Pour le monde salarié de bureau, la crise sanitaire réinterroge, accélère ou décélère des tendances d’organisation du travail. La Fondation, l’Ifop et le cabinet de conseil Selkis ont mené, auprès de plus de mille salariés, une étude sur ce que le bureau évoque, son utilisation actuelle et son devenir. Elle mesure ainsi à la fois la place du bureau, du flex office ou encore de l’open space dans la vie des salariés, l’impact du lieu de travail sur leur vie (notamment leur santé) et l’importance de l’espace de travail en terme de « sociabilité ». Car si le bureau est un lieu économique, il est donc aussi un lieu social.
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Les chiffres clefs
- 60% des salariés travaillent tout le temps ou au moins une partie du temps dans un bureau ;
- 1 salarié sur 5 (21%) travaille en open space ;
- cette proportion s’établit à 34% en Île-de-France, contre 18% en province ;
- 16% des salariés de bureau travaillent en flex office (soit 10% de l’ensemble des salariés). Le flex office concerne autant les femmes que les hommes ;
- 38% des salariés ayant un bureau attitré pensent que la configuration de leur espace de travail a une influence positive sur leur santé ;
- à l’inverse, 36% des salariés n’ayant pas de bureau attitré pensent que la configuration de leur espace de travail a une influence négative sur leur santé ;
- 67% des moins de 35 ans pensent que la configuration de leur espace de travail a une influence sur leur santé ;
- un tiers des salariés de bureau considère que le principal inconvénient de la vie de bureau est l’obligation de présence lorsque ce n’est pas nécessaire ;
- 20% des salariés pensent que les fonctions ou les postes qui peuvent s’exercer à distance sont moins importants que ceux qui s’exercent en présentiel ;
- 81% des salariés de bureau trouvent normal qu’en cas de généralisation du télétravail l’employeur achète le matériel et 42% trouvent normal que les postes devenus inutiles sans présence au bureau soient supprimés ;
- 41% des salariés qui travaillent dans un bureau considèrent que l’avantage principal dans le fait d’y travailler est la possibilité d’échanger avec des collègues, la vie de bureau ;
- plus de la moitié des salariés qui ont télétravaillé pendant la Covid-19 pensent qu’à l’avenir le travail s’effectuera la moitié du temps au bureau, l’autre moitié en télétravail ;
- à l’heure où l’organisation des bureaux tend à ne plus spécifier les espaces en fonction de la position hiérarchique, notons que 63% des cadres considèrent que le fait d’avoir un bureau individuel est le signe que l’on a des responsabilités, quand moins de la moitié des ouvriers le pensent.
Trois risques importants avec la fragmentation du travail
Du jour au lendemain, les entreprises et les administrations ont dû prendre des décisions radicales et les salariés s’adapter ou bien avec les moyens de l’entreprise ou bien avec les leurs.
L’articulation entre le travail et le lieu du travail est passée de sujet de préoccupation, de réflexion, de négociation à une réalité concrète et immédiate : travailler en équipe en étant seul, manager à distance, remettre des frontières entre le personnel et le professionnel en télétravaillant, montrer à sa hiérarchie que l’on travaille alors qu’elle ne nous voit pas.
Mais, plus important encore, lorsque le retour au travail a repris peu à peu après le premier confinement, une autre question a vu le jour : quel est le sens du bureau aujourd’hui ? Nous reviendrons sur la polysémie du terme « bureau » ultérieurement, nous concentrant en introduction sur l’idée du sens du bureau. Lorsque nous l’évoquons, nous visons trois éléments : le lieu principal au sein duquel le travail s’exerce, la vie de bureau et la vision du travail développée par l’entreprise ou l’administration. Ainsi, interroger le sens du bureau, c’est se demander ce que l’on vient chercher au bureau, ce que l’on y offre aux salariés, ce que l’on vient y faire ensemble. La crise sanitaire et les bouleversements qu’elle a induits provoqueront-ils la disparition du bureau ? Nous ne le souhaitons pas. Une fois la crise passée, la vie de bureau reprendra-t-elle comme avant ? Nous ne le pensons pas.
Cette question sur le sens du bureau est la conséquence d’un premier phénomène, relativement récent car lié aux possibilités offertes par Internet : celui de l’atomisation ou la fragmentation des lieux de travail. En effet, le bureau, le téléphone portable, la table d’un café, l’ordinateur portable, le domicile – et, au domicile, la chambre, le salon, la cuisine – sont devenus des lieux de travail. Après une année où les salariés ont été contraints de travailler en faisant des allers et retours entre le lieu de travail et le domicile, la question du sens du bureau est donc capitale et plus urgente à traiter que si la vie et ses évolutions avaient suivi leur cours normal. Elle revêt divers caractères : économique (la rentabilité du mètre carré de bureau), managérial (comment faire collectif quand le travail est fragmenté en divers lieux), stratégique (que doit-on apporter aux salariés au siège, que vient-on chercher au siège), social (comment faire en sorte que les inégalités individuelles ne soient pas renforcées au travail par une disparition du bureau et de ses attributs).
Nous sommes convaincus que la fragmentation des lieux de travail, son accélération et sa non-régulation engendrent trois risques importants.
Tout d’abord, celui de la dilution du sens collectif. En effet, si un collectif n’est jamais l’addition d’individus mais toujours ce que les individus créent, mobilisent, produisent ensemble, comment le collectif pourrait-il exister si les individus ne se croisent jamais ou seulement dans une salle de réunion virtuelle – sur laquelle nous reviendrons ?
