Le vote des Français d’Afrique subsaharienne au second tour des élections législatives

Comment caractériser le vote des Français d’Afrique subsaharienne lors des élections législatives anticipées de juin 2024, marquées par une campagne éclair ? À la suite d’une récente analyse de leur vote aux élections européennes, François Backman et Hadrien Coccoluto-Roussel examinent cette fois les évolutions du comportement électoral des Français résidant loin des yeux et du cœur de l’Hexagone.

Au 1er janvier 2024, si l’on se fie aux chiffres de France Diplomatie, un peu plus d’un million et demi de Français résidant à l’étranger étaient inscrits sur la liste électorale consulaire et pouvaient donc voter1France Diplomatie, La communauté française à l’étranger en chiffres, 31 décembre 2023.. La Suisse, les États-Unis, le Royaume-Uni, la Belgique et le Canada regroupent à eux seuls près de 40% des effectifs.

Les pays d’Afrique subsaharienne représentent à peu près 10% de cette population. Ils sont à cheval sur deux circonscriptions, la neuvième (seize pays) qui regroupe quatre pays du Maghreb et la majeure partie des pays d’Afrique de l’Ouest, et la dixième circonscription totalisant quant à elle quarante-neuf pays allant de l’Afrique du Sud au Liban en passant par la péninsule arabique.

Pour ce qui est de l’Afrique, le gros des électeurs se trouve avant tout au Maroc, suivi par l’Algérie et la Tunisie. Viennent ensuite Madagascar, le Sénégal, la Côte d’Ivoire et assez loin derrière le Gabon, l’Égypte et l’Afrique du Sud.

Spécificité des Français de l’étranger pour les élections législatives : ils ont la possibilité de voter par Internet. Et ils l’ont fait, puisque 410 000 d’entre eux ont eu recours à ce moyen pour le premier tour2« Législatives 2024 : 410 000 Français ont voté en ligne à l’étranger, un record », Ouest-France3, 27 juin 2024. et 460 000 pour le second4« Élections législatives 2024 : 460 000 Français à l’étranger ont voté pour le second tour, un nouveau record », L’indépendant, 57 juillet 2024.. Signe d’une forte mobilisation pour des populations traditionnellement nettement plus abstentionnistes que leurs compatriotes hexagonaux. Mais, comme on le verra, ce sursaut de mobilisation n’a pas vraiment atteint les Français vivant en Afrique.

D’un point de vue global, pour les onze circonscriptions de l’étranger, on n’a guère eu de surprise concernant les résultats. Le « bloc Macron » résiste, à l’image de la réélection d’Amélia Lakrafi dans la dixième circonscription. Il gagne même la huitième circonscription, la candidate Ensemble, Caroline Yadan, détrônant Meyer Habib, le « bouillonnant » député sortant estampillé Les Républicains (LR). Quant à Karim Ben Cheikh, dans la neuvième circonscription, « seul député de gauche parmi les onze députés des Français à l’étranger » comme il se présentait sur ses professions de foi, il reste le seul au soir du 7 juillet.

Rapide tour d’horizon de ce scrutin en version « africaine ».

Constat n° 1 : une campagne expresse et intense, prime au sortant

Vu le timing resserré et la superficie qu’ils devaient couvrir, les candidats ont dû parer au plus pressé : rédiger leurs professions de foi, se mettre en ordre de bataille, aller là où se trouvaient le plus grand nombre d’électeurs, donner le plus possible d’interviews aux médias locaux ou à ceux s’adressant spécifiquement aux « expatriés », etc. L’expérience et les réseaux déjà existants ont joué puisque seuls les candidats des grosses structures disposant déjà de relais locaux et connaissant les arcanes des deux circonscriptions ont vraiment réussi à « faire campagne » de manière à peu près pensée et structurée. Prime au sortant donc chez les Français de l’étranger comme pour près des trois quarts des députés réélus. Amélia Lakrafi (sortante Ensemble, dans la dixième) et Karim Ben Cheikh (sortant Nouveau Front populaire dans la neuvième) étaient donc quelque peu avantagés dès le départ.

Constat n° 2 : au premier tour, une multitude de candidats, la « neuvième » toujours en tête

Bien souvent ces deux circonscriptions, comme d’autres d’ailleurs, sont le refuge de personnalités en déclin ou de candidatures quelque peu farfelues. Que celles-ci ne connaissent pas grand-chose de l’Afrique ne semble pas poser de problème, l’essentiel étant de candidater…

Cette année, dans la dixième, on retrouvait par exemple Odile Mojon-Cheminade (Solidarité & Progrès), déjà présente en 2022, épouse de Jacques Cheminade (Solidarité & Progrès), éternel candidat à diverses élections présidentielles, législatives et européennes, concourant quant à lui dans la onzième circonscription (quarante-neuf pays, essentiellement asiatiques et océaniens, comprenant également la Russie). On rencontrait également une candidate divers gauche, Nathalie Mazot, recueillant sept voix. Sa famille semble donc avoir voté pour elle…

