Les décisions du Conseil constitutionnel qui ont fait l’actualité

Tandis que la mobilisation contre la réforme des retraites se poursuit partout en France, une échéance est particulièrement attendue : celle du 14 avril, date à laquelle le Conseil constitutionnel rendra sa décision sur la constitutionnalité du véhicule législatif utilisé et déterminera l’avenir de ce texte. Bernard Rullier, ancien conseiller parlementaire à la présidence de la République, revient sur l’histoire des décisions rendues par cette institution qui ont suscité le débat, et le contexte dans lequel celle qui sera prochainement rendue s’inscrit.

Rarement une décision du Conseil constitutionnel n’aura été aussi attendue. Saisi le 21 mars dernier, en application de l’article 61 de la Constitution1« Les lois organiques, avant leur promulgation, les propositions de loi mentionnées à l’article 11 avant qu’elles ne soient soumises au référendum, et les règlements des assemblées parlementaires, avant leur mise en application, doivent être soumis au Conseil constitutionnel, qui se prononce sur leur conformité à la Constitution »., par la Première ministre, le groupe parlementaire Rassemblement national, les quatre groupes parlementaires composant la Nupes à l’Assemblée nationale et les trois groupes parlementaires de gauche du Sénat, le juge constitutionnel doit rendre une décision qui fera date le 14 avril prochain, avec une particulière célérité – trait, et avantage, de la justice constitutionnelle française. Sa décision permettra la promulgation de la loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023, support juridique de la très controversée réforme des retraites. Elle suscitera sans nul doute d’abondants commentaires politiques et juridiques, voire citoyens. Cette décision contribuera à faire entrer le contrôle de constitutionnalité des lois, sinon dans le quotidien au moins, pour quelques jours, dans les conversations des Français.

Au 14 avril 2023, le Conseil constitutionnel aura rendu 568 décisions, sur le fond, sur une loi ordinaire, contre 1042 pour les questions prioritaires de constitutionnalité (QPC), dont la saisine est ouverte à tous les justiciables depuis 2010. La plupart d’entre elles ont passionné les juristes, interpellé les acteurs politiques, économiques ou sociaux, rarement les citoyens, malgré de réels efforts récents de la part du Conseil constitutionnel pour communiquer, diffuser la culture constitutionnelle, être plus transparent et plus accessible.

Les premières décisions du Conseil constitutionnel

Cette 849e décision n’aura pas été la seule à susciter du débat politique, parlementaire ou dans l’opinion publique dans notre histoire. La première a été la décision n°71-44 DC du 16 juillet 19712Soit la 44e décision rendue, seulement, en 1959 et 1971… qui censura, comme contraire aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, une modification de la loi de 1901 sur la liberté d’association. Ce motif était une première. La saisine n’était pas anodine puisqu’elle émanait du président du Sénat, Alain Poher, suite logique du triple refus du Sénat à un contrôle a priori des associations. Le contexte post-mai 1968 était électrique, sur fond de création d’une association « Les amis de la cause du peuple »3Journal maoïste, organe de la gauche prolétarienne, dont la virulence révolutionnaire lui a valu de multiples interdictions et une brève interpellation de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir, le 26 juin 1970., présidée notamment par Simone de Beauvoir. La composition du Conseil constitutionnel ne se caractérisait pas à l’époque par une farouche indépendance à l’égard du pouvoir gaulliste. Il n’avait jamais censuré une disposition en se référant au préambule de la Constitution qui n’avait pas, jusque-là, valeur juridique. Pour la première fois, comme le constatait Jean Rivero4Professeur de droit public, spécialiste du droit constitutionnel, des libertés fondamentales et des libertés publiques (1910-2011)., une décision de justice avait les honneurs de la Une de la grande presse.

