Comment saisir tous les facteurs qui empêchent certains Français de partir en vacances ? Après une première enquête menée par l’Union nationale des associations de tourisme et de plein air (UNAT), Alliance France Tourisme et la Fondation Jean-Jaurès en 2022, dans un contexte d’érosion du pouvoir d’achat, un deuxième volet a été réalisé cette année. S’appuyant sur ses résultats, Antoine Bristielle, directeur de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation Jean-Jaurès, et Cécile Cottereau, déléguée générale de l’UNAT, décryptent ainsi les déterminants du comportement de nos concitoyens dans une période de grandes difficultés économiques.
Les « grandes vacances » commencent à peine et les tout premiers estivants arrivent sur leur lieu de villégiature. Dans le même temps, nous sommes quelques jours seulement après une tragédie, celle de la mort du jeune Nahel, et d’un épisode de violences urbaines d’une envergure inédite dont les protagonistes ont été certains « jeunes des quartiers ». Les conséquences de ces violences sur les personnes et sur les biens ont été presque unanimement condamnées car rien ne peut les justifier. Il faudra sans doute de nombreuses études, recherches et enquêtes pour analyser les ressorts de cette grave crise et ce qu’elle dit de notre pays. Toutefois, ses répercussions ont mis en évidence le désarroi d’une partie de notre population, son mal-être, sa colère et sa frustration. Dans ce contexte, la question du départ en vacances peut sembler anecdotique ou dérisoire alors que la violence s’est déployée sur notre territoire. Certes, partir quelques jours ne guérit pas tous les maux, même si, comme indiqué ci-dessous, dans un pays qui semble parfois fatigué et « à bout de nerfs », notre enquête1Les vacances des Français, étude Ifop pour l’Unat et la Fondation Jean-Jaurès, mai 2023. montre que les vacances constituent d’abord et avant tout un moment de déconnexion par rapport au quotidien et de repos bien mérité. Mais partir en vacances, c’est aussi et surtout « être comme tout le monde ». Notre enquête montre que ceux qui n’accèdent pas au départ portent cette expérience comme un stigmate : ils en ressentent une profonde frustration, au point que certains préfèrent ne pas en parler autour d’eux, voire mentir. Or c’est peut-être aussi de cela dont il est question avec ces jeunes des quartiers populaires, laissés aux marges de nos villes, victimes d’un enclavement auquel s’ajoute souvent une relégation sociale et culturelle.
Les associations qui œuvrent au départ en vacances du plus grand nombre appartiennent à la grande famille des mouvements d’éducation populaire. Quelques-unes de leurs structures ont paradoxalement été dégradées de façon inacceptable au cours des émeutes des derniers jours. Elles contribuent pourtant à la pacification des tensions et à la fabrication d’un monde commun, par-delà les territoires, ruraux ou urbains, et les clivages sociaux et culturels. Elles tissent au quotidien un lien immatériel entre les individus et participent à la réalisation de la promesse démocratique. En permettant à tous de partir en vacances, elles envoient aux habitants des quartiers populaires un message leur rappelant qu’ils sont fondés à partager le même imaginaire que les Françaises et Français les plus aisés d’entre nous, et la même expérience de temps libéré et de rupture avec le quotidien parfois monotone et pénible d’une vie.
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Abonnez-vousLes vacances, moment indispensable dans la vie des Français
La première chose particulièrement notable dans notre enquête est l’aspect essentiel des vacances dans la vie des Français, pour leur stabilité personnelle et familiale. En effet, lorsqu’on leur demande ce que les vacances leur évoquent spontanément (graphique 1), les premiers éléments cités sont le fait que les vacances sont un moment de déconnexion par rapport au quotidien (35%), un repos bien mérité (31%) et un temps consacré à sa famille et à ses amis (28%). Ces éléments arrivent devant des aspects plus « actifs » que pourraient constituer les vacances, comme la découverte d’un nouveau pays ou d’une nouvelle région (24%) ou un moment pour faire des activités qu’on ne peut pas faire à une autre période (11%).
Graphique 1. Quand on parle de vacances, qu’est-ce que cela vous évoque spontanément ? (deux réponses possibles)
Ces éléments montrent à quel point les vacances sont un moment particulièrement attendu par les Français, un moment pour se ressourcer et ne plus être soumis aux problématiques du quotidien et à la charge physique et mentale induite par les conditions de travail. À ce niveau, un léger clivage social apparaît : 43% des catégories supérieures évoquent les vacances comme un moyen de déconnexion contre 33% des catégories populaires, alors que 45% des catégories populaires évoquent un repos bien mérité contre 28% des catégories supérieures. Moyen de se dégager des contraintes psychologiques du travail quotidien contre moyen de se dégager des contraintes physiques du travail constituent ainsi les deux faces d’une même pièce.