Ensuite, le risque lié à une trop grande fragmentation du lieu de travail est la bilatéralisation de la relation managériale, autrement dit le fait que, par rapidité et efficacité, un manager ne s’adresse toujours qu’aux salariés un à un (et possiblement au fil du temps toujours les mêmes), ce qui appauvrit, voire rend impossible, le travail en équipe.
Dernier risque, celui de voir les salariés passer d’un sentiment d’appartenance construit (culture d’organisation) à une logique de service, telle une cohorte de free-lances. Cette dynamique, qui pourrait peut-être en satisfaire quelques-uns, créerait à coup sûr des travailleurs-décrocheurs, des travailleurs du dehors, de deuxième cercle, chez qui le sentiment d’inutilité peut émerger avec force ; or, l’on sait combien le sens perçu et donné à son travail joue un rôle prédominant dans la santé au travail, l’efficacité et le plaisir à travailler.
Reconnaissons-le, cette fragmentation existe, elle est irréversible, pratique pour certains, souhaitée par d’autres, mais elle peut être délétère pour tous si elle n’est pas régulée, si l’entreprise ou l’administration ne lui oppose pas une réflexion et une organisation nouvelles sur le sens du lieu de travail.
Depuis des années, de nombreuses études ont été réalisées sur la santé au travail, le télétravail, la déconnexion et, depuis un an, elles se multiplient encore. En revanche, nous n’avions aucune donnée sur l’ensemble du salariat de bureau, public et privé, dans son rapport aux lieux du travail, sur la façon dont les salariés travaillent aujourd’hui (avant et pendant la crise), sur ce que cette année de travail a créé et continue de créer pour eux comme crainte, envie, conviction quant à la manière dont le travail pourrait s’exercer à l’avenir.
La Fondation Jean-Jaurès, l’Ifop et le cabinet de conseil Selkis se sont associés pour une étude sur le bureau : ce qu’il évoque, son utilisation actuelle et son devenir. L’étude a été menée auprès d’un échantillon de 1001 personnes, représentatif de la population française salariée, dont 631 salariés du secteur privé et 370 du secteur public. Tous les éléments chiffrés dans cette note sont issus de cette étude, sauf ceux d’une étude de l’Insee.
Depuis que le bureau, tel que nous l’entendons aujourd’hui, existe, c’est-à-dire depuis le XIXe siècle, il a toujours suivi ou précédé une évolution économique. Et si le bureau est un lieu économique, il est donc aussi un lieu social, du moins c’est ainsi que nous avons envie de le traiter.
Trois questions nous semblent être au point de jonction entre les résultats de cette étude, les questionnements des organisations publiques et privées et nos réflexions sur cette fragmentation des lieux du travail : où et comment le travail de bureau s’exerce-t-il de nos jours ? À quelles finalités le bureau doit-il répondre ? Quelles répercussions les bouleversements induits par la crise sanitaire peuvent-elles avoir sur le bureau de demain ?
Le bureau : un espace pratique et symbolique
Du bureau ennuyeux dépeint par Balzac au plexiglas de la distanciation sociale, en passant par les cubicules uniformes chez Jacques Tati et les poufs de la Silicon Valley, retraçons très brièvement cent cinquante ans d’évolution des lieux de travail.
Histoire courte du bureau
De la bure au bureau
Le dictionnaire Le Robert nous apprend que le terme de « bureau » naît au XIIIe siècle et vient de la bure, cette grosse étoffe de laine que l’on posait sur la table pour faire les comptes, le tissu devant absorber le bruit du claquement des pièces des journées fastes. Au fil des siècles, le bureau est devenu le meuble sur lequel on copie, puis l’on écrit. Incliné jusque dans les années 1960, le bureau s’aplanit ensuite.
L’évolution de la signification du terme « bureau » est riche d’enseignements : « Par métonymies successives, on est passé dudit tapis de table à la table à écrire elle-même, puis de ladite table à la pièce dans laquelle elle était installée, puis à l’ensemble des meubles constituant cette pièce, et enfin aux activités qui s’y exercent, aux pouvoirs qui s’y rattachent, voir (sic) même aux services qui s’y rendent. » S’il avait vécu assez longtemps pour le voir, Georges Perec aurait ajouté le bureau de l’ordinateur sur lequel nous enregistrons tous nos documents, nouvelle façon de les entasser.
À la fin du XVIIIe siècle, des hôtels particuliers amorcent leur conversion en lieux de travail aux étages bas, conservant les étages supérieurs pour le logement. Les premiers bureaux ne sont donc pas des immeubles spécialisés et la porosité entre propriété publique et privée est la norme.
Le bureau que l’on connaît aujourd’hui est l’héritier des bâtiments administratifs, reflet du moment où l’État s’impose et cherche par l’organisation du travail à montrer sa puissance. S’il s’agissait de prémices sous Louis XIV, cette volonté politique s’est accentuée sous la Révolution française pour devenir très forte au début du XIXe siècle sous le Premier Empire, avec un État qui s’organise (structure pyramidale hyper-centralisée), un droit qui se codifie (Code civil, Code pénal, Code de commerce, etc.), des grands travaux qui se lancent (grands axes routiers, ports, voies d’eau, cimetières, abattoirs, Palais Brongniart, Quai d’Orsay). Pour lancer, suivre et exécuter tous ces chantiers, la bureaucratie française se construit : « un chef, un sous-chef, un secrétaire en chef, un chef de bureau, un chef du secrétariat, un sous-chef de bureau, les grades civils, petits et grands chargés de diviser le travail et d’assurer l’expédition régulière des affaires se mettaient en place », relève l’ethnologue Pascal Dibie.