Après l’ouverture de l’accès du Conseil constitutionnel aux parlementaires, et donc à l’opposition, réalisée par la réforme constitutionnelle de 1974, qui n’avait guère enthousiasmé la gauche5Lors du débat de 1974 sur l’extension de la saisine aux parlementaires, l’orateur du groupe socialiste, Pierre Cot, s’inquiéta d’une réforme qui, « sous son aspect anodin, semble susceptible de créer des difficultés et nous paraît même assez dangereu[se] » (Assemblée nationale, séance du 8 octobre 1974, JO Débats, p. 4862), en raison de la politisation de la composition du Conseil constitutionnel, alors présidé par Pierre Frey, ancien secrétaire général du parti gaulliste UNR, de 1958 à 1959. Il lia l’acceptation de l’extension de la saisine à la démocratisation de la composition du Conseil constitutionnel., la première saisine parlementaire émana pourtant de 81 députés de la majorité, qui contestèrent l’autorisation de l’interruption volontaire grossesse proposée par le nouveau président Valéry Giscard d’Estaing. La décision n°74-54 DC du 15 janvier 1975, tout en validant la loi sur le fond, eut un grand impact juridique, le Conseil constitutionnel se déclarant incompétent pour vérifier la conformité d’une loi à un engagement international, en l’occurrence la Convention européenne des droits de l’Homme.

Confortant la posture du Conseil constitutionnel comme gardien des libertés publiques, la censure de l’article unique d’une loi autorisant la fouille des véhicules, sans garanties juridiques, par la décision n°76-75 DC du 12 janvier 1977, fut l’occasion de la première grande mobilisation de parlementaires de l’opposition des deux assemblées, la saisine recueillant plus de 200 signataires. La décision fit de la liberté individuelle un principe constitutionnel, et du juge judiciaire, son protecteur.

La décision n°79-110 DC du 24 décembre 1979 fut accueillie avec une grande stupéfaction et faillit mettre l’État français en panne, sur le modèle du shutdown américain6Mesure prévue par la Constitution américaine lorsque le Congrès ne parvient pas à voter le budget. Le gouvernement américain est alors en incapacité de payer son administration. Les fonctionnaires qui ne sont pas essentiels sont mis au chômage technique et les agences fédérales sont paralysées., s’il n’y avait, à l’article 47 de la Constitution, la procédure de secours de la mise en œuvre du budget par ordonnances. En considérant la procédure d’adoption contraire à la Constitution, la décision annula l’ensemble de la loi de finances, contraignant ministres, fonctionnaires et parlementaires à reprendre l’exercice, en urgence extrême, entre Noël et jour de l’An.

Le Conseil constitutionnel : le « gouvernement des juges » ?

Après l’alternance de 1981, la décision n°81-132 DC du 16 janvier 1982 sur les nationalisations ouvre le premier grand débat politique sur la justice constitutionnelle avec l’annulation totale de la loi. La gauche parla de « gouvernement des juges », quand bien même les nationalisations ne furent que retardées (une nouvelle loi étant adoptée en moins de trois semaines) et que le Conseil constitutionnel eut répété (comme en 1975, pour l’IVG), qu’il ne dispose pas « d’un pouvoir d’appréciation et de décision identique à celui du Parlement ». Il n’exista pas de polémique comparable pour la décision n°84-181 DC des 10-11 octobre 1984 qui amputa le quart des articles de la loi visant à limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse (objectifs toujours d’actualité !), afin de lutter contre « l’empire Hersant » contrôlant à l’époque 38% de la presse nationale française et un cinquième de la presse régionale. Preuve de l’inexistence d’un « gouvernement » des juges constitutionnel, la décision n°86-207 DC du 26 juin 1986 autorisa le gouvernement Chirac à procéder aux privatisations, par ordonnances.

En matière de bioéthique, la décision n° 94-443 du 27 juillet 1994 fut rendue, sur la loi relative au respect du corps humain et celle relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal, suite à la saisine d’une minorité de la majorité RPR-UDF, hostile, et celle du président de l’Assemblée nationale, favorable. Le Conseil constitutionnel, respectueux des choix du législateur, consacra le principe constitutionnel de dignité de la personne humaine et le comité Veil de réflexion sur le préambule de la Constitution recommandant dans son rapport du 17 décembre 2008, en conséquence, de ne pas y toucher. Respectueux également de la souveraineté lorsqu’elle s’exprime directement, le Conseil constitutionnel refusa, dans la décision n°2003-469 du 26 mars 2003, relative au projet de loi constitutionnelle portant organisation décentralisée de la République, de se déclarer compétent pour connaître des lois constitutionnelles adoptées par députés et sénateurs réunis en Congrès. Saisi par le président de la République Jacques Chirac du traité établissant une Constitution pour l’Europe, la décision n°2004-505 DC du 19 novembre 2004 estima que le traité étant contraire à la Constitution, celle-ci devait être modifiée. Le président Chirac choisit la voie du référendum, mais, à la surprise générale, le non l’emporta le 29 mai 2005. Deux jours après, les électeurs des Pays-Bas refusaient eux aussi par référendum cette Constitution.

