Les agents du service public et le télétravail

Quel est l’impact du télétravail au sein des services publics ? Menée pour le Sens du service public par OpinionWay, une enquête permet de tirer des enseignements précieux sur l’évolution de cette pratique et sur la façon dont elle impacte les conditions du service rendu par les agents publics. Sarah Proust en analyse les principales conclusions.

Une enquête menée pour Sens du service public par OpinionWay sur les agents du service public et le télétravail nous livre de nombreux enseignements dont deux principaux : l’un sur l’évolution de la pratique du télétravail1« Les agents du service public et le télétravail », OpinionWay pour Sens du service public, mars 2023. Sauf mention contraire, les données évoquées dans cette note proviennent de cette enquête., l’autre relatif aux conséquences du télétravail et de la dématérialisation sur les conditions du service rendu par les agents publics. Ces enseignements apportent des éclairages nouveaux ou complémentaires à ceux de nos deux précédentes enquêtes sur les nouvelles organisations du travail en France et en Europe2Enquête sur « Le bureau fragmenté » de l’Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et le cabinet Selkis, 2021 ; enquête « Comment la pandémie a changé les organisations du travail en Europe » de BVA pour la Fondation Jean-Jaurès, la Friedrich Ebert-Stiftung et le cabinet Selkis, 2023..

Un attrait pour le télétravail mais une pratique mesurée

Les grèves de l’hiver 2019 ont été une première expérimentation à grande échelle et sans préparation du télétravail en France, avant que, quelques mois plus tard, le pays entier soit confiné et les travailleurs de bureau mis au travail à domicile.

Avant la pandémie, un grand nombre d’agents publics avaient donc pu constater que leurs missions étaient compatibles avec le travail à distance. Qu’en est-il aujourd’hui, comment cette pratique a-t-elle évolué depuis plus de trois ans ?

Six agents sur dix ont un métier qui n’est pas télétravaillable

Cela s’entend aisément, car l’on comprend que dans la fonction publique hospitalière par exemple ou dans l’enseignement, les métiers ne peuvent s’effectuer à distance. En revanche, dans la fonction publique d’État (hors enseignement), 57% des agents ont la possibilité de télétravailler. Cette donnée rejoint celle relative à l’ensemble du salariat. En effet, dans les deux enquêtes que nous avons menées sur l’organisation du travail depuis la pandémie, 56% des salariés européens (de manière homogène dans les six pays du panel3France, Allemagne, Suède, Finlande, Espagne, Pologne.) déclarent être des salariés de bureau dont les tâches sont donc par principe et pour l’essentiel télétravaillables.

Cette donnée montre qu’au sein de la fonction publique (comme dans le secteur privé) une inégalité s’est créée de facto entre les agents et les salariés qui peuvent télétravailler et ceux qui ne le peuvent pas.

Cela pose à notre sens deux questions majeures si l’on veut réduire ce fossé entre les salariés : faut-il essayer de rendre des tâches télétravaillables dans des métiers qui ne le sont pas globalement, faut-il chercher à compenser cet avantage qu’est le télétravail pour des salariés qui ne peuvent le pratiquer ? À cet égard, dans cette enquête et au-delà, la semaine de quatre jours, à volume horaire constant, est considérée comme une bonne compensation pour les agents ou salariés qui ne peuvent télétravailler (79% des sondés de cette enquête OpinionWay).

Une appétence pour cette organisation du travail

Toutes les enquêtes montrent depuis des mois que le télétravail est vu par une majorité de salariés comme un avantage, et plus encore comme une avancée sociale par 75% des salariés français et européens4Enquête « Comment la pandémie a changé les organisations du travail en Europe » de BVA pour la Fondation Jean-Jaurès, la Friedrich Ebert-Stiftung et le cabinet Selkis, 2023.. D’ailleurs, parmi les agents qui ne peuvent pas télétravailler, 52% souhaiteraient le faire, si cela était possible.

Qu’il soit donc pratiqué ou non, le télétravail est perçu par tous non seulement comme un bénéfice, mais également comme une bonne chose pour les salariés (selon 84% des salariés européens) et pour leur entreprise ou leur administration (82% des salariés européens)5Ibid..