Commence alors une longue période de vie de bureau, dépeinte dans de nombreuses œuvres littéraires ou cinématographiques comme le lieu de la paperasse, de la poussière, de l’ennui, de l’uniformisation, de la manchette de lustrine, de la sociabilité, de la segmentation des tâches, de la structuration de l’espace pensé pour permettre, en un regard, le contrôle du travail par les chefs.
La vie du bureau
Arrêtons-nous un instant pour observer la façon dont le bureau est évoqué dans la littérature ou le cinéma.
Pour Balzac, « À Paris, tous les bureaux se ressemblent […], vous trouverez des corridors obscurs, des dégagements peu éclairés, des portes percées […]. Rien n’est plus étrange que ce monde de meubles qui a vu tant de maîtres et tant de régimes, qui a subi tant de désastres. Aussi, de tous les déménagements, les plus grotesques de Paris sont-ils ceux des Administrations […]. Les cartons bâillent en laissant une traînée de poussière dans les rues ; les tables les quatre fers en l’air. » Ceux qui organisent ou envisagent le déménagement et la réorganisation de leur siège apprécieront ce passage à sa juste valeur.
Dans L’Aile ou la Cuisse de Claude Zidi (1976) ou Mad Men, série à succès des années 2010, on voit à quel point les tâches, mais plus encore les espaces, sont genrés : les hommes ont des bureaux individuels ou partagent le même espace (sans les femmes), ils pensent, produisent, échangent, rient, boivent, les femmes sont secrétaires et tapent à la machine ou se liment les ongles.
Il y a les caricatures qui nous permettent de rire le soir de l’endroit que l’on fréquente le jour : pensons à Bernard Menez dans la série des années 1980 Vivement lundi ! où tous les acteurs campent des personnages caricaturaux et dont le générique nous enchante avec un « Vivement lundi on r’trouve tous ses amis, on rit, on vit… » ; pensons à la formidable série Au service de la France, qui se passe au SDECE (l’ancêtre de la DGSE) et où le moindre formulaire doit être « tamponné et double tamponné » avant d’être porté en main propre dans le bureau F2BJ qui se trouve tout logiquement à côté du bureau SP99, absurdités administratives auxquelles nous avons tous été confrontés.
Dans Playtime de Jacques Tati, Monsieur Hulot se perd dans un dédale de cubicules uniformes, ces fameux bureaux carrés à cloisons à mi-hauteur que l’on apprendra à mieux connaître dans toutes les séries américaines.
Enfin, on a tous vu ces immenses buildings rutilants où les vitres font office de cloisons et de contrôle managérial.
Ce qui frappe dans ces quelques séquences retrouvées (et l’on pourrait évoquer The Office, Caméra Café…), c’est à quel point le bureau est poreux avec la société qui l’entoure et combien l’articulation entre le travail et l’espace de travail est signifiante sur la stratégie d’une organisation.
Rentabiliser les espaces de travail et le travail ?
L’open space
Les premiers espaces de travail n’étaient pas si différents des open spaces d’aujourd’hui : les employés travaillaient dans la même salle, côte à côte, ce qui relevait moins d’une logique économique que d’une pratique managériale. En effet, ce qui distinguait ces espaces était le contrôle social exercé les uns sur les autres et l’accentuation du présentéisme au bureau (spécificité française toujours en vigueur) : tout le monde se regarde et s’observe. Traditionnellement, les supérieurs sont positionnés sur des estrades ou des mezzanines, afin de pouvoir embrasser d’un regard la salle dans son entier. La confiance n’exclut pas le contrôle, aurait dit Lénine, les chefs d’hier avaient fait de cette maxime une pratique managériale avant même que le révolutionnaire n’ait pu en faire une pratique politique.
Les chefs des chefs, eux, sont isolés dans des bureaux individuels aux doubles portes capitonnées.
Grâce à l’historien et haut fonctionnaire Guy Thuillier, nuançons un peu l’idée selon laquelle l’organisation des espaces ne serait jamais pensée au regard des fonctions qui y sont exercées. Cité par Pascal Dibie, l’historien rapporte : « Quelques précautions seraient à prendre en vue de placer les employés qui ont besoin de tranquillité, comme ceux des bureaux de la comptabilité ou de la statistique, dans les conditions de travail qui leur sont nécessaires », certaines tâches requièrent, en effet, de la confidentialité et cela demeure un questionnement vivace dans les organisations : comment assurer confidentialité et étanchéité dans les espaces ouverts ?
Si l’open space d’hier était surtout lié au contrôle managérial, l’open space du XXe siècle (années 1960) est davantage lié à une logique économique. Il s’agit de gagner en rentabilité, c’est la taylorisation adaptée au secteur tertiaire. Le premier open space moderne est allemand, Bürolandschaft, que l’on peut traduire par « environnement de bureau ». Et, à cette époque, tout doit devenir fonctionnel dans un open space : table de travail, fauteuil, meuble de rangement, matières, tout doit faciliter le travail de l’employé, autrement dit, sa productivité.
Mais les grands espaces ne sont-ils pas aussi une occasion de divertissement, un frein à la concentration ? Qu’à cela ne tienne ! Les cubicules font leur apparition dans les open spaces. L’idée est de structurer l’espace en venant recréer des espaces individuels et plus le prix du mètre carré augmente, plus l’espace individuel se réduit et le mal-être au travail s’accroît.