Pour revaloriser la qualité de la loi, la décision n°2005-512 DC du 21 avril 2005 sur la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école rappela que la loi devait avoir une portée normative, et que son intelligibilité et son accessibilité étaient des objectifs de valeur constitutionnelle, peu de temps après que le président du Conseil constitutionnel de l’époque, Pierre Mazeaud, eut rappelé que la dégradation de sa qualité était un mal profond pouvant porter atteinte aux fondements mêmes de l’État de droit, en écho aux nombreux rapports du Conseil d’État dénonçant, depuis 1991, cette évolution. Sur le fondement de cette jurisprudence, la loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi (visant le génocide arménien) fut annulée par la décision n°2012-647 DC du 28 février 2012.

Issue d’un débat nourri depuis 1990 sur le « voile intégral », la loi interdisant la dissimulation intégrale du visage fut validée, au nom des principes de liberté et d’égalité entre les femmes et les hommes, par le Conseil constitutionnel, dans sa décision n°2010-633 DC du 7 octobre 2010, sur saisine des présidents des deux assemblées.

Le Conseil constitutionnel face aux états d’urgence

Coup politique de François Hollande qui marqua la campagne présidentielle de 2012, la taxation à 75% fut cependant annulée par la décision n°2012-662 DC du 29 décembre 2012, réactivant la critique du « gouvernement des juges », ce qui n’empêcha pas de réintroduire la mesure dans la taxation des entreprises distribuant de hauts revenus. En revanche, en validant le mariage pour tous, par sa décision n°2013-669 DC du 17 mai 2013, le Conseil constitutionnel apaisa un débat devenu houleux au Parlement et dans l’opinion publique. Un autre débat, déchirant la gauche, relatif à la déchéance de nationalité, fut éclairé par une décision n°2014-439 QPC du 23 janvier 2015 ayant déclaré cette procédure conforme à la Constitution. On sait qu’après les attentats du 13 novembre 2015, le projet de révision de la Constitution pour élargir les cas de déchéance, présenté le 23 décembre 2015, fut finalement abandonné le 30 mars 2016 au vu des controverses virulentes qu’il suscita.

Le Conseil constitutionnel exerça, à travers de nombreuses QPC, un contrôle vigilant sur le régime d’état d’urgence mis en œuvre, après les attentats, pendant 719 jours. Il fit de même, dans ses décisions n° 2020-808 DC du 13 novembre 2020, n° 2021-828 DC du 9 novembre 2021 et n° 2022-835 DC du 21 janvier 2022, pour l’état d’urgence sanitaire en veillant à l’équilibre entre l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé et le respect des droits et libertés, dont la liberté d’aller et de venir, en imposant qu’il soit mis fin au « passe vaccinal » dès lors qu’il ne sera plus nécessaire et en censurant la présentation d’un « passe sanitaire » pour accéder à une réunion politique, l’épidémie de Covid-19 ayant conduit à reporter le second tour des élections municipales du 22 mars au 28 juin 2020.

Enfin, la décision n° 2016-751 QPC du 30 septembre 2016 relative à la contribution additionnelle à l’impôt sur les sociétés, à raison des bénéfices distribués, passée sous le radar, a néanmoins sans doute été la plus coûteuse pour les finances publiques puisqu’elle s’est traduite par des remboursements de l’État aux entreprises d’un montant de 10 milliards d’euros7Selon le rapport général n° 108 (2017-2018) d’Albéric de Montgolfier, sur la loi de finances pour 2018 de la commission des finances du Sénat, du 23 novembre 2017.

Et maintenant ?