La neuvième, historiquement à gauche depuis 2012 avec l’élection de Pouria Amirshahi (élu par ailleurs au premier tour dans la cinquième circonscription de Paris le 30 juin 2024), s’est fait une spécialité du nombre impressionnant de candidatures. Au premier tour des élections législatives de 2017, on en comptait vingt-sept, puis vingt-deux en 2022, quinze lors de la partielle de 2023 et dix-neuf cette fois-ci. Quand on aime, on ne compte pas… Ainsi la neuvième a vu, elle aussi, passer son lot de candidats plutôt fantaisistes ou quelque peu has been, à l’image de l’ex-député frontiste Jean-Claude Martinez en 2022 (101 voix) ou de Grégory Zaoui (sans étiquette), l’un des protagonistes de la fraude à la TVA sur les quotas carbone lors de la partielle de 2023 (9 voix).

Précisons également qu’elle fut touchée, comme toutes les autres, par la vague En Marche de 2017 en élisant un député ex-Parti socialiste (PS), M’jid El Guerrab, rallié à Emmanuel Macron, mais celui-ci, après des déboires judiciaires, siégea finalement avec l’étiquette Parti radical de gauche. Transhumance… Il reconcourt en 2022 et à la partielle de 2023. Obstination… Autre exemple pour ce scrutin de juin, celui d’un candidat, conducteur à la RATP en région parisienne, en lice en Martinique, qui recueille 20 voix. Il ne paraît pas vraiment nécessaire d’insister sur les propositions quelque peu lénifiantes des uns et des autres.

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Constat n° 3 : l’extrême droite en progression, tout va bien pour Jordan et Marion

Au soir du premier tour, le Rassemblement national (RN) arrivait en troisième position tandis que Reconquête ! qui, souvent, faisait d’assez bons scores dans certains bureaux lors des échéances précédentes s’effondrait. Cependant, vu le peu de votants, la formation de Jordan Bardella ne pouvait se maintenir au second tour. On a tout de même là une confirmation d’un phénomène observé pour les élections européennes, la relative poussée droitiste dans ces deux circonscriptions6François Backman, Hadrien Coccoluto-Roussel, Européennes 2024 : le vote des Français d’Afrique subsaharienne, Fondation Jean-Jaurès, 24 juin 2024..

Dans la neuvième circonscription, Élodie Charron, la candidate RN, était jusqu’à récemment secrétaire départementale de son parti à La Réunion. Elle obtient, si on y ajoute les quelques voix Reconquête !, plus de 11% des suffrages. Cela peut éventuellement faire rêver les analystes et candidats métropolitains mais, pour une telle circonscription, c’est un score assez impressionnant d’autant plus que la candidate n’a pas vraiment fait campagne. Qu’a-t-elle dit ? Pas grand-chose. L’a-t-on vue ? Pas vraiment. Fait incontestable : dans cette circonscription, l’extrême droite a multiplié son score par près de quatre entre 2017 (3,17%) et 2024 (11,66%).

Dans la dixième circonscription, c’est un peu la même chose, mais cela fonctionnait en mode « ciottiste » puisque Jean de Veron était soutenu par le RN et la tendance LR favorable au député niçois. Conseiller technique au Parlement européen, n’ayant semble-t-il guère de lien avec la circonscription, il réalise avec les quelques suffrages Reconquête ! près de 20% des voix. Par rapport à 2022, le score droitiste a été multiplié par plus de trois, et par plus de six par rapport à 2017.

Une chose est sûre, Emmanuel Macron, même chez les Français résidant en Afrique, n’est pas parvenu à faire reculer le Rassemblement national.

Constat n° 4 : l’abstention presque toujours aussi forte, rien de neuf sous le soleil

Contrairement à l’Hexagone et à la plupart des autres circonscriptions des Français résidant à l’étranger, si l’on a plus voté dans ces deux circonscriptions qu’en 2022, l’abstention reste toujours aussi importante. Elle augmente même entre les deux tours dans certains pays.

Dans la neuvième circonscription, entre le premier et le second tour, seuls 626 électeurs supplémentaires ont été comptabilisés pour un taux d’abstention dépassant à chaque fois les 71%. Si l’on zoome sur les gros pays (Maroc, Algérie, Tunisie, Côte d’Ivoire, Sénégal), plus de sept électeurs sur dix ne se sont pas déplacés pour le premier tour, six sur dix au second. Doit-on y voir là un micro-effet du front républicain hexagonal se diffusant au sud de la Méditerranée ? Une crainte de voir un RN au pouvoir après les divers propos sur la binationalité dans des pays comptant justement une forte proportion de binationaux ? Peut-être.

Pour ce qui est de la dixième circonscription, l’abstention progresse entre le premier et le second tour, on passe de 68% à 70% d’électeurs qui ont boudé les urnes ou le vote électronique. Abstention un peu plus affirmée du côté des électeurs droitistes refusant de choisir entre la candidate Ensemble et sa challengeuse Nouveau Front populaire (NFP) ? La question peut se poser.

Constat n° 5 : un second tour sans surprise

Au soir du premier tour