Les Français et leurs services publics

À la veille de la manifestation de la fonction publique, Chloé Morin, directrice de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation, et Marie Gariazzo, directrice des études qualitatives du département « Opinion et stratégies d’entreprise » de l’Ifop, font le point sur le rapport des Français à leurs services publics.

Les sondages permettant d’analyser le rapport que les Français entretiennent avec leurs services publics abondent. Ainsi, un sondage Odoxa réalisé en octobre 2017 indiquait que 64% des Français ont une bonne opinion du secteur public. Ils pensent même que la France est le pays européen disposant du meilleur service public. Selon un sondage Ifop réalisé début 2017, 70% des Français se disent attachés aux services publics de proximité – notamment aux services de propreté, de sécurité, préservant l’environnement ou encore aux établissements scolaires. 

Derrière cette abondance de données, se trouvent parfois d’apparentes contradictions : ainsi, la rhétorique « anti-fonctionnaires », dont la droite a abondamment usé sous Nicolas Sarkozy et François Fillon, trouve un écho certain auprès d’une bonne partie de l’électorat. Pourtant, selon Odoxa, 63% des Français auraient une « bonne image » des agents du secteur public (lesquels s’imaginent au contraire mal aimés de leurs concitoyens, à 65%). Autre paradoxe : alors qu’ils se disent attachés aux services publics, peu de Français font de l’accès aux services publics une priorité. Ainsi, dans l’enquête « Conditions de vie et aspirations des Français » réalisée par le Credoc, la lutte contre les « inégalités d’accès aux services courants » apparaît en dernière position des priorités assignées par les Français aux pouvoirs publics, loin derrière la lutte contre les inégalités d’accès à l’emploi, le combat contre les inégalités de niveau de vie, ou encore contre les inégalités d’accès aux soins médicaux ou au logement. De la même manière, selon Kantar Sofres, « l’inégalité d’accès aux services publics » fait partie des inégalités jugées les moins « graves » par les Français – loin derrière les inégalités d’accès au logement, à l’emploi, à l’éducation ou encore à une alimentation saine.

Ces données interrogent sur le rapport qu’entretiennent réellement les Français avec leurs services publics, et sur ce qu’ils mettent derrière la notion de « service public ». Ces interrogations sont d’autant plus importantes que le gouvernement entend revoir les missions assignées aux services publics, dans une perspective de modernisation. Des réformes qui pourraient réveiller la crainte d’un démantèlement des protections acquises. 

Afin de pousser un peu plus loin l’analyse, l’Ifop a posé pour la Fondation Jean-Jaurès à un panel national représentatif de Français les questions suivantes : « lorsque vous pensez aux services publics, qu’est-ce que cela vous évoque? Et, quand vous pensez à l’avenir du service public, êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste ? ».

Les réponses recueillies auprès des Français sur ces questions frappent par différents aspects. Elles sont évidemment à replacer dans un contexte de délitement du « collectif », d’individualisation des comportements – notons, ici, que l’immense majorité des Français considère contribuer plus qu’il ne reçoit du système, et juge que ses semblables en bénéficient plus que lui – et, de façon plus globale, de fragmentation du salariat. Autant d’éléments qui concourent à une lecture de plus en plus autocentrée et elle-même très fragmentée des différents sujets politiques qui animent notre société. Les problèmes constatés à l’échelle individuelle sont de plus en plus rarement associés, de manière spontanée, à des causes globales, méritant des réponses collectives. Il n’est donc pas si troublant que cela de constater les contradictions persistantes et toute l’ambivalence qui traversent les Français sur la thématique des services publics. Les premiers à élever les services publics au rang de « patrimoine commun », à témoigner un fort attachement à leur préservation, à les considérer comme une « exception française » et à se montrer inquiets du spectre de futures privatisations, sont souvent les mêmes à pointer du doigt de façon très critique (voire haineuse) les fonctionnaires, ou à considérer payer trop d’impôts. Les agents publics, souvent appréhendés dans leur globalité, comme un seul « corps », déshumanisés par les références constantes à leur coût financier et leur nombre, sont alors taxés de tous les maux, élevés au rang de privilégiés, dont les apanages n’ont plus lieu d’être aujourd’hui pour de nombreux Français – ici, la « passion de l’égalité » que l’on prête aux Français amène à la tentation de niveler, au nom même de la justice, tout le monde au même niveau d’insécurité économique… « Pas de raison qu’il y ait des plus protégés que moi ! ». 