La décision du 14 avril prochain sera lue au regard de trois autres décisions antérieures. Depuis la décision n°97-393 du 18 décembre 1997, le Conseil constitutionnel procède à un contrôle systématique des cavaliers sociaux, dispositions qui n’ont rien à faire dans une loi de financement de la sécurité sociale, et qu’il censure même s’il n’y est pas invité par les requérants. La décision n°2010-617 du 9 novembre 2010, sur la précédente réforme des retraites, reportant de 60 à 62 ans de l’âge d’ouverture du droit à une pension de retraite et de 65 à 67 ans de la limite d’âge ouvrant droit à une pension de retraite sans décote, a censuré des cavaliers, législatifs cette fois, relatifs à la réforme de la médecine du travail, qui n’avaient pas de lien avec le projet de loi initial. Dans cette décision, le Conseil constitutionnel a relevé que le législateur s’était fixé comme objectif de « préserver le système de retraite par répartition ». À cet effet, il a pu fixer à 62 ans l’âge minimum de départ à la retraite sans méconnaître ni le principe d’égalité ni l’exigence constitutionnelle relative à une politique de solidarité nationale en faveur des travailleurs retraités. Celle, ensuite, de la décision n°2015-715 DC du 5 août 2015. Plus longue décision rendue, avec 169 considérants, pour une loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, défendue par le ministre de l’Économie de l’époque Emmanuel Macron et dont les débats parlementaires avaient battu tous les records, la décision a permis au Conseil constitutionnel de valider une procédure parlementaire houleuse malgré les reproches des parlementaires : étude d’impact insuffisante, usage du « temps législatif programmé » qui ne doit pas porter atteinte aux exigences de clarté et de sincérité des débats parlementaires, engagement de responsabilité conformément au 3e alinéa de l’article 49 de la Constitution, lequel peut intervenir à tout moment lors de l’examen du texte par l’Assemblée nationale, « sans qu’il soit nécessaire que les amendements dont il fait l’objet et qui sont retenus par le Gouvernement aient été débattus en commission ».

Sera également rendue le même jour une décision n°2023-4 RIP sur la proposition de loi visant à affirmer que : « l’âge légal de départ à la retraite ne peut être fixé au-delà de 62 ans ». Le Conseil constitutionnel devra se prononcer sur le point de savoir si la procédure du référendum d’initiative partagé, prévu par l’article 11 de la Constitution, peut être engagée pour faire échec à la fixation de l’âge de la retraite à 64 ans. S’il valide la procédure, une période de neuf mois sera ouverte pour recueillir 4,8 millions de signatures, mais le référendum ne sera organisé que si la proposition de loi n’a pas été examinée par les deux assemblées, comme le précise l’article 11 de la Constitution. Il suffirait donc d’inscrire la proposition de loi à l’ordre du jour du Parlement et qu’elle soit rejetée pour interrompre la procédure référendaire.

  • 1
    « Les lois organiques, avant leur promulgation, les propositions de loi mentionnées à l’article 11 avant qu’elles ne soient soumises au référendum, et les règlements des assemblées parlementaires, avant leur mise en application, doivent être soumis au Conseil constitutionnel, qui se prononce sur leur conformité à la Constitution ».
  • 2
    Soit la 44e décision rendue, seulement, en 1959 et 1971…
  • 3
    Journal maoïste, organe de la gauche prolétarienne, dont la virulence révolutionnaire lui a valu de multiples interdictions et une brève interpellation de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir, le 26 juin 1970.
  • 4
    Professeur de droit public, spécialiste du droit constitutionnel, des libertés fondamentales et des libertés publiques (1910-2011).
  • 5
    Lors du débat de 1974 sur l’extension de la saisine aux parlementaires, l’orateur du groupe socialiste, Pierre Cot, s’inquiéta d’une réforme qui, « sous son aspect anodin, semble susceptible de créer des difficultés et nous paraît même assez dangereu[se] » (Assemblée nationale, séance du 8 octobre 1974, JO Débats, p. 4862), en raison de la politisation de la composition du Conseil constitutionnel, alors présidé par Pierre Frey, ancien secrétaire général du parti gaulliste UNR, de 1958 à 1959. Il lia l’acceptation de l’extension de la saisine à la démocratisation de la composition du Conseil constitutionnel.
  • 6
    Mesure prévue par la Constitution américaine lorsque le Congrès ne parvient pas à voter le budget. Le gouvernement américain est alors en incapacité de payer son administration. Les fonctionnaires qui ne sont pas essentiels sont mis au chômage technique et les agences fédérales sont paralysées.
  • 7
    Selon le rapport général n° 108 (2017-2018) d’Albéric de Montgolfier, sur la loi de finances pour 2018 de la commission des finances du Sénat, du 23 novembre 2017.

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