L’aspect financier, un frein majeur à l’organisation des vacances
Pourtant, si les vacances constituent bien un élément essentiel de la vie de tout un chacun, les Français sont loin d’être égaux devant ce sujet. 60% des Français déclarent ainsi avoir renoncé à partir en vacances lors des cinq dernière années et 36% déclarent même que cela leur est arrivé « souvent » (graphique 2).
Graphique 2. Vous est-il arrivé au cours des cinq dernières années de renoncer à partir en vacances d’été pour des raisons financières (hors Covid-19) ?
D’une manière assez similaire, 52% des Français ayant des enfants de moins de 18 ans déclarent également avoir déjà renoncé à faire partir leurs enfants en vacances d’été pour des raisons financières. En outre, ces chiffres varient énormément selon les territoires, puisque 70% des Français vivant dans le Nord-Est n’ont pas pu faire partir leurs enfants contre 35% des Français habitant l’Île-de-France. De manière générale, il existe en la matière un véritable décalage entre l’Île-de-France et le reste du territoire métropolitain. Pourtant, on sait que la fréquence de départ en vacances dans la jeunesse est fondatrice tout au long de la vie : dans notre étude de 20222Dominique Marcel et Simon Thirot, Les vacances des Français : accès, pouvoir d’achat et financement, Fondation Jean-Jaurès, 8 juillet 2022., 65% des Français qui n’étaient pas partis l’été avaient déclaré n’être jamais partis en vacances dans leur jeunesse.
Évidemment, concernant le non-départ en vacances, un clivage social préoccupant se dessine à ce niveau : 67% des employés et 76% des ouvriers ont déjà renoncé à partir en vacances pour des raisons financières contre 45% des cadres. Le différentiel est important, mais ne doit pas non plus masquer une réalité plus large. Si près d’un cadre sur deux a déjà renoncé aux vacances d’été dans les cinq dernières années pour des raisons financières, c’est bien qu’il existe un problème majeur et structurel lié à ce moment pourtant indispensable dans la vie des Français. Là encore, il existe une fracture territoriale entre les communes urbaines de province et les communes rurales, d’une part, et l’agglomération parisienne, d’autre part3Nous ne disposons pour cette enquête que du chiffre de l’agglomération parisienne. Notre étude ne rentre pas dans le détail des départements limitrophes de la capitale. On peut supposer que le taux de renoncement au départ y est très différent..
Cela se perçoit d’ailleurs également lorsque l’on étudie spécifiquement le moyen que les Français utilisent pour financer leurs vacances. Si 87% utilisent leurs économies, 55% optent également pour d’autres moyens pour partir en vacances à moindre frais, en se faisant notamment héberger par leur famille ou leurs amis. Ce chiffre est par ailleurs en augmentation de six points depuis un an, preuve des difficultés économiques actuelles en période d’inflation. D’ailleurs, sur ce point précis, 60% des Français déclarent qu’ils ont changé leurs plans et la façon d’organiser leurs vacances d’été, en raison de la hausse des prix.
Graphique 3. En quoi avez-vous modifié vos habitudes ? (à ceux qui ont changé leur organisation)
Les pistes privilégiées pour voyager à moindre coût sont par ailleurs clairement identifiées (graphique 3) : partir moins longtemps que d’habitude (40%), partir moins loin que d’habitude (35%) et rechercher un hébergement moins cher qu’habituellement (30%).
Vers un été de la frustration ?
Comment réagissent les Français qui ne peuvent pas partir en vacances pour raison financière ? Assurément, le fait que les vacances soient perçues comme essentielles n’est pas sans conséquences chez celles et ceux qui ne peuvent pas en profiter pleinement (graphique 4).
Graphique 4. Sentiment ressenti en cas de renoncement à partir en vacances d’été pour raison financière
67% des personnes ayant déjà renoncé à partir en vacances d’été lors de ces cinq dernières années disent avoir ressenti de la frustration et un manque. Plus frappant encore, 56% déclarent ne pas avoir parlé à leurs proches des raisons de leur non-départ et 11% déclarent même avoir dit à leur entourage qu’ils étaient partis en vacances alors que ce n’était pas le cas ! Ce sentiment de « honte » concernant l’incapacité financière de partir en vacances est d’ailleurs particulièrement marqué au sein des catégories les plus modestes de la population : 65% des Français dont le revenu par personne du foyer est inférieur à 900 euros ont ainsi déjà caché les raisons de leur non-départ en vacances, contre 48% des Français appartenant aux classes moyennes inférieures (revenu par personne du foyer compris entre 1300 et 1900 euros). De la même manière, le fait de ne pas partir en vacances pour raison financière semble encore plus inavouable lorsque des enfants sont présents dans la famille : pas moins de 67% des Français renonçant aux vacances d’été pour raison financière et ayant deux enfants de moins de quatorze ans dans leur famille ont caché à leurs proches les raisons de leur non-départ.
