Les mutations progressives du vote Rassemblement national

Les rĂ©sultats des Ă©lections europĂ©ennes ont montrĂ© que l’implantation du Rassemblement national comme une force politique majeure en France, recueillant plus de 30% des suffrages exprimĂ©s. Comment, entre 1984 et 2024, les caractĂ©ristiques sociales et gĂ©ographiques de son Ă©lectorat ont-elles Ă©voluĂ© ? Mathieu Gallard, directeur de recherche chez Ipsos, dĂ©crypte les ressorts d’un vote qui s’Ă©largit et s’ancre d’Ă©lections en Ă©lections.

Dès son irruption sur la scène politique lors des Ă©lections europĂ©ennes de 1984, les spĂ©cialistes du vote mettaient en avant les spĂ©cificitĂ©s de l’électorat du Front national (FN) : ancrĂ© au sein des catĂ©gories populaires, marquĂ© par un fort tropisme masculin et s’appuyant territorialement sur des bastions bien dĂ©finis. Les Ă©lections europĂ©ennes rĂ©centes ont montrĂ© que si ces angles d’analyse n’étaient pas obsolètes, ils n’en restaient pas moins Ă  relativiser tant l’électorat du Rassemblement national (RN), en s’élargissant, a aussi vu certaines de ses caractĂ©ristiques sociales et gĂ©ographiques se diluer ces dernières annĂ©es.

La fin du « gender gap Â»

Dès 1984, le Front national a été marqué par un vote s’appuyant sur les hommes : Nonna Mayer y voyait la conséquence de l’articulation de dimensions sociologiques comme l’influence du catholicisme chez les femmes, du mouvement d’émancipation féminin qui les aurait conduites à rejeter un certain conservatisme social et d’un rejet d’une forme de violence politique incarnée par Jean-Marie Le Pen. Ainsi, lors des élections européennes de 1984, 14% des hommes avaient fait le choix de la liste FN menée par Jean-Marie Le Pen, contre 8% des femmes – une tendance qui s’est poursuivie dans les décennies suivantes1Nonna Mayer, « Les constantes du vote FN », Revue Projet, n°354, 2016/5, pp. 11-14..

L’accession de Marine Le Pen Ă  la tĂŞte du parti en 2011 a toutefois changĂ© la donne : sa stratĂ©gie de dĂ©diabolisation du parti s’est appuyĂ©e sur la promotion d’un message de protection des femmes vis-Ă -vis des dangers que feraient peser sur leurs droits l’immigration ou l’Islam. De plus, certaines Ă©volutions sociales ont peu Ă  peu affaibli les barrières traditionnelles au vote en faveur de l’extrĂŞme droite (le recul de la pratique religieuse catholique), tandis que parallèlement les difficultĂ©s sociales spĂ©cifiques touchant les femmes des milieux populaires les ont rendues plus sensibles aux thĂ©matiques du parti. L’impact est visible : l’écart entre le vote des femmes et des hommes en faveur du RN s’est rĂ©duit lors des Ă©lections prĂ©sidentielles de 2012 puis de 2017, notamment chez les jeunes gĂ©nĂ©rations, avant de totalement disparaĂ®tre depuis 2022. Il n’y a dĂ©sormais plus de spĂ©cificitĂ© de genre dans le vote RN.

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Un électorat qui s’étend aussi bien vers les jeunes que les seniors

Les Ă©lections europĂ©ennes ont Ă©tĂ© marquĂ©es par une nette progression du RN au sein de toutes les tranches d’âge par rapport au scrutin de 2019 : +6 points chez les 70 ans et plus, +10 points chez les moins de 35 ans et jusqu’à +11 points chez les 60-69 ans. Le parti atteint des niveaux historiques dans toutes les classes d’âge, tout en conservant une structure marquĂ©e par une prĂ©sence plus forte au sein des catĂ©gories intermĂ©diaires (des trentenaires jusqu’aux sexagĂ©naires) et des niveaux sensiblement infĂ©rieurs Ă  la moyenne chez les plus jeunes et les seniors.

Reste que la forte participation électorale des seniors (68% des 60 ans et plus ont voté, contre 37% des moins de 35 ans) fait qu’ils pèsent d’un poids inédit : pour la première fois, quatre électeurs RN sur dix ont 60 ans ou plus, contre 21% lors de l’élection présidentielle de 2017. En revanche, du fait d’une mobilisation limitée, les jeunes restent en proportion très minoritaires : 19% de l’électorat RN a moins de 35 ans, un niveau stable dans le temps. On constate par ailleurs que l’élargissement progressif de l’électorat RN lui permet d’être implanté dans toutes les catégories d’âge, là où ses concurrents s’appuient généralement sur certaines générations précises.

