Les maires sont des acteurs de la fraternité sans le savoir

Si la fraternité est constitutive de notre République française, comment la définir à l’échelle d’une ville ? Sans doute comme une fraternité en action. Les maires et élus locaux sont, à la manière du Monsieur Jourdain de Molière, des acteurs de fraternité sans le savoir : c’est la conviction qu’exprime Florian Bercault, maire de Laval, dans cette contribution qui s’inscrit dans une série de réactions au rapport Fraternité nationale : penser une politique nationale pour rendre aux maires leur pouvoir de fraternité.

Le concept de fraternité est à la fois intime et profondément collectif. C’est le choix que fait une société humaniste acceptant sa condition d’interdépendance aux autres. S’il fallait trouver une métaphore à la fraternité, ne serait-ce pas la solidarité qu’il peut y avoir dans une cage d’escalier ? Au sein d’une cage d’escalier, des habitants se saluent, s’invitent, s’entraident, prennent soin les uns des autres.

Là se trouve la fraternité en action, face à une fraternité plus « globale » parfois en panne, comme l’illustre la montée des populismes qui prospèrent sur la méconnaissance et la peur de l’autre. Mais alors, comment généraliser la fraternité de cage d’escalier à toute une société, tout un pays ? En passant par des échelons intermédiaires : le quartier, la ville.

Pour cela, les communes ont un rôle essentiel à jouer, comme l’illustrent les situations de crise et les difficultés. Crise liée à la pandémie de Covid-19, sécheresses, émeutes urbaines sont autant de périodes traumatiques dont nous ne nous relevons collectivement que grâce et par la fraternité active. Et c’est souvent à l’échelle de la commune que cela s’organise d’abord. À Laval, ville à taille humaine et fraternelle par nature, nous expérimentons cette fraternité active en la déclinant en trois axes : une fraternité solidaire, une fraternité universelle, une fraternité citoyenne.

Fraternité solidaire : faire plus pour ceux qui ont moins

Le philosophe Emmanuel Levinas, dans Autrement qu’être, écrivait : « une cité humaine présuppose le fait originel de la fraternité et une coprésence sur un pied d’égalité comme devant une cour de justice1Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Le Livre de poche, 1990. ». La fraternité fait écho à la lutte contre les inégalités et s’imbrique parfaitement avec l’égalité, autre pilier de notre devise républicaine. Elle nous invite à partir des plus vulnérables pour construire des politiques publiques. À Laval, nous construisons des politiques de solidarités émancipatrices. Ces politiques visent à sécuriser les parcours de vie des habitants en les protégeant des accidents de la vie ou en leur permettant de dépasser leur condition d’origine pour élargir leurs possibles. Se loger, se nourrir, travailler, se déplacer… sont autant de nécessités essentielles qu’il convient de sécuriser pour tous.

Répondre aux besoins fondamentaux des habitants de la ville ne s’envisage pas seulement comme un objectif de politiques publiques qui se réduisent souvent à un nombre de logements à construire ou à rénover, un pourcentage de produits bio à la restauration scolaire, un nombre de kilomètres de pistes cyclables, d’arbres plantés ou d’emplois créés.

Répondre aux besoins collectifs et individuels mobilise aussi la force humaine et collective des individus, appelés dans leur désir de contribuer, poussés à redéfinir le sens donné à leurs actions quotidiennes et motivés par la nécessité d’inventer de nouvelles façons de faire.

À titre d’exemple, la vacance des logements ou leur sous-occupation sont les casse-têtes des professionnels de l’habitat. La ville peut participer à son échelle à des solutions simples et sans prétention mais qui s’appuient sur des ressorts puissants comme l’ouverture à l’autre, le partage, la rencontre. Avec le développement de l’hébergement temporaire chez l’habitant, de nouvelles solutions sont proposées à Laval pour les jeunes en alternance ou en formation sur le territoire. Des propriétaires occupants de leur logement devenu trop grand avec l’évolution de la famille retrouvent des nouvelles compagnies, de nouvelles ressources et participent à répondre à un besoin criant d’accueil.

On peut multiplier les exemples. Comment nourrir le plus grand nombre avec des aliments de qualité produits à proximité ? Même dans une ville comme Laval, située au cœur d’un bassin agricole prospère, il n’y a rien d’évident. Il ne faut pas avoir peur de bousculer les certitudes et les habitudes. Nous l’avons fait en co-construisant avec les habitants d’un quartier de la ville, le Grand Saint-Nicolas, une ferme au pied des immeubles. Cela va bien plus loin que des jardins partagés puisqu’il s’agit d’une véritable ferme, entité économique qui propose de nouveaux emplois à proximité des lieux de vie et accueille un espace de formation aux métiers localement en tension. La ferme urbaine de Saint-Nicolas doit pouvoir nourrir les habitants du quartier en commençant par produire les fruits et légumes qui correspondent aux attentes des habitants. Projet économique, projet social et projet alimentaire, la ferme sera ce qu’en feront les habitants du quartier.

