La philosophe Clara Ruault analyse combien la réflexion d’André Gorz sur la dépolitisation des enjeux écologiques par « l’expertocratie » fait aujourd’hui résonance. En effet, l’essence critique et « subversive » de l’écologie politique et son objectif proclamé d’émancipation individuelle et collective semblent aujourd’hui niés et bien éloignés des discours dominants.
Certains penseurs ont depuis longtemps milité théoriquement contre la potentielle dépolitisation de l’écologie. Pour André Gorz par exemple, l’écologie perd sa force politique dès lors qu’elle est intégrée et soumise à la rationalité capitaliste. Là où l’écologie politique est au départ une force critique et subversive, elle se trouve enrôlée dans une logique qui la dépossède de cette potentialité pour l’asservir aux nécessités du système. Il faut ainsi, pour Gorz, revenir au sens originel du mouvement, qui voit dans l’écologie une nécessité subjective.
En effet, les premiers mouvements écologistes, dits de l’écologie culturelle, s’attachaient avant tout à reconquérir le sens vécu qui attache l’individu à son milieu. Ici, il ne faut pas se méprendre : l’idée de « monde vécu » chère à Gorz n’est pas assimilable au milieu naturel, ou « environnement ». Il s’agit bien d’un rapport intuitif et concret à son milieu de vie, dont l’individu s’est trouvé privé du fait de la rationalité et du progrès technologiques qui se répandent dans l’intégralité de son espace de sens, dans ses désirs, ses aspirations, ses loisirs.
Ainsi, Gorz distingue deux types d’écologie : une écologie « expertocratique », qui vise à conserver les capacité d’autorégénération de la nature dans le cadre d’un système productif qui demeure intact, et une écologie plus véritablement politique qui vise à modifier radicalement le rapport de l’homme à la nature, et en premier lieu l’outil originel de ce rapport : la technique. C’est à travers ce que l’on pourrait appeler la subversion de l’appareil technologique que se politise véritablement l’écologie, faisant ainsi voir son ancrage à gauche au travers d’une rupture avec l’industrialisme et le productivisme acharnés.
Si l’écologie est politique, c’est que, d’une part, elle s’attache à libérer l’individu de cette nouvelle nécessité que fait naître la rationalité technologique et la logique de l’innovation perpétuelle, du toujours-plus et du toujours-mieux. Et d’autre part, parce que cette écologie est critique, qu’elle remet en cause les fondements d’un appareil socio-économique productiviste.
Ainsi, pour revenir sur le sens originel du mouvement, Gorz propose la chronologie suivante : on part de l’écologie culturelle pour arriver au rapport Meadows qui incite à mettre un frein à la croissance. Ces deux composantes s’unissent alors dans un constat objectif et subjectif quant à la nécessité de subvertir l’outillage technique productiviste ; c’est alors que l’écologie touche au politique. Elle fait trembler les fondations de l’idéologie productiviste, non seulement du fait d’une nécessité objective, mais également d’une intuition subjective selon laquelle les outils de domination de la nature servent du même coup à la domination de l’homme par l’homme. La limitation de l’acharnement de l’homme contre la nature n’est donc pas seulement une nécessité objective, mais elle est aussi une certitude subjective ressentie par tout citoyen qui s’expose aux formes nouvelles d’aliénation à travers le diptyque surproduction / surconsommation.
La politisation originelle des premiers mouvements fait que l’écologie politique n’est pas d’abord environnementale ; sa préoccupation première est bien la libération et l’émancipation de l’individu pris dans une logique contradictoire d’abondance et de dépossession, d’opulence et de frustration. Gorz propose en effet une théorie critique des besoins et de la consommation. Selon lui, du fait de la rationalité technologique, l’individu se retrouve astreint à de nouvelles nécessités, de nouveaux besoins, véhiculés par une société d’abondance qui crée de nouveaux manques et de nouvelles pénuries. La logique de dépossession du monde vécu s’élabore au travers de la captation des désirs et des besoins, qui oriente l’action des individus vers une fin qui leur semble authentique, vécue, mais qui n’a de sens en réalité qu’aux yeux des impératifs du système productif. Là où l’individu semble poursuivre un but propre dans l’acte de consommation, ce dernier ne satisfait pas un besoin réel, vécu et compris, mais remplit une fonction auprès des exigences du capital.
Ce que propose l’écologie politique, c’est bien un retour au monde vécu que défendait l’écologie dite culturelle, et cela passe par la réappropriation des désirs et des besoins. Gorz écrit en effet que « la défense de la nature doit donc être comprise originairement comme défense d’un monde vécu, lequel se définit notamment par le fait que le résultat des activités correspond aux intentions qui les portent, autrement dit que les individus sociaux y voient, comprennent et maîtrisent l’aboutissement de leurs actes ».
Gorz avait bien pris en compte les dérives possibles d’une écologie expertocratique qui dépossède l’écologie de ses potentialités subversives et de sa force critique. L’environnementalisme et la prise en compte exclusive de l’urgence climatique portent atteinte de deux manières à l’ancrage à gauche de l’écologie politique, à sa politisation originelle. D’une part, l’écologie pragmatique, qui vise à s’accommoder de la crise climatique et environnementale dans le cadre d’un système économique et productif qui demeure le même, masque la potentialité subversive de l’écologie, l’écologie politique en tant qu’elle est une forme de critique sociale. D’autre part, cette urgence se matérialise souvent à la conscience des individus comme une injonction à une transition écologique et énergétique à l’échelle personnelle. Cette sur-responsabilisation de l’individu, pensée comme moteur unique à la résolution d’un enjeu planétaire, se manifeste par la prolifération de la nécessité objective – « gestes écologiques » – qui incombe au citoyen.