Le flex office
L’ultime solution pour limiter le coût du mètre carré arrive dans les années 1990 aux États-Unis avec le flex office. Il est décrit ainsi dans un article paru dans Le Monde en mars 2021 : « Le “flex office”, “desk sharing”, “free seating”, ou “bureau dynamique” (le terme est flexible), désigne l’absence de poste de travail nominatif. Popularisée en 1995 par les consultants américains d’Accenture, la méthode du “bureau flexible” permet d’économiser des mètres carrés : entre les vacances, les RTT et les missions de terrain, un poste de travail individuel n’est occupé que 60% du temps en moyenne. »
Le flex office a très mauvaise presse en France. Comment ne pas provoquer, en effet, chez les salariés la course à l’échalote du premier arrivé, premier servi, forçant ainsi les individus à venir de plus en plus tôt pour être sûrs de trouver une place assise. Certes, une généralisation du télétravail (un à deux jours par semaine en période normale) laisse des bureaux vacants, mais le travail nécessite des moments collectifs et tous les individus ne sont pas interchangeables. Sans promouvoir la « réunionite aigüe », maladie chronique des organisations, il faut savoir conserver des temps d’échanges collectifs, de production commune, d’échanges informels qui nous manquent tant à l’heure du travail à distance. Un jour de travail en commun nécessite un lieu commun qui permet à tous d’être accueillis et de travailler. L’on constate heureusement que, dans beaucoup d’organisations, le « flex office » est régulé par les nécessités managériales : si tous les salariés n’ont pas un poste attitré, il y a néanmoins, au sein du service, assez de places assises avec un bureau (grande table commune, par exemple, et pas un pouf ou autre fatboy) afin de permettre la présence de tous.
Où travaille-t-on aujourd’hui ?
Commençons par quelques chiffres sur la population globale. En 2017, selon l’enquête « Emploi » de l’Insee, la population active au sens du Bureau international du travail (BIT) est estimée à 29,7 millions de personnes de quinze ans ou plus en France (hors Mayotte). Elle regroupe 26,9 millions d’actifs ayant un emploi et 2,8 millions de personnes au chômage.
Notre étude donne des résultats inédits à la fois sur le nombre de salariés qui travaillent dans des bureaux et sur la proportion de salariés qui travaillent en open space et en flex office.
Quel portrait des salariés de bureaux notre étude dessine-t-elle ?
En dehors de la période liée à la Covid-19, 60% des sondés travaillent dans des bureaux. Dans le détail, 86% des cadres travaillent dans un bureau, contre 61% des employés et 24% des ouvriers. Il existe une forte disparité géographique : 73% des salariés franciliens travaillent dans un bureau contre seulement 57% de leurs homologues provinciaux. Les chiffres sont très marqués public/privé : 57% des salariés du privé travaillent dans un bureau, contre 69% au sein du secteur public. Parmi ceux qui encadrent une à cinq personnes, 75% travaillent dans un bureau, cette proportion s’établissant même à 87% parmi les managers qui encadrent plus de cinq personnes. On peut donc dire que le travail de bureau reste un travail de cadres franciliens.
Généralisation de l’open space et du fllex office, mythe ou réalité ?
Selon notre étude, 35% de ceux qui travaillent dans un bureau travaillent en open space. Si l’on considère l’ensemble de l’échantillon (incluant donc les 40% qui ne travaillent pas dans un bureau), 20% des salariés travaillent en open space, autrement dit un salarié sur cinq. En regardant les données en détail, on constate que parmi ceux qui travaillent dans un bureau et qui sont en Île-de-France 47% ont déclaré travailler en open space contre 31% dans les autres régions ; parmi ceux qui travaillent dans un bureau et qui appartiennent au secteur privé, 40% travaillent en open space contre 25% pour ceux du secteur public.
Lorsque l’on pose la question aux salariés qui travaillent dans un bureau, 84% d’entre eux disent avoir un bureau attitré et 16% travaillent donc en flex office, en proportion identique chez les hommes et chez les femmes, donnée fort intéressante selon nous. Notons que cette pratique, récente et mal considérée, concerne 16% des salariés qui travaillent dans un bureau ; proportion non négligeable pour un phénomène émergent. Sur la totalité des salariés (incluant donc les 40% qui ne travaillent pas dans un bureau), les résultats sont les suivants : 50% ont un bureau attitré quand 10% travaillent en flex office. Le flex office concerne plutôt les jeunes : parmi les individus âgés de moins de trente-cinq ans qui travaillent dans un bureau, 20% travaillent en flex office contre 14% pour les trente-cinq ans et plus.
L’économie et les évolutions de la société ont toujours façonné le bureau. Quelles peuvent être les prochaines dynamiques ?
À quelles finalités le bureau doit-il répondre ?
Cette question, dont la réponse change probablement de nature et de densité avec la pandémie que nous traversons depuis un an, revient à interroger et à trouver le point de rencontre entre la demande des salariés à l’égard de leur organisation et, inversement, l’offre de l’organisation à l’égard des salariés. Historiquement, les nécessités des premiers n’ont pas toujours, loin de là !, rencontré les intérêts de la seconde et l’histoire du travail, qui est d’abord une histoire sociale, est jalonnée de conflits sur cette impossibilité de faire se croiser ces nécessités d’un côté et ces intérêts de l’autre.
Néanmoins, la vie de l’entreprise ou des administrations est aussi ponctuée de compromis utiles et de régulations constantes qui permettent de ne pas faire de la vie au travail un champ de bataille permanent.
Nous ne développerons pas ici le sujet de la santé au travail, si vaste sujet ! Aussi important soit-il, ce n’est pas le thème de cette note, mais ne pas l’évoquer constituerait évidemment une omission notable de cet enjeu primordial du travail, premier devoir de l’employeur, première attente des salariés, considéré comme tel dans cette note.
Notre questionnement concerne les finalités auxquelles le bureau doit répondre : qu’attend-on de cet espace qui cadre notre travail et la vie de bureau et comment les derniers mois nous éclairent-ils sur une réflexion nouvelle ?