Comment faire face à la problématique financière des vacances d’été ?
Nous le disions dans la deuxième partie, les Français utilisent en premier lieu leurs économies pour financer leurs vacances ou voyagent chez leurs proches pour limiter les coûts. Les dispositifs institutionnels d’aide financière au départ en vacances sont finalement assez peu utilisés : 26% des Français dans notre enquête disent avoir déjà utilisé les chèques-vacances, 10% disent avoir déjà reçu des aides des comités d’entreprise et 3% des aides de la Caisse d’allocations familiales (CAF). Comment expliquer un si faible recours ? Le premier élément concerne sans surprise un déficit de notoriété de certains dispositifs (graphique 5).
Graphique 5. Pourcentage de Français ayant déjà entendu parler de différents dispositifs d’aide au départ en vacances
Si 85% des Français ont déjà entendu parler des chèques-vacances, 60% des aides de la CAF et 59% des aides des comités d’entreprise, les chiffres tombent rapidement sous la moyenne pour les autres dispositifs : 49% par exemple pour les aides proposées par les associations et seulement 29% pour les aides des régions et des départements. Plus encore, une connaissance de ces dispositifs n’implique pas d’y avoir recours, très loin de là (graphique 6).
Graphique 6. Parmi les Français connaissant les différentes aides, pourcentage les ayant déjà sollicitées
Ainsi, à titre d’exemple, seulement 44% des personnes ayant entendu parler des chèques-vacances les ont déjà sollicités, 26% pour les aides des comités d’entreprise et 14% pour les aides des CAF. Ce non-recours aux dispositifs d’aide aux vacances est un enjeu central de politique publique pour les années à venir : seulement 25% des personnes dont le revenu par personne du foyer est inférieur à 900 euros ont déjà eu recours aux aides des caisses d’allocations familiales, alors qu’elles y sont évidemment éligibles.
Quelles réponses au non-départ ?
Pour répondre aux enjeux sociaux et économiques que représente le non-départ en vacances, l’UNAT défend plusieurs propositions :
- la réaffirmation politique de l’importance de permettre à toutes et tous de pouvoir partir en vacances, pour renforcer le bien-être individuel, la cohésion sociale et l’apprentissage de la citoyenneté ;
- des aides au départ en vacances à renforcer, à mieux faire connaître et à accompagner, articulées avec une politique du transport accessible :
- l’UNAT demande notamment de développer le chèque-vacances en élargissant le périmètre des publics auxquels il s’adresse, en améliorant sa diffusion aux salariés des PME-TPE et en accroissant les montants alloués à la politique sociale de l’Agence nationale pour les chèques-vacances (ANCV) ;
- elle souhaite aussi la généralisation des tickets de transport à coût très réduit sur les lignes locales (trains et bus) ;
- une politique prioritaire pour les enfants et les jeunes : l’UNAT souhaite institutionnaliser le départ d’une classe d’âge ; ainsi, tous les élèves avant la sixième doivent pouvoir partir au moins une fois en classe de découverte (classe de mer, de neige, etc.) et une fois en colonie de vacances (avec l’aide d’un Pass colo par exemple) ;
- un soutien spécifique aux associations qui accueillent des vacanciers à des tarifs accessibles, à travers une aide dédiée à la transition écologique de leurs hébergements.
Dans le cadre de cette étude, nous avons volontairement mis l’accent sur le frein financier au départ en vacances, car il nous semble déterminant en période de forte inflation et de faiblesse du pouvoir d’achat. Toutefois, le renoncement au départ peut s’expliquer de bien d’autres manières. Les personnes en situation de handicap sont trop souvent confrontées à une pénurie d’équipements et de personnels d’encadrement. Il en est de même pour les personnes âgées et leurs aidants familiaux. Enfin, il ne faut pas oublier que partir en vacances, cela s’apprend. Lorsqu’on n’est jamais parti, lorsque l’on vit dans des conditions difficiles ou qu’on a connu des ruptures dans son parcours de vie, il est indispensable d’être accompagné dans la mise en œuvre de toute une série de tâches avant, pendant et après le séjour. Ces autres dimensions devront également faire l’objet d’études et de propositions.
- 1Les vacances des Français, étude Ifop pour l’Unat et la Fondation Jean-Jaurès, mai 2023.
- 2Dominique Marcel et Simon Thirot, Les vacances des Français : accès, pouvoir d’achat et financement, Fondation Jean-Jaurès, 8 juillet 2022.
- 3Nous ne disposons pour cette enquête que du chiffre de l’agglomération parisienne. Notre étude ne rentre pas dans le détail des départements limitrophes de la capitale. On peut supposer que le taux de renoncement au départ y est très différent.