Gorz écrit : « L’universel est séparé de la liberté et de la capacité de jugement autonome des individus ». Là encore, des comportements dits « éco-responsables » sont prescrits aux individus dans le but de la sauvegarde d’une nature abstraite qui demeure aux mains d’un système productif inchangé. La question d’un changement de rapport pratique à la nature ne se pose plus : il s’agit de la ménager afin de lui faire remplir des objectifs, qui sont d’abord ceux de sa sauvegarde, et qui sont du même coup imposés aux citoyens.
Ainsi, la dépolitisation des enjeux écologiques s’accompagne d’une dépossession de leur sens vis-à-vis des individus. Là où les premiers mouvements écologistes se préoccupaient de la sauvegarde non de la nature, mais du monde vécu, l’écologie expertocratique accroît l’hétérorégulation des activités à travers des contraintes exercées sur les citoyens. Ainsi, les comportements éco-responsables ne constituent pas des actions autonomes par lequel l’individu entrevoit une forme d’émancipation vis-à-vis de ce qu’Habermas, repris par Gorz, a appelé « colonisation du monde vécu », émancipation qui était au cœur de la politisation originelle de l’écologie et qui faisait ainsi voir son ancrage à gauche. Bien au contraire, les comportements individuels éco-responsables, ou « gestes citoyens », sont une nouvelle forme de fonctionnalisation des individus intégrés dans un système de préservation de la nature et de l’ordre établi qui en définitive leur échappe totalement. Il s’agit en réalité, pour le dire comme Gorz, de ménager la nature en prenant en compte les contraintes de la raréfaction des ressources matérielles et énergétiques. Cette urgence, ces motivations, sont donc parfaitement extérieures aux individus, mais c’est sur eux que repose supposément la résolution du problème, qu’il soit climatique (réduction personnelle de l’empreinte carbone par exemple) ou environnemental (préservation de la nature en tant que telle, par des actions ponctuelles).
Cette dépolitisation s’accompagne d’une invisibilisation de la préoccupation première d’une écologie politique et critique : l’émancipation individuelle et collective par l’abolition du détournement des outils de domination de la nature par l’homme en moyens de domination de l’homme par l’homme.
Il est donc possible d’étendre la théorie de Gorz sur la dépolitisation de l’écologie par l’expertocratie au travers de l’exemple de l’urgence climatique et de la préservation de la nature. Plus précisément, il s’agit de faire voir les mécanismes par lesquels l’individu est enjoint à une transition écologique et énergétique à l’échelle personnelle. L’écologie de la contrainte produit une dépolitisation et plus spécifiquement un désengagement du sens de l’action individuelle en matière d’écologie. Les actions auxquelles sont contraints les individus n’ont pas pour visée consciente la libération et l’épanouissement, quelle que soit la façon dont on veut les penser. En définitive, les individus ne sont pas maîtres du sens de leur action, qui leur est imposé par un système soucieux de se maintenir malgré les contraintes climatiques et environnementales. De la même manière qu’une personne fait fonctionner malgré elle un système dans l’acte de consommation par exemple, elle participe de façon hétéronome au maintien d’un statu quo socio-économique. Dans ce « geste citoyen », l’individu n’est pas pleinement maître de la finalité de ses actes dont les objectifs fondamentaux lui demeurent étrangers : on lui inculque l’idée d’une écoresponsabilité qui occulte le véritable objectif de cette contrainte.
L’urgence à agir face à une situation qui se dégrade du fait des contradictions d’un système socio-productif oblitère ainsi ces mêmes contradictions, contre lesquelles se démenait l’écologie politique à son origine. L’écologie se dépolitise ainsi en cherchant à trouver des solutions, des pis-aller, des adaptations en vue de la permanence d’un système qui s’auto-détruit à mesure qu’il prolifère. Cette écologie expertocratique et dépolitisée trouve ainsi son parachèvement dans le capitalisme vert, sapant ainsi les fondements d’une écologie politique conçue comme puissance de négation et critique subversive.
Il est donc intéressant de constater que Gorz n’avait pas vu (venir) la captation des comportements individuels par l’urgence climatique et l’épuisement certain des ressources naturelles. Mais son analyse de la dépolitisation des enjeux écologiques par l’expertocratie résonne aujourd’hui d’autant plus vivement que les injonctions à l’écoresponsabilité et au geste citoyen, mais aussi les formes d’écologie pragmatique à l’échelle des États, se multiplient. La politisation de l’écologie telle qu’elle est advenue dans les années 1960-1970, mais également sa force critique et subversive, se trouvent niées dans leur fondement qui était la sauvegarde de l’autonomie et du monde vécu. Les injonctions écologiques actuelles tendent en un sens à rapprocher l’individu d’une urgence abstraite et désancrée, qui s’exerce moins sur le citoyen lui-même que sur un système énergétique et productif en déroute.