Les premières années de l’écologie politique en France : une enquête philosophique

Poursuivant sa réflexion sur l’écologie politique, Clara Ruault analyse ses fondements et questionnements philosophico-politiques, mais aussi l’évolution de son rapport au politique et au pouvoir.  

Dans un précédent article, nous avons tenté de comprendre quels étaient les risques contemporains de dépolitisation que l’écologie encourt, dans sa traduction et son interprétation capitalistes. Mais en y regardant de plus près, on voit que le chemin qui mena l’écologie à sa politisation n’était pas tout tracé. L’écologie a dès ses débuts « flirté » avec l’apolitisme qui fut pour elle une tentation forte, perceptible dans une tension permanente entre une volonté d’ancrage local et de retrait autonomiste, d’une part, et une critique globale du capitalisme productiviste, d’autre part. Mais il est possible de voir dans les premières années de l’écologie, dans ses tâtonnements militants et dans son mode d’expression culturelle, une impulsion politique originelle. Celle-ci est, selon nous, perceptible dans la mise en pratique de l’adage bien connu et souvent détourné, « act local, think global ». Contre sa possible réinterprétation en termes de « geste écologique » et d’écoresponsabilité individuelle, il importe de comprendre quel fut le sens premier de ce mode d’action collectif, caractéristique d’une écologie avant tout critique et subversive.

Ainsi, nous chercherons à comprendre quels ont été les obstacles que l’écologie a rencontrés sur la voie de sa politisation, et quels ont été les soutiens théoriques qui lui ont permis de faire face à ce difficile questionnement, à cette hésitation originelle – changer la vie ou changer le monde. Quelle théorie politique pour l’écologie ?

Ce qu’il faut comprendre dans les premières années de l’écologie politique en France, c’est qu’il est impossible de séparer la forme et le contenu de sa politisation. Les revendications politiques des premiers « écolos » sont inséparables de la définition formelle de son activité militante. C’est en comprenant ce contre quoi l’écologie se défend qu’il est possible de comprendre quelle théorie, quelle forme politique la sous-tend. L’écologie ne fait pas son apparition en terrain vierge : elle puise dans une tradition politique vaste et plurielle pour en proposer, de façon syncrétique, une version originale. Elle hérite donc des formes d’expression politique qui l’ont précédée pour proposer une nouvelle culture politique, dans une tension perpétuelle avec la tentation de l’apolitisme.

En effet, la politisation de l’écologie est un phénomène qui ne va pas de soi. Pour vivre en écologiste, pourquoi ne pas simplement s’en remettre à une retraite individuelle à la Thoreau ? Plus précisément, l’écologie politique entretient des rapports complexe aux formes militantes traditionnelles de la gauche, qui, à l’image du socialisme, cherche avant tout un accès au pouvoir. Or l’écologie politique se présente d’emblée sous les traits d’une volonté collective de pression, plus que d’accès au gouvernement.

À quel titre pouvons-nous cependant parler d’un ancrage à gauche de l’écologie politique ? Une ébauche de réponse est à trouver dans la réinterprétation écologique des problèmes diagnostiqués par la tradition socialiste depuis Marx : l’aliénation et la domination – et plus précisément leur renouvellement dans le cadre de la société industrielle avancée. L’hypothèse militante des premières années de l’écologie politique est qu’on ne peut s’en remettre uniquement aux outils politiques du socialisme : il importe de formuler une réponse écologique aux nouvelles dynamiques d’« arraisonnement » (Heidegger) et de « réification » (Lukács) de l’homme dans l’état actuel de la société.

Il s’agit alors pour l’écologie de formuler une proposition politique cohérente avec ce renouvellement et cette reformulation des enjeux socialistes, en puisant notamment dans la tradition libertaire et autonomiste. Pour se confronter à des enjeux qui lui sont propres, il importe de constituer une nouvelle culture politique, à l’opposé de la tentation socialiste à l’égard de la technocratie et de la hiérarchie. On comprend d’emblée les difficultés avec lesquelles l’écologie politique a appréhendé la question de la prise du pouvoir.

La forme militante qui apparaît alors est celle du retrait : créer une société alternative sans formuler explicitement une critique globale du capitalisme, avec laquelle l’écologie politique naissante entretient un rapport ambigu – on s’en extrait, mais on ne le combat pas sur un mode politique. Le réformisme écologique apparaît alors sous les traits de « small-scale radical reforms » (Dimitri Roussopoulos). En un mot, la radicalité apparaît bien dans les idées et les nouvelles formes d’expérimentation sociale promue par cette contre-culture inédite, mais ne parvient pas – et ne cherche pas à parvenir – jusqu’aux urnes.