Une pratique mesurée

Un accord-cadre relatif à la mise en œuvre du télétravail dans les trois fonctions publiques a été signé en France en 2021 et fixe les modalités de mise en place du télétravail dans les différents services administratifs. Sur le nombre de jours autorisés, les agents publics peuvent, à leur demande et sur autorisation de leur employeur, télétravailler à raison de trois jours par semaine maximum pour un temps plein.

Ce qui est intéressant dans l’enquête OpinionWay est qu’elle montre que trois quarts de ceux qui ont la possibilité de pratiquer le télétravail le font effectivement, le plus souvent moins de deux jours par semaine (63% télétravaillent un à deux jours par semaine, seulement 8% trois jours par semaine). Ceci atteste à la fois l’attrait pour cette pratique mais aussi la volonté des agents de travailler selon une organisation hebdomadaire hybride. Nous constatons d’ailleurs cela partout en Europe : 73% des salariés européens souhaitent à un moment de leur semaine travailler au bureau, 42% d’entre eux souhaitent travailler la moitié du temps au bureau et l’autre à domicile.

De nombreuses organisations craignaient à la sortie des confinements un mouvement puissant et généralisé vers la revendication de trois jours de télétravail par semaine. L’enjeu de ce troisième jour n’était pas simplement un jour de plus, puisque c’est le jour de bascule entre un travail majoritairement fait au bureau et un travail majoritairement effectué loin du bureau, ce lieu commun du travail. Avec ce troisième jour, c’est donc la question de la distance avec le lieu commun du travail qui est posée. Ainsi, si cette pratique est saluée et largement utilisée, elle l’est aujourd’hui de manière mesurée.

Il n’y a donc pas fuite massive du bureau, ce lieu dont beaucoup de commentateurs ont prédit la fin à l’été 2020. Des agents qui peuvent télétravailler ne le font pas parce qu’ils préfèrent venir sur site, pour 59% d’entre eux ; cette réponse arrive bien loin devant celle relative à un environnement personnel non adapté (25%).

Le bureau garde des attraits

On le sait, le bureau est apprécié en ce qu’il est perçu et utilisé comme un lieu de socialisation et pour les liens informels qui s’y nouent et facilitent la relation de travail. Pour les agents du service public, le manque de communication interne (65% des réponses) et une cohésion d’équipe insuffisante (60% des réponses) sont notés comme les principales difficultés liées au télétravail. 

Partout en Europe, les constats sont les mêmes : le bureau n’est plus le lieu unique du travail et le domicile est le lieu quasi exclusif du télétravail (seuls 6% des salariés européens utilisent tiers-lieux et espaces de coworking pour télétravailler).

Le télétravail améliore les conditions de vie, plus que le travail en lui-même

De manière constante depuis trois ans, en France et en Europe, les agents du service public et les salariés du secteur privé évoquent comme avantages liés au télétravail des éléments relatifs aux conditions de vie : la réduction du temps de transports (73% des agents du service public selon l’enquête OpinionWay), un environnement plus calme (56%), un meilleur équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle (50%), des économies sur les frais de transport (47%).

Les réponses qui parlent du travail, ou plus précisément des conditions dans lesquelles il s’exerce, viennent ensuite : une meilleure efficacité (50%), une plus grande autonomie (39%), des réunions plus efficaces (15%).

La distance au lieu de travail génère-t-elle une distanciation au travail ?

Depuis 2020, date à laquelle nous avons entrepris ces travaux (enquêtes et entretiens) sur la fragmentation des lieux de travail, nous nous interrogeons sur le rapport entre le travail à distance et la distance au travail. Est-ce que le fait de ne pas travailler ensemble dans un lieu commun et d’avoir des relations de travail par écrans interposés crée de la distance avec son travail ?

Dans le cadre d’entretiens avec des salariés français et européens, nous avons cherché à comprendre, auprès de salariés qui télétravaillaient en permanence depuis des années, quelles sont les conséquences de cette pratique sur leur travail. Tous nous ont affirmé la même chose : pratiquer le télétravail de manière constante ne leur a fait prendre aucune distance avec leur travail ou avec leur équipe (s’ils en encadrent une), mais ils n’ont plus de lien (au sens du sentiment d’appartenance) avec leur organisation. Ils pourraient travailler pour celle-ci ou une autre, cela ne semble plus avoir d’importance.