Et, pourtant, l’avenir des services publics véhicule son lot d’angoisses, face au manque d’effectif d’ores et déjà ressenti ou au déficit de compétence repéré dans certains secteurs, au premier rang desquels la santé et l’éducation. Rappelons à ce titre que, dans le baromètre annuel réalisé par Kantar Public et l’institut Paul Delouvrier, la santé publique atteint un niveau de préoccupation sans précédent, dépassant pour la première fois l’Éducation nationale (à 42% contre 37% de citations). L’émoi suscité par la tragédie consécutive à la mort de la jeune Naomi, morte après avoir vainement appelé à l’aide le 15, illustre à quel point les Français sont préoccupés par les questions de santé.

Cette tension entre attachement au service public et remise en cause du fonctionnariat est fortement perceptible dans les propos recueillis par l’Ifop, comme s’il n’y avait plus de lien de causalité entre le service rendu et ses conditions de réalisation. La question de la défense des services publics est alors rendue extrêmement compliquée en matière d’opinion, comme le montre d’ailleurs le mouvement des cheminots qui ne parvient pas à faire entendre la logique collective de son combat, se trouvant simplement réduit pour beaucoup de Français à la seule défense d’intérêts particuliers. Le sujet de la défense des services publics n’est d’ailleurs jamais abordé tel quel par nos interviewés, comme si les termes du débat n’étaient jamais clairement posés. Il n’y a presque plus dans les propos recueillis de lecture idéologique forte liée au rôle de l’État, ni de réflexion poussée sur la notion même de service public, prise dans son sens premier de service d’intérêt général : un obstacle de plus à la convergence des luttes, quand seuls les personnels des Ehpad (jamais nommés « fonctionnaires ») réussissent à « sortir leur épingle du jeu » et à susciter un réel soutien, tous bords politiques confondus. 

La vision qu’ont les Français des services publics renvoie en premier lieu au constat de nombreux dysfonctionnements, ce qui valide par principe la volonté de « transformation » affichée par le gouvernement. Pour autant, cette « transformation » (qui sonne aux oreilles de façon beaucoup plus légère que le terme de réforme) n’est jamais réellement questionnée sur ses modalités concrètes, en dehors de ceux (surtout parmi les rangs de La France insoumise mais aussi du Front national) qui dénoncent la volonté du gouvernement d’aller vers plus de privatisations et soulignent les dangers perçus d’une « américanisation » de la société : « le gouvernement veut que chaque service fonctionne comme une entreprise privée ».

Quoiqu’il en soit, cette adhésion à la « transformation » des services publics (qui rend toute situation de blocage encore plus sectaire et insupportable aux yeux de l’opinion) va de pair avec un fort niveau de pessimisme dès que l’on aborde la question de l’avenir ; un pessimisme qui traverse l’ensemble de l’échiquier politique sans épargner les soutiens d’Emmanuel Macron. Les craintes sont réelles et se concentrent sur deux secteurs en particulier : la santé, perçue comme LA priorité, suivie de l’éducation. Le constat actuel est souvent angoissant (manque de personnel, manque de qualification, avènement d’un service à double vitesse, etc.) : « on payera de plus en plus pour moins de qualité », « il faudra se payer les soins avec notre propre argent », « beaucoup de services ne seront bientôt plus accessibles qu’aux personnes aisées : les médecins avec dépassement, les Ehpad avec des prix exorbitants, etc. ». Ce constat réactive également avec force les fractures territoriales qui traversent notre pays : « j’habite une petite ville, il n’y a plus rien, plus de train », « il y a une médecine à deux vitesses entre les zones rurales et les autres ».

Ces angoisses révèlent la crainte d’un accroissement des inégalités et d’une détérioration du service rendu au nom de la rentabilité économique – une crainte paradoxale, puisque, comme noté plus haut, de nombreux Français opèrent d’eux-mêmes une déconnexion entre qualité du service et moyens humains et économiques nécessaires à l’obtention de cette qualité. En même temps, elles mettent en lumière des métiers qui ont du sens et dont tout le monde a besoin. Dans une société où la quête de sens semble de plus en plus importante, où l’on recommande aux entreprises privées d’ajouter la notion de « raison d’être » à leur objet social au-delà de la performance économique, on est en droit de s’interroger sur la persistance aussi négative des représentations associées au fonctionnariat (le statut l’emporte toujours largement sur la mission en elle-même, en matière d’opinion). Tout semble indiquer qu’il existe une forme de décalage entre, d’une part, l’appropriation des éléments du débat politique sur les services publics, dominée en surface par la nécessité de transformation et l’image négative que véhiculent les fonctionnaires et encore plus les syndicats et, d’autre part, l’angoisse palpable à travers les verbatims recueillis d’un délitement encore plus grand de notre société à terme, d’une individualisation dont le prix pourrait finir par être très lourd à payer.

Des mêmes auteurs

Sur le même thème