Le RN bénéficie de l’électorat le plus semblable à la population française

Les europĂ©ennes ont Ă©tĂ© marquĂ©es par une poussĂ©e du RN dans toutes les catĂ©gories socio-professionnelles, mais le renforcement au sein du socle ouvrier (+13 points Ă  53%) et employĂ© (+11 points Ă  39%) semble avoir Ă©tĂ© encore plus marquĂ© que la percĂ©e chez les cadres auparavant totalement hostiles (+7 points Ă  20%). On constate aussi que l’augmentation est nettement plus forte chez les personnes ayant un niveau de diplĂ´me infĂ©rieur au baccalaurĂ©at (+14 points Ă  47%) ou de niveau baccalaurĂ©at (+14 points Ă  38%) que chez ceux ayant un diplĂ´me de niveau bac +3 ou plus (+4 points Ă  16%). Pour autant, le RN bĂ©nĂ©ficie lĂ  aussi d’une structure de son Ă©lectorat très diversifiĂ©e, et donc beaucoup plus proche de l’ensemble de la population que les autres grandes formations politiques.

Une extension territoriale du vote RN

Au-delĂ  des logiques d’élargissement gĂ©nĂ©rationnel et social de l’électorat RN, on constate le mĂŞme phĂ©nomène en termes gĂ©ographiques. Entre les Ă©lections europĂ©ennes de 2014 et celles de 2024, le RN a avant tout progressĂ© hors de ses fiefs historiques, se dĂ©veloppant dans des zones rurales, qu’elles soient de tradition catholique (Bretagne intĂ©rieure, VendĂ©e, Cantal, Lozère…) ou « laĂŻque Â» (Champagne, Bourgogne, Eure-et-Loir…).

De fait, le RN progresse très fortement par rapport Ă  2019 dans les communes de petite taille (+10,7 points Ă  38% dans les communes de moins de 5000 habitants) et rurales (+9,6 points Ă  37,7% dans les « communes hors attraction des villes Â» selon la catĂ©gorisation de l’Insee), alors qu’il stagne dans les pĂ´les urbains : +2,9 points Ă  17% dans les communes de plus de 100 000 habitants et +3,1 points Ă  18% dans les « communes-centre des aires urbaines de 200 000 habitants et plus Â». L’écart entre le vote des zones rurales et des centres des grandes agglomĂ©rations est plus fort que jamais, mĂŞme s’il doit ĂŞtre bien analysĂ© : Olivier Bouba-Olga explique ainsi que ces Ă©carts sont liĂ©s Ă  des sociologies très diffĂ©rentes (les territoires ruraux ont une population nettement plus âgĂ©e et populaire que les grandes agglomĂ©rations) plutĂ´t qu’à l’effet propre du lieu de rĂ©sidence2Alexandre LĂ©chenet, « Vote des villes, vote des champs : qu’en est-il exactement ? Â», La Gazette des communes, 26 avril 2022..

L’ancrage progressif du RN au sein de milieux sociaux qui lui Ă©taient auparavant hostiles prĂ©sente Ă  la fois des opportunitĂ©s et des risques pour le parti. S’élargir aux seniors, aux cadres ou aux diplĂ´mĂ©s du supĂ©rieur est un atout Ă©vident, car il lui permet d’être moins dĂ©pendant des logiques de participation Ă©lectorale « intermittente Â» des catĂ©gories populaires, qui dans le passĂ© lui Ă©taient gĂ©nĂ©ralement dĂ©favorables au moins lors des Ă©lections intermĂ©diaires. Mais face Ă  un Ă©lectorat de plus en plus hĂ©tĂ©rogène aussi bien du point de vue gĂ©nĂ©rationnel et social que territorial, on peut faire l’hypothèse qu’au-delĂ  des grands marqueurs communs (pessimisme sur l’avenir du pays, rejet des Ă©lites, hostilitĂ© Ă  l’immigration et Ă  la diversitĂ© culturelle…), les attentes des Ă©lecteurs RN en matière Ă©conomique, sociale et sociĂ©tale sont plus hĂ©tĂ©rogènes que dans le passĂ©. S’il parvient au pouvoir, que ce soit dans quelques semaines ou dans quelques annĂ©es, la question de la capacitĂ© du parti Ă  concilier des clientèles Ă©lectorales aux attentes et aux aspirations forcĂ©ment disparates se posera plus que jamais.

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