Cependant, malgré cet ancrage local, les revendications de l’écologie ont sans aucun doute une portée subversive et prennent la forme d’une critique sociale. Comme l’a montré Serge Audier1Serge Audier, L’âge productiviste. Hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques, Paris, La Découverte, 2019., c’est dans son lien avec l’anti-productivisme que l’écologie touche à une critique globale du capitalisme. Mais pas n’importe lequel. Les utopies socialistes, avec lesquelles l’écologie prend ses distances, étaient relativement techno-optimistes. Marx lui-même voyait dans les modes de production capitalistes les bases de l’avènement d’une société socialiste et portait un regard critique sur les ludistes désireux de « détruire les machines ». Comme nous l’avons montré dans un précédent article, c’est dans le diagnostic du dévoiement de la promesse technique originelle (en finir avec le manque et la nécessité) et dans la volonté de subvertir l’outillage technologique tel qu’il est que l’écologie exprime avec le plus de ferveur sa critique du capitalisme. Cette critique est donc avant tout dirigée vers le productivisme comme idéologie. Mais quelle alternative l’écologie politique peut-elle alors formuler ?

Comme le fait remarquer Audier, la critique de la société de consommation, perçue comme société technologique, fait naître une « sensibilité anticapitaliste inédite » qui transcende les catégories classiques du socialisme. Ces nouvelles revendications n’ont pas pour objet la préservation de l’environnement, mais la promotion d’un nouveau mode de vie. Comment traduire cette aspiration, qui s’exprime comme un retrait collectif plus que politique, en une force transformatrice de la société en général ? Pour ce faire, l’écologie emprunte au projet libertaire ses modes d’expression politique, à savoir notamment l’affirmation d’une volonté d’autodéfinition des modes de production et des besoins. En un mot, l’écologie puise dans le socialisme une puissance critique à l’égard de l’aliénation et de la domination, sur lesquels elle porte un regard renouvelé, authentiquement écologique ; et elle emprunte à la conception libertaire une solution autonomiste au problème posé par les excès de la société d’abondance. La critique est alors tout naturellement dirigée vers les instruments aliénants de cette société, perceptibles aussi bien dans les rapports sociaux que dans les outils de production. L’écologie politique naissante reprend donc les revendications libertaires à l’encontre de la centralisation et de la hiérarchie en orientant la critique vers les instruments anti-écologiques propres à la société industrielle avancée : ses moyens techniques.

Nous pouvons alors adresser une légère critique à l’analyse d’Audier : ce qu’il qualifie de pré-écologique correspond en réalité aux motivations profondes des premiers militants écologistes. L’originalité de l’écologie en France, si on la compare à son équivalent outre-Atlantique, est qu’elle n’est pas d’abord environnementale. Elle n’a pas pour objet premier la défense de la nature, mais plutôt une réélaboration du rapport existentiel à celle-ci, dans un souci d’autonomie et d’émancipation. L’écologie ne signifie pas autre chose : elle est philosophiquement et historiquement une pensée critique, toujours à l’affut de ses potentielles récupérations non-subversives (Audier). Or, le médiateur principal de notre rapport à la nature est la technique. Le retrait écologique des premiers militants de l’écologie culturelle vise bien à rétablir un rapport intuitif au milieu de vie, à ce qu’André Gorz appelle « monde vécu » – un univers de sens dans lequel l’individu comprend et maîtrise ses actes et l’intention qui les porte. C’est ainsi que l’on peut expliquer l’apparition, parmi les formes nouvelles d’expérimentation sociale, d’un attrait pour les technologies douces, à échelle humaine.

Le technocriticisme, qui a beaucoup influencé l’écologie dans les années 1970, ne doit donc pas être confondu avec une technophobie. Illich, comme Marcuse, pense l’avenir de la technologie. Il s’agit donc d’une critique de la technologie telle qu’elle est, dans les formes qu’elle prend dans un système productiviste. Il est donc possible de se réapproprier sur un mode subversif les outils qu’elle propose, en vue de satisfaire des besoins définis de façon collective et autonome. C’est également comme cela que l’on peut comprendre la critique du nucléaire ou des installations militaires (Larzac), qui ne prit pas immédiatement la forme d’une défense de l’environnement en tant que tel, mais plutôt d’un souci de préservation du monde vécu contre les assauts technocratiques – ceux-ci étant définis à la fois comme technologiques et « expertocratiques ». Mais la critique de la technique ne se résume pas aux innovations et aux gigantismes, elle vise bien la « rationalité technologique » telle que la définit Marcuse2Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, Paris, Éditions de Minuit, 1968. : une rationalité irrationnelle, qui accroît la domination de l’homme sur la nature tout en créant des formes de nécessité nouvelles et artificielles.

Ainsi, l’écologie naissante ne se donne pas les moyens – et ne cherche pas à se les donner – de combattre politiquement le capitalisme. Elle en formule une critique qui se dirige avant tout vers le caractère aliénant de ses outils technologiques. C’est dans son rapport à la technique que l’écologie élabore sa portée subversive. De fait, ce que l’écologie emprunte au technocriticisme, et ce qu’elle met en place en termes d’éléments concrets pour changer la vie tout en ayant en tête une réélaboration globale des modes d’existence et de la rationalité capitalistes, est inséparable des formes qu’elle a héritées du projet libertaire comme des objectifs socialistes. L’écologie apparaît en outre encore aujourd’hui comme l’élément perturbateur du socialisme, réinterprété en des termes écologiques, jugés plus pertinents pour répondre aux contradictions de la société industrielle avancée.


  • 1
    Serge Audier, L’âge productiviste. Hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques, Paris, La Découverte, 2019.
  • 2
    Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, Paris, Éditions de Minuit, 1968.

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