Le bureau, un cadre de travail ?
Le bureau est l’endroit où l’on passe une grande partie de sa vie active. On attend donc des conditions de travail favorables à sa santé (physique et morale), on y cherche de la sociabilité, on y construit des étanchéités.
Articuler santé et configuration de l’espace de travail
Notre étude vient conforter l’importance accordée au cadre de travail par les salariés : 55% des sondés considèrent que la configuration de l’espace de travail a une influence sur leur santé. De façon plus significative, 38% des salariés ayant un bureau attitré pensent que la configuration de l’espace de travail a une influence plutôt positive sur leur santé, en miroir, 36% des salariés qui n’ont pas de bureau attitré pensent que la configuration de l’espace de travail a une influence plutôt négative sur leur santé. À l’heure où les DRH réfléchissent à la réorganisation des espaces de travail, ces chiffres ne plaident pas pour le développement du flex office.
L’un des enseignements des résultats de cette question porte sur le fait que plus on est jeune plus l’on pense que la configuration de l’espace de travail a de l’influence sur sa santé : 67% des moins de trente-cinq ans contre 47% des plus de cinquante ans le pensent. Ces vingt points d’écart peuvent être notamment attribués au fait que les jeunes constituent le public le plus représenté dans le flex office (20% des 18-24 ans, contre 11% des cinquante ans et plus).
Quels sont les éléments de cette configuration de l’espace de travail dont on peut penser qu’ils ont des effets sur la santé ? Le flex office évidemment, l’open space probablement, la distance qui sépare deux salariés d’un bureau à l’autre certainement. Mais au-delà de la configuration des espaces, quels sont ces effets ?
Le bruit revient dans l’ensemble des échanges, comme la crainte majeure des salariés au sein des organisations qui déménagent et/ou pensent au passage à l’open space. Les architectes intègrent d’ailleurs cette donnée comme l’une des plus importantes à traiter depuis la conception (quelle structuration d’espace peut absorber le plus le bruit), en passant par les matériaux (sols et plafonds) et par le mobilier. Dans notre étude, lorsque l’on demande aux salariés qui travaillent dans un bureau quels sont les principaux inconvénients qu’ils y voient, ils répondent le bruit à 33% en premier et à 67% au global. Le résultat concernant l’exposition de soi aux yeux de tous est plus faible que ce que nous attendions : seuls 12% des salariés qui travaillent dans un bureau la citent comme premier inconvénient (31% au total). Mais peut-être que notre société, devenant celle de l’exposition constante de soi (selfie, narrations de ses états d’âme, mise en scène de ses lieux de vacances et des enfants qui grandissent), a-t-elle atténué cette crainte d’être exposé aux yeux des autres au bureau, car, paradoxalement, on s’y expose moins que sur les réseaux sociaux.
Le bureau, un lieu de socialisation et le lieu de l’informel
Nous l’avons évoqué en rappelant la représentation du bureau dans quelques extraits de films, séries ou ouvrages littéraires, le bureau, c’est le lieu de rencontre avec des collègues. La cantine, la machine à café, la cafétéria, le bureau de l’un ou de l’autre sont à la fois des lieux de socialisation, mais également le lieu de l’informel.
Et informel n’est pas anecdotique ! C’est l’un des enseignements phares de la généralisation du télétravail pendant la crise sanitaire. Nous avons perdu toutes ces questions posées « à la volée », « entre deux portes » qui permettent de gagner un temps précieux. Combien de problèmes avons-nous résolus en « passant une tête » dans le bureau du voisin ou du chef pour éclaircir un point, combien de tensions avons-nous apaisées pendant une « pause cigarette », combien de « débriefing » de réunion » avons-nous fait rapidement dans l’ascenseur ou à la fin d’un « pot de départ ». Tout ce vocabulaire de la vie de bureau, suspendu à chaque confinement sanitaire, nous montre à quel point la relation informelle joue en régulation des relations de travail. Comme le relevait Le Monde en juin 2020, le manque de relations informelles induit un isolement des jeunes actifs. En effet, ce type de relations a une valeur forte pour la formation et l’apprentissage des plus jeunes qui arrivent dans une organisation. C’est ainsi que l’on comprend et acquiert une culture commune, un métier, que l’on peut poser une question discrètement à un collègue, question que l’on n’oserait jamais poser devant tout le monde en Zoom. Ah Zoom, Teams, Skype Entreprise, Cisco Webex, Google Meet, JitSi, nos nouveaux lieux de travail, qui rendent tout si formel. L’écran ne fige pas seulement nos postures, nos visages et nos expressions, il fige aussi les relations et rend tout formel. Pas de place pour l’implicite, le non-verbal, l’allusif, ou tout simplement l’observation, qui sont pourtant si utiles dans les relations humaines.
La socialisation est, selon notre étude, l’avantage principal de la vie de bureau pour 41% des salariés qui y travaillent. Alors, à l’heure où les espaces se réorganisent et où le télétravail se généralise, nous ne pouvons que souhaiter – et donc conseiller – aux organisations de laisser des lieux et des temps pour cette socialisation et ces relations informelles qui servent de liant et de régulation.
Le bureau et le paradoxe de l’étanchéité
Lieu de socialisation, le bureau est aussi un lieu que l’on apprécie parce qu’il n’est justement pas chez soi (21% des salariés qui travaillent dans un bureau disent que ce qu’ils aiment dans le fait de travailler dans un bureau est que l’espace est séparé de leur lieu de vie personnel, second résultat après la socialisation). Il est intéressant de noter que 44% des femmes indiquent aimer la socialisation contre 37% des hommes et que sur cette question encore le clivage générationnel s’exprime : la socialisation est citée par 37% des moins de trente-cinq ans et 43% des plus de trente-cinq ans.