Cette question est bien évidemment centrale pour le service public, qui est, par essence, le service rendu aux usagers dans une relation de proximité. Comment dès lors résoudre cette contradiction : vouloir accélérer la dématérialisation des démarches administratives, autoriser voire favoriser le travail à distance tout en rendant un service public efficace, humain et accessible ?

L’impact du télétravail sur le travail

L’enquête OpinionWay pour Sens du service public donne des éléments intéressants et contrastés sur ce point entre agents et usagers.

Lorsque l’on interroge les premiers sur l’impact du télétravail sur leur travail et les seconds sur l’impact du télétravail sur la perception du service rendu, leurs réponses varient, parfois fortement. En effet, 72% des agents déclarent que le télétravail a un impact positif sur la rapidité, 70% sur la fiabilité.

Les usagers sont plus critiques : si 54% jugent que le télétravail a un impact positif sur la rapidité, seuls 49% considèrent que l’impact est positif sur la fiabilité. Notons que 18% des usagers considèrent que le télétravail a un impact très négatif sur la rapidité et 14% un impact très négatif sur la fiabilité.

Télétravail, qualité et proximité

Télétravail et proximité sont deux notions qui sonnent comme un oxymore et les usagers le soulignent. Ils sont 54% à considérer que le télétravail à un impact négatif sur la qualité des services et 67% que le télétravail à un impact négatif sur la qualité des relations.

Nous sommes là au cœur de l’un des enjeux du service public concernant les nouvelles organisations du travail. Comment assurer un service performant à distance ? Comment maintenir ou renforcer le lien entre l’administration et les usagers à l’heure de la dématérialisation des tâches et du travail à distance ?

Évoquons trois pistes de réflexion.

Tout d’abord, dématérialisation et télétravail ne sont pas deux choses identiques. L’on peut accélérer la dématérialisation des démarches administratives, ce qui satisfait de nombreux usagers, tout en maintenant, voire en inventant une nouvelle forme de proximité du service public afin de réduire les effets de la fracture numérique, de maintenir un lien social et humain important et d’aider à résoudre pour tous des démarches qui n’ont pu l’être à distance. Dans l’enquête, 54% des sondés (qui sont tous des agents du service public) n’ont jamais entendu parler des maisons France Services. Plus de 2000 espaces France Services ont ouvert sur le territoire français pour assurer plus de proximité entre l’administration et les usagers. Si autant d’agents publics ignorent leur existence, qu’en est-il de l’ensemble de la population ?

Ensuite, il est fort probable que, pour la plupart de nos concitoyens, la proximité suggère un lien physique entre deux personnes. Néanmoins, la proximité peut aussi être une réponse adaptée et rapide au téléphone ou par mail, le fait de savoir qui joindre et quand en fonction de ses questions ou difficultés. Toute proximité pourrait ne pas être physique, elle pourrait aussi être liée au fait de se sentir considéré comme un individu qui n’est pas face à un vide inconnu lorsqu’il doit s’adresser à ce qui parfois ressemble à une abstraction, « l’administration ». La proximité peut être liée au fait de se sentir considéré comme un individu à qui une réponse personnalisée est apportée.

Enfin, si toute tâche dématérialisable n’est donc pas forcément télétravaillée, peut-on réfléchir également au fait de considérer que certaines fonctions, certains métiers, certains secteurs, même s’ils sont « télétravaillabes », ne le seront pas (ou très peu) au regard des missions qui sont les leurs ? Ce discours est bien entendu à contre-courant à l’heure actuelle mais il peut s’entendre, s’assumer, voire attirer des recrues. D’ailleurs, les agents interrogés dans le panel ne s’y trompent pas. À ceux dont les tâches ne sont pas télétravaillables, la question de savoir comment il vivaient cet état de fait a été posée. À 88%, ils répondent « c’est normal, mon emploi ne me permet pas de télétravailler ». Certains salariés et singulièrement ceux qui ont choisi des missions de service public et de proximité pourraient apprécier une prise de position, une démarche, qui certes ni n’interdit le télétravail, ni le diabolise, mais assume de valoriser des métiers qui ne peuvent le pratiquer au nom de la proximité qu’ils supposent. À l’heure où beaucoup se posent la question des conditions dans lesquels le travail s’exerce, il y a fort à parier que cette démarche, bien que contre-intuitive, pourrait attirer beaucoup de gens et notamment les plus jeunes salariés.

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