Peut-on trouver une place à la fraternité dans nos politiques d’emploi et d’insertion ? Avons-nous encore des choses à inventer ? L’épopée de Val’orisons 53 en témoigne à Laval. Plus de 25 personnes ont rejoint depuis un an cette entreprise à but d’emploi qui s’inscrit dans une démarche d’inclusion sociale et de développement durable. Au terme d’une phase de préfiguration où la confiance, la rencontre, la relation humaine ont permis de faire aboutir le long processus de labellisation, une entreprise s’est constituée à partir des talents des habitants volontaires engagés. Au fur et à mesure, le développement de nouvelles activités donne lieu à de nouveaux recrutements en CDI à temps choisi. Cet exemple récent est un témoignage vibrant d’un avenir possible où emploi et responsabilité environnementale se conjuguent harmonieusement pour le bien-être de tous.

Le soutien aux initiatives en matière de covoiturage relève de la même logique.

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Fraternité universelle : penser global, agir local

Ce qui se passe à l’autre bout du monde ne peut nous laisser indifférents. Plus que jamais, les dérèglements planétaires ont un impact dans nos vies quotidiennes. Quand la guerre est de retour à l’est de l’Europe, l’inflation sur les prix de l’énergie explose. Quand la sécheresse au sud de la Méditerranée s’abat sur les agriculteurs, les prix des denrées de première nécessité s’envolent. Quand l’Amérique se replie sur elle-même en augmentant ses droits de douane ou que la Chine inonde de ses produits le monde loin du respect du devoir de vigilance, l’industrie européenne tremble. Les conséquences, nous les connaissons : baisse de pouvoir d’achat, hausse du chômage et repli sur soi qui alimentent la défiance à l’égard des migrants économiques et climatiques. Cette défiance mine les démocraties et nourrit les populismes les plus cyniques.

À l’échelle d’une ville, le monde est déjà présent mais quel cas est-il fait de ces femmes et de ces hommes venus des régions les plus démunies de la planète qui vivent à nos côtés ? À Laval, une large population guinéenne s’est installée dans les années 1990-2000. Cette arrivée importante de familles de ce pays d’Afrique de l’Ouest parmi les plus pauvres au monde répond d’abord à un fort besoin local de main-d’œuvre de l’industrie agro-alimentaire. De leur côté, les Guinéens qui s’installent sur notre territoire recherchent de nouvelles ressources pour leurs familles restées en Guinée. Certes, mais une ville fraternelle porte une exigence qui dépasse cette simple redistribution de ressources.

Ainsi, nous avons décidé de nous appuyer sur le talent de chanteur-compositeur de Mohamed Camara, alias Minoss, un Lavallois franco-guinéen dont la carrière artistique est en plein développement, pour faire émerger une nouvelle génération de musiciens. La ville a mis un studio d’enregistrement à disposition de cet artiste qui s’est produit en première partie de grands noms des musiques actuelles tels que Booba, MHD et Kery James. L’idée est qu’il partage son savoir-faire et la richesse de ses influences multiculturelles pour initier de jeunes talents à la création musicale grâce à l’association « Made up production ».

En parallèle, la ville de Laval soutient depuis 2021 la tenue du festival de cultures urbaines « Urban Made Ouest » qui rassemble principalement des artistes français et guinéens et auquel participent plusieurs milliers de personnes chaque année. Le succès de cette initiative a été remarqué par l’ambassade de Guinée à Paris. L’ambassadeur s’est déplacé par deux fois à Laval durant le festival, permettant de fortifier les liens entre Laval et la Guinée. « Laval est une ville petite par sa taille, mais grande par son nom en Guinée », m’a d’ailleurs soufflé un jour un Guinéen lavallois en permanence du maire.

Dans les quartiers populaires lavallois, le multiculturalisme est de mise avec des habitants venant de pays différents. Avec la maison de quartier du quartier du Pavement, nous avons créé il y a quelques années la Fête des peuples qui propose durant toute une journée des stands des différents pays dont sont issus les habitants du quartier. C’est un grand moment de partage festif mais aussi gastronomique puisque chacun apporte et échange ses spécialités culinaires. Ce grand banquet partagé fait écho aux traditionnels Noëls de la Maison de l’Europe, qui ouvrent aussi chaque année des horizons sur les différentes manières de fêter Noël avec des stands culinaires permettant le partage en toute simplicité.