Mais c’est également un lieu où l’on fête des événements personnels (anniversaire, naissance d’un enfant) et que l’on cherche à personnaliser (photos, plantes, décoration). Bref, le bureau, c’est le lieu où l’on fait vivre privé et professionnel tout en maintenant des étanchéités. Tentons de démêler le sujet.
L’ethnologue Anne Monjaret décrit combien l’imbrication, au bureau, des sphères professionnelle et personnelle est importante : « Avec la mixité des lieux professionnels, on peut dire aujourd’hui que les employés des deux sexes s’approprient les lieux de travail non seulement par un marquage matériel, décoratif de leur territoire mais aussi par des activités extra-professionnelles : manger, jouer, faire la fête, etc. La privatisation de la sphère professionnelle est un fait difficile à contredire […]. Confortant nos thèses de l’imbrication des sphères, il est intéressant de signaler que l’année 2000 a vu le jour d’un nouveau concept venu des pays nordiques, le “bureau-cocon” : on doit désormais se sentir au bureau comme à la maison. Les locaux professionnels sont aménagés en conséquence : espace cuisine, espace ludique et de détente, fauteuil confortable sont proposés aux employés. Si l’on ne peut pas généraliser cette tendance, notons qu’en France, certaines agences de publicité en ont adopté les principes. »
On apprécie son bureau car il n’est pas chez soi, on peut en arrivant le matin laisser (un peu et de manière encore genrée) derrière soi les sujets personnels, familiaux et domestiques. Mais apprécier la séparation des espaces ne signifie pas que l’on cherche à dépersonnaliser l’espace. Au fond, on crée un autre espace personnel dans le lieu professionnel, plus subjectif, parcellaire, on n’y emmène pas tout, on choisit (ce que l’on dit, ce que l’on tait, ce que l’on montre, ce que l’on annonce). Et souvent on garde des pans secrets de la vie de bureau dans sa vie personnelle, là encore, on n’exporte pas toujours tout d’un lieu à l’autre.
Ce qui est intéressant dans l’imbrication de ces sphères, c’est que (en période normale) tout n’est pas mêlé, il y a des choix, des cloisons étanches. La question intéressante à cet égard serait de savoir si plus les lieux de travail se sont fragmentés (autrement dit plus on a travaillé chez soi le soir ou depuis son téléphone portable, dans les transports, etc.), plus on a rendu étanches des pans de sa vie au bureau ou, au contraire, si l’étanchéité s’est fragilisée de ce côté-là aussi.
Il nous semble certain en tout cas que la crainte et l’opposition des salariés à l’égard du flex office (voire de l’open space) s’expliquent notamment par le fait qu’il vient rompre l’équilibre entre les sphères, fragiliser les cloisons que l’on souhaite plus ou moins étanches. En effet, si chaque sphère contient une majeure et une mineure (au bureau majeure professionnelle, mineure personnelle et inversement pour le domicile), un certain équilibre se tient, moyennant une intervention législative précédée de diverses décisions de justice et de mobilisations syndicales sur le droit à la déconnexion, par exemple. Dès lors, le flex office, c’est-à-dire l’impossibilité d’avoir un lieu à soi au bureau, où rien ne peut être personnalisé, revient à déséquilibrer l’édifice de ces cercles imbriqués.
La vie collective a ses inconvénients (interruption des collègues, bruit, partage des contraintes organisationnelles comme les vacances et les horaires, etc.), mais elle permet également la socialisation, appréciée par un grand nombre de salariés. L’articulation entre sociabilité et personnalisation des lieux communs est la garantie d’un équilibre général à l’heure où s’accroît la fragmentation irréversible des lieux de travail. L’enjeu est celui de la dépossession d’un élément de l’équilibre. Or, cet équilibre permet de naviguer entre confidentialité et travail en commun, étanchéité et fluidité, exposition et isolement. Et donc avant de modifier l’organisation des espaces de travail, nous préconisons de penser cette triple articulation. Un espace pratique ne peut être que la déclinaison d’un enjeu stratégique et symbolique.
Une offre à reconstruire
Le bureau : là où se matérialisent la stratégie et les pratiques managériales
Le bureau n’est donc pas qu’un espace concret, structuré en aires différentes. Le bureau est aussi un espace symbolique. Penser que le bureau est un espace symbolique implique qu’il doit favoriser les éléments évoqués ci-dessus (santé au travail, socialisation, étanchéité, collaboration, confidentialité), mais un espace de travail doit être avant tout la déclinaison d’une vision stratégique de l’organisation, qui elle-même façonne des pratiques managériales. Convaincus que tout part de la vision de l’organisation, un espace ne peut être pensé sans elle. Aussi beau soit-il, aussi « cosy », aussi généreux en artifices de sens collectif et d’attention au bien-être soit-il (on pense ici aux espaces ludiques, aux graines bio et boissons détox à volonté), un espace ne remplit pas sa fonction s’il n’est pas aligné sur la stratégie de l’organisation.
En effet, un espace doit permettre une manière de travailler, qui elle-même est liée au projet d’une équipe, voire de l’entreprise ou de l’administration. Des fonctions et des métiers requièrent plus ou moins de travail en équipe, des proximités fonctionnelles entre services peuvent être facilitées ou entravées par une mauvaise structuration de l’espace, des pratiques managériales peuvent être rendues impossibles si un espace les contraints. Le bureau ne peut donc être la somme de mètres carrés organisés de manière aléatoire, en fonction des arrivées et des départs successifs de salariés, ou pire, en fonction de la taille des meubles. Le bureau doit être le résultat d’une structuration pensée à l’aune de l’objet de l’organisation, des métiers qui y sont exercés, des pratiques managériales qui y sont développées. Le bouleversement né de la pandémie et de ses conséquences sur le travail de bureau peut être l’occasion pour les organisations de repenser ces espaces ainsi.
