Les enjeux de la fin du mandat progressiste de Andrés Manuel López Obrador

Le 2 juin 2024, dans un contexte de violence liée aux cartels de drogue, de corruption endémique et de crise migratoire, le Mexique a tenu des élections historiques, à la fois par leur ampleur et leur complexité. À leur issue, Claudia Sheinbaum, candidate du parti au pouvoir, Morena, est devenue la première femme élue à la présidence du pays. Humbert Morales Moreno, professeur à l’Institut de sciences du gouvernement et de développement stratégique, analyse les enjeux de ces élections et dresse un premier bilan de la présidence d’Andrés Manuel López Obrador dans cette note de la série Mexique : d’une présidence à une autre, quel héritage d’AMLO pour Claudia Sheinbaum ?.

Le 2 juin dernier, le Mexique s’est engagé dans un processus électoral complexe. Numériquement, il s’agit des élections les plus importantes de son histoire. Elles incluent, d’une part, les élections présidentielle et parlementaires et, d’autre part, des élections locales, pour élire neuf gouverneurs, ainsi que des maires, des conseillers municipaux et des députés des congrès locaux. Il est important de rappeler que le Mexique est un pays fédéral divisé en 31 États souverains, auxquels s’ajoute un gouvernement autonome, celui de Mexico, la capitale.

Au total, 20 079 postes étaient à pourvoir lors des élections de cette année, et 98,9 millions de citoyens se sont rendus aux urnes. Pour les élections fédérales, 629 postes étaient en jeu, dont le plus important était celui de la présidence de la République. À la veille du 2 juin, trois candidats se disputaient le poste : Jorge Álvarez Máynez, candidat du Mouvement citoyen, Xóchitl Gálvez, candidate de la coalition Fuerza y Corazón por México, et la future présidente, Claudia Sheinbaum, candidate pour la coalition « officialiste » Mouvement de régénération nationale (Morena) – Parti du travail (PT) – Parti vert et écologiste du Mexique (PVEM).

Les élections régionales et municipales ont également permis d’élire des postes clefs : le chef du gouvernement de la ville de Mexico et huit postes de gouverneurs (au Chiapas, à Guanajuato, Jalisco, Morelos, Puebla, Tabasco, Veracruz et Yucatán). Chaque État disposant de son propre congrès, 1098 sièges de législateurs locaux étaient également en jeu. Par ailleurs, 1802 postes de présidents municipaux, accompagnés de 14 764 représentants municipaux, 1975 conseillers juridiques et 431 postes auxiliaires devaient être renouvelés. Chaque président municipal est, en effet, entouré de conseillers pour assurer la gestion de son mandat.

Des publications précédentes ont permis de résumer les attentes que le nouveau gouvernement d’Andrés Manuel López Obrador (AMLO) avait suscitées, nourrissant l’espoir d’un gouvernement progressiste d’un nouveau genre. Six ans après le début de son mandat, qui est arrivé à son terme, conformément à la loi constitutionnelle, sans possibilité de réélection, le paysage politique et social ayant influencé le choix des électeurs se présente de la manière suivante.