Par la culture, nous pouvons créer des ponts. Par la culture, nous pouvons apprendre à mieux nous connaître les uns les autres. C’est pourquoi depuis deux ans, à Laval, nous développons des saisons culturelles dédiées à un pays pour mettre en avant sa culture, son histoire, son patrimoine et ce qui le lie à la France ou à Laval. Durant ces quelques semaines, nous organisons des tables-rondes avec des personnalités sur des sujets économiques, sportifs, culturels, diplomatiques, mais aussi des spectacles, des projections de film, nous invitons des auteurs… Ainsi, nous avons réalisé une saison québécoise dans le cadre des quarante ans du jumelage avec la ville de Laval au Québec, une saison allemande dans le cadre des cinquante ans du jumelage entre Laval et Mettmann, une saison bulgare ou encore une saison algérienne. Ces « saisons/pays » sont une vraie réussite qui démontre que la diplomatie peut se faire aussi et d’abord par les communes, une diplomatie du bas vers le haut, une diplomatie des habitants fraternels.

Fraternité citoyenne : la citoyenneté ne s’use que si elle n’est pas utilisée

La fraternité est intimement liée à la liberté et à la citoyenneté. Ces libertés individuelles sont cimentées par des rituels républicains, par un patrimoine et une histoire, par une langue, par une pratique. Dans une conférence ayant fait date, Ernest Renan posait la question « Qu’est-ce qu’une nation ? ». Et répondait : « C’est un plébiscite de tous les jours ». On ne naît pas citoyen fraternel mais on le devient et nous le sommes en action.

Les émeutes urbaines de l’été 2023 ont été d’une violence inouïe et ont fortement marqué les habitants des villes touchées. De nombreuses villes de tailles diverses, plus ou moins populaires, ont été impactées. À Laval, les dégâts importants ne peuvent laisser indifférent. Comment avons-nous pu en arriver là ? Est-ce l’échec de la promesse républicaine d’émancipation ? Comment faire pour que cela ne se reproduise pas ? Comment tirer les leçons de ces violences ? Ici, nous avons choisi de changer de méthode : partir des habitants des quartiers populaires, souvent discrets, pour comprendre leurs préoccupations, leurs difficultés, leurs réussites et leurs attentes. Nous avons organisé une convention citoyenne, dédiée aux quartiers populaires en tirant au sort cinquante Lavalloises et Lavallois dont une majorité issue des quartiers populaires. Durant trois week-ends, ces cinquante habitants ont travaillé à élaborer une réponse à la question suivante : « comment améliorer le quotidien des habitants des quartiers populaires et permettre à chacun de choisir sa vie ? ». Cette méthode de participation citoyenne a permis aux conventionnés d’échanger entre eux et de rencontrer des experts pour former un diagnostic et formuler des propositions. Le rendu final a pris la forme d’un manifeste pour les quartiers populaires de 25 propositions et 130 pistes d’action.

Jean-Louis Borloo, parrain de cette convention aux côtés d’Emmanuelle Cosse, a comparé les travaux de la convention citoyenne à une « épopée lavalloise ». Les conventionnés ont également apprécié la convivialité et la fraternité de la convention : « J’ai découvert des gens formidables tout simplement, nous avons échangé dans une ambiance sympathique », témoignait l’un d’eux. « C’est un travail collectif, une réussite », soulignait un autre. Désormais, la conférence des parties prenantes, composée de l’État, des différentes collectivités locales, des bailleurs et de la CAF, va s’engager à mener des actions concrètes avec un suivi des conventionnés.

Sur le temps périscolaire, de nombreuses actions visant à la rencontre, au questionnement, aux échanges sont organisées : grand concours d’échec, forum de l’égalité qui présente les travaux des élèves sur les questions de discrimination… La Ville de Laval a également lancé un programme éducatif pour lutter contre les troubles du langage chez les enfants issus de familles étrangères et en situation de précarité, en réponse aux constats des enseignants. Par l’école, nous développons une citoyenneté active et activons les ressorts de la fraternité.

Être et faire ensemble

La fraternité en action, tout comme le partage, le vivre-ensemble, la convivialité, forment une politique publique de cohésion et de la rencontre. À Laval, comme dans toutes les villes de France, seulement 20% de l’espace est public. C’est pourquoi nous rénovons ces espaces publics pour les rendre propices aux rencontres, à la sociabilité, à la fraternité. Nous devons chérir ces espaces publics car ils sont le patrimoine de ceux qui n’en ont pas. Tout comme nous devons chérir ces actions de solidarité, de citoyenneté organisées par les municipalités ou la société civile.

Ce sont des biens communs précieux. « Être et faire ensemble », telle pourrait être la devise de tous les maires de France. Pour construire des villes à haute valeur humaine.

 

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    Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Le Livre de poche, 1990.

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