Trois mouvements à réguler
Depuis un an, les salariés de bureau apprennent à travailler ailleurs qu’au bureau et cela a généré au moins trois bouleversements que les entreprises et les administrations ont aujourd’hui à traiter.
Premièrement, de nombreuses organisations ont constaté que des tâches qui semblaient non-télétravaillables (fonctions support, fonctions d’assistance, services de paie, etc.), autrement dit, des missions qu’on imaginait réalisables seulement dans le cadre du bureau, ont pu sans difficulté être exécutées à distance.
Deuxièmement, le travail à distance a cassé des lignes hiérarchiques, un haut manager préférant joindre directement un agent sans passer par des managers de proximité, pour gagner du temps. Émettons une hypothèse : lors du confinement de l’automne 2020, ce n’est pas tant parce que les règles étaient plus souples concernant le télétravail qu’il a été moins pratiqué que parce que des managers intermédiaires ont craint de se voir à nouveau disparaître de la chaîne de commande de travail et que la présence au bureau fonctionnait selon eux comme une digue à cet effacement.
Troisièmement, si l’on peut travailler une année sans aller au bureau, quel est le sens de ce lieu ? Quel est le lien entre moi salarié, mon travail et le siège de mon organisation ?
Ces trois bouleversements ont des conséquences diverses. La première pose un sujet social : les entreprises chercheront-elles à externaliser jusqu’au bout des tâches télétravaillables ? Notons à cet égard que, selon notre étude, 20% des salariés estiment que les fonctions ou les postes télétravaillables sont moins importants que ceux qui s’exercent en présentiel. La deuxième pose un sujet managérial : comment repositionner utilement et efficacement des équipes qui ont travaillé davantage en bilatéral qu’en collectif ? La troisième pose un sujet stratégique : qu’est-ce que le bureau, au sens du siège de l’organisation, doit devenir ?
L’avenir du bureau : un enjeu aussi social qu’économique
Plus lié que les deux autres à la question des espaces, ce dernier sujet sur le sens du bureau est l’une des questions les plus présentes dans l’esprit des organisations aujourd’hui. Nous pensons que le siège des organisations doit offrir ce que le télétravail ne permet pas : stratégie, collectif et décision.
Nous l’avons évoqué, le bureau est un lieu où la stratégie, la vision de l’entreprise doivent se comprendre et se matérialiser : où l’identité de l’organisation se voit-elle par les salariés et ceux qui passent au siège ? Quels sont les lieux qui prennent en compte les singularités des équipes et des départements et les lieux qui font vivre le commun ? Comment les lieux s’adaptent-ils aux pratiques managériales ?
Le bureau doit rester un lieu de travail en commun. Le travail requiert de la réflexion et de la production individuelles et même si l’intelligence se veut collective, elle n’est quand même nourrie que par ce que produit le travail de chacun. Une nouvelle dynamique peut donc s’enclencher : venir au bureau pour travailler en commun, travailler « ailleurs » (que nous distinguons du « chez soi ») pour travailler, produire, seul.
Nous l’avons constaté, les réunions à distance peuvent pallier les réunions informatives, mais il est difficile de prendre des décisions importantes de cette manière-là. D’ailleurs, beaucoup d’organisations ont vu leurs cadres revenir au bureau, même pour un laps de temps très restreint, lorsqu’il fallait prendre des décisions importantes.
Où travailler demain ? Ce que la crise a changé, ou pas
Selon notre étude, depuis le début de la crise liée à la Covid-19, 60% des salariés de bureau ont majoritairement travaillé depuis leur lieu de travail habituel. Si l’on prend l’ensemble des salariés (y compris donc ceux qui ne travaillent pas dans un bureau), la proportion de ceux qui ont majoritairement télétravaillé est de 24%. Sans surprise, les jeunes ont plus télétravaillé que les autres : 43% des moins de trente-cinq ans ont télétravaillé contre 37% des trente-cinq ans et plus. Cela atteste l’isolement des jeunes actifs que nous mentionnons plus haut.
Nous avons interrogé les sondés du panel sur ce qu’ils pronostiquent de l’organisation du travail au regard de l’expérience qui a été la leur. Pour l’ensemble des salariés qui travaillent dans un bureau, 43% considèrent que majoritairement le travail se fera dans des bureaux, 34% la moitié du temps dans des bureaux et l’autre moitié en télétravaillant, 12% dans des tiers lieux (espaces de coworking, antennes de leur organisation), 11% majoritairement chez soi en télétravail. Si l’on regarde les réponses en fonction de l’expérience des salariés pendant la crise sanitaire, 60 % de ceux qui n’ont pas télétravaillé pensent que majoritairement le travail se fera dans les bureaux, inversement, 52% de ceux qui ont télétravaillé pensent qu’à l’avenir le travail se fera la moitié du temps dans des bureaux et l’autre moitié en télétravail.