  1. Pour les électeurs, la violence liée aux cartels de la drogue constitue l’enjeu électoral majeur. AMLO a hérité d’un pays corrompu depuis des décennies par le trafic de drogue, tant au niveau national qu’international. Plus récemment, le taux de mortalité sans précédent dû à la prolifération du trafic de fentanyl, un opioïde, a incité le gouvernement des États-Unis à tirer la sonnette d’alarme1Sébastien Paour, « USA : les ravages du fentanyl », France Inter, 27 mai 2024.. Malgré les efforts déployés sous le slogan Abrazos, no balazos (« Des étreintes, pas des balles »), les trafiquants de drogue ont profité de ces élections pour exercer des pressions sur le gouvernement fédéral et de nombreux gouvernements locaux afin d’obtenir le contrôle de territoires ou de régler des comptes avec les cartels ennemis. Une grande partie de la violence ciblée au Mexique se produit au niveau des États et au niveau local contre des gouvernements faibles ou de connivence avec ces organisations. Le gouvernement fédéral a tenté de contenir ce type de violence sans déclarer une guerre ouverte, afin d’éviter de reproduire l’expérience désastreuse de l’ancien président Calderón (2006-2012) dont la politique de confrontation avait entraîné une hausse dramatique des violences et des homicides.
  1. Pour garantir la victoire électorale du parti au pouvoir, notamment au niveau fédéral, il était impératif d’assurer de manière convaincante la sécurité, non seulement des candidats, mais aussi des électeurs. Toutefois, ces élections ont été marquées par des violences récurrentes : des dizaines de candidats à des fonctions locales ont été assassinés et, chaque mois, d’autres continuent d’être pris pour cible. Compte tenu de l’ampleur de l’enjeu, le parti progressiste au pouvoir qui joue sa continuité, et sa candidate, Claudia Sheinbaum, se sont engagés à mettre en œuvre des réformes plus radicales pour faire face à une droite de plus en plus agressive et militante ayant pris la mesure de l’insécurité et des maigres résultats dans la lutte contre la violence politique et le trafic de drogue. La violence contre les candidats est généralisée, tous les partis en lice ont subi des attaques directes contre leurs candidats. Les cartels de la drogue et le crime organisé, en collusion avec des groupes extrémistes, cherchent fortement à influencer l’issue de la situation politique au Mexique.
  1. La corruption constitue un autre enjeu majeur pour les électeurs. Depuis des années, la perception des niveaux de corruption au Mexique est restée inchangée. Une grande partie des électeurs, notamment les plus jeunes, n’a pas connu les périodes les plus critiques du népotisme et de la corruption sous les gouvernements du régime autoritaire et néolibéral. En 2018 et 2021, le mot d’ordre de l’exécutif « Ne mentez pas, ne volez pas et ne trahissez pas » incarnait la croisade morale initiée par AMLO. Mais ce message a été terni par les cadres intermédiaires du mouvement ainsi que par plusieurs gouvernements d’État qui ont suivi un chemin opposé. Certaines institutions publiques fédérales continuent de fonctionner de manière opaque. De plus, la vigilance des organes de surveillance autonomes dépend pour beaucoup des intérêts politiques de leurs dirigeants.
  1. La crise migratoire constitue un enjeu crucial de gouvernance. Au cours des six dernières années, le Mexique a adopté une politique de surveillance et de détention des migrants illégaux sans précédent par rapport aux décennies précédentes. Contrairement aux pratiques des États-Unis et de l’Union européenne, l’immigration illégale n’y est pas criminalisée et aucun quota n’a été instauré. Les migrants reçoivent des visas humanitaires, leur permettant de rester et de travailler au Mexique, ou de poursuivre leur transit sur le territoire dans l’espoir d’obtenir l’asile politique aux États-Unis. Cette crise migratoire trouve ses racines aux États-Unis depuis des décennies, en raison du refus d’accorder des droits au regroupement familial ou des visas de travail temporaires à des milliers de migrants issus de diverses nationalités. Le Mexique, pour sa part, n’a pas l’obligation d’accueillir les personnes massivement expulsées à sa frontière nord. Les électeurs mexicains sont sensibles à ce problème. Par conséquent, le parti au pouvoir doit redoubler d’efforts pour stabiliser la frontière sud et négocier une solution diplomatique à la frontière nord, avec les responsables américains tant démocrates que républicains, à l’approche des élections prévues aux États-Unis en novembre 2024.

Le 2 juin 2024 marque une date historique avec l’élection de la première femme à la présidence du Mexique. Par ailleurs, pour la première fois, l’Institut électoral du Mexique, instance autonome, a veillé à l’application stricte de la parité électorale entre les femmes et les hommes. Sur 32 États fédéraux, 9 sont actuellement gouvernés par des femmes et, avec la nouvelle loi sur la parité, sur les 9 postes de gouverneurs en jeu en 2024, cinq candidats sont des femmes. Conformément aux recommandations de la Charte des Nations unies, qui promeut la représentation des minorités nationale, la législation électorale mexicaine prévoit une représentation pour six groupes : les peuples autochtones, la communauté afro-mexicaine, les personnes en situation de handicap, les membres des minorités sexuelles et de genre, ainsi que les diasporas mexicaines résidant à l’étranger. La minorité autochtone est la plus représentée, avec 34 sièges à la Chambre des députés et 5 au Sénat. Les personnes en situation de handicap comptent 8 députés et un sénateur, tandis que les migrants à l’étranger disposent de 5 députés et d’un sénateur. La communauté afro-mexicaine est représentée par 4 députés et un sénateur et, enfin, le groupe de la diversité sexuelle dispose de 3 députés et un sénateur.

Pour AMLO, il est crucial que sa candidate obtienne une majorité législative qualifiée. Cet objectif n’a pas été atteint lors des élections législatives de 2021, ce qui l’a empêché de faire adopter plusieurs de ses réformes les plus radicales. Cette situation explique en grande partie le pragmatisme dont il a fait preuve politiquement, en accordant aux gouverneurs un pouvoir de décision considérable pour les candidatures locales, en échange de la possibilité de sélectionner les candidats au sein d’alliances stratégiques, afin de tenter de gagner une majorité parlementaire. Cette approche vise à assurer la continuité des investissements déjà réalisés, notamment le train Maya, le train Interocéanique, le nouvel aéroport Felipe Ángeles, la compagnie Mexicana de Aviación ainsi que la raffinerie de pétrole Dos Bocas. Ces projets phares sont conçus pour devenir le moteur d’un nouveau type de développement régional, en particulier dans le sud et dans le sud-est du Mexique, longtemps négligés par les gouvernements néolibéraux de « l’ancien régime ».

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