reconquête, 65% pour le RN).
À l’opposé, seul un électeur sur quatre du pôle fédéraliste vote selon des considérations nationales. Et les soutiens des trois partis concernés vont ainsi chercher à exprimer un soutien quasi unanime au projet européen, même s’ils ne sont pas d’accord sur les formes de sa mise en place actuelle.
Enfin, le pôle composite demeure très majoritairement favorable au projet européen mais va chercher à exprimer son opposition aux formes actuelles de la politique européenne : seuls 16% des soutiens de LR soutiennent le projet européen « tel qu’il est mis en place », contre 42% pour Renaissance. Surtout, les sympathisants de ces trois listes voient dans la campagne un scrutin majoritairement national, avec pour La France insoumise (LFI) et le PCF la spécificité d’un vote d’opposition au président et au gouvernement (sentiment partagé par 62% et 48% de leurs soutiens).
Le scrutin proportionnel du 9 juin prochain, du fait de sa spécificité dans le paysage politique français, permet une expression au plus proche de la proximité partisane. Il révèle par conséquent les perceptions très spécifiques des trois familles politiques identifiées sur le projet européen. Notons toutefois que cette lecture ne présume pas du positionnement des soutiens des différents partis sur les sujets de fond : selon l’enquête, les partisans de LFI, du PS et d’EE-LV se rassemblent dans la priorisation sur les enjeux climatiques, tandis que Renaissance, LR et le RN se retrouvent dans la mise en avant des questions économiques.
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Abonnez-vous- 1Gilles Finchelstein, La spectaculaire rétractation du macronisme, Fondation Jean-Jaurès, 11 mars 2024.