Le télétravail n’est ni l’enfer ni le paradis et ne mérite ni emballement excessif, ni dénigrement dogmatique. Il est comme toute organisation du travail et comme toute évolution à réguler, à ajuster, à interroger. Et nous avons tous vu, lu, entendu quelques dérives managériales lors des épisodes de télétravail généralisé. Le magazine Society dans son numéro d’avril 2021 a consacré son dossier au télétravail. Un interviewé rapporte : « J’ai croisé un manager qui avait trouvé bon de demander à ses équipes d’être connectées en visio de 8h30 à 18h30 pour avoir l’impression d’être au bureau. » Le télétravail ne peut être pratiqué comme la vie de bureau et cela requiert de la confiance et de l’autonomie pour les salariés et l’élaboration de nouvelles règles collectives. La crise sanitaire a fait du télétravail un enjeu central dans le salariat de bureau, mais pour qu’il ne devienne ni uniquement un outil destiné à limiter le nombre de salariés dans les espaces de travail, ni la bête noire des managers ou le prétexte à ne plus manager, ni la cause des aggravations des inégalités au travail, alors, il faut profiter de cette période de généralisation pour le forger selon les exigences contemporaines. Pour ce faire, il faut évoquer les deux grandes difficultés que la généralisation du télétravail a posées en 2020.
Premièrement, le travail à domicile est excessivement inégalitaire, comme le sont les situations individuelles. On l’a beaucoup dit, mais comment ne pas le prendre en considération prioritairement. Travailler de chez soi lorsque l’on a une pièce dédiée ou non, des enfants ou non, rend par nature le télétravail possible, ou non. Et les organisations ne peuvent proposer ou mettre en place le télétravail (hors période sanitaire) sans prendre ces situations en considération. Mais cela n’est pas sans poser problème, car corriger ces inégalités suppose une immixtion de l’employeur dans la vie privée du salarié et donc de briser cette étanchéité que l’on perçoit souvent comme salutaire.
Deuxièmement, corollaire de la première difficulté, la question des outils du télétravail. En temps normal, l’entreprise devrait bien évidemment outiller les salariés. Mais un ordinateur performant et un casque ne font pas tout. Il ne s’agit pas simplement de doter les salariés des outils informatiques pour réduire les inégalités au sein d’une entreprise, d’une administration ou d’une équipe et retrouver en télétravail la relative égalité que permet le lieu de travail. Avec le télétravail, c’est aussi le travail qui change. Avoir les bons outils est une chose, mais être formé aux outils et adapter les outils à la tâche en sont deux autres. Donc la fracture à contrer est moins celle entre ceux qui peuvent télétravailler et les autres qu’entre les télétravailleurs eux-mêmes, fracture bien plus difficile à identifier et donc à juguler.
Du bureau aux bureaux : une fragmentation à réguler par l’entreprise
La fragmentation des lieux de travail est irréversible et s’accélère, elle requiert une régulation pour deux raisons au moins.
Première raison, la nécessité de préserver et de faire vivre des lieux communs, des lieux de décision, des lieux où 100% des salariés ont leur place (même si ce n’est pas classiquement derrière une table de travail). Ainsi, l’open space ou le flex office ne peuvent avoir pour objectif la dédensification des mètres carrés. Bien sûr, l’occupation réelle du bureau (entendu ici comme meuble), estimée à 60% du temps, engage les organisations à penser à l’usage de mètres carrés sous-utilisés, au coworking, aux espaces modulables (qui sont d’ailleurs le meilleur moyen d’adapter les espaces aux évolutions managériales d’une entreprise).
Deuxième raison, entreprises et administrations en sont convaincues, la prise en compte des salariés, de leur santé, de leur bien-être et de leurs attentes, est dans l’intérêt de l’organisation.
Au regard de cette étude menée avec la Fondation Jean-Jaurès et l’Ifop et de notre expérience en conseil auprès de nombreuses organisations, nous sommes convaincus que l’hybridation (travail au bureau et travail ailleurs) est l’avenir du travail et que l’ailleurs peut être au domicile du salarié (s’il le souhaite), mais des alternatives doivent être pensées et proposées tels les tiers lieux ou les espaces de coworking.
Le Monde daté du 14 avril 2021 enquêtait sur un mouvement jusqu’au-boutiste de la fragmentation des lieux de travail : « Les Bermudes, les Canaries, l’Estonie ou encore la Croatie tentent d’attirer ces profils pour compenser en partie l’effondrement du tourisme. Certains États accueillent tous les télétravailleurs, d’autres ne veulent que les plus aisés […]. En juillet 2020, il [l’archipel des Bermudes] a lancé Work from Bermuda, un certificat de résidence leur permettant de s’installer jusqu’à un an sur son sol, à condition de prouver qu’ils travaillent à distance pour une entreprise étrangère […]. Depuis quelques mois, de plus en plus de pays et régions dépendants du tourisme proposent le même genre de programme : Hawaï, Montserrat et Aruba dans la mer Caraïbes, l’île Maurice, le Costa Rica, la Géorgie, Buenos Aires. » Ce mouvement restera probablement marginal, mais il montre combien le télétravail interroge le lien avec l’organisation, le fondement et la vitalité de l’appartenance à un groupe. L’hybridation entre télétravail et travail au bureau pourrait chercher à prendre les avantages des deux situations.
Pour que cette hybridation ne soit pas synonyme de délitement du collectif et de renforcement des inégalités individuelles, il faut la penser, la façonner au regard des spécificités de chaque organisation. Le bureau garde une utilité forte pour l’entreprise, l’administration et les salariés. Les évolutions des dernières années, accélérées, voire aggravées, par les conséquences de la crise sanitaire nécessitent plus que jamais de penser ce lieu. Un beau défi interne et collectif à relever !
Sondage Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et Selkis.
Enquête menée auprès d’un échantillon de 1001 personnes représentatif de la population française salariée, dont 631 salariés du secteur privé et 370 salariés du secteur public.
Les interviews ont été réalisées par questionnaire auto-administré en ligne du 8 au 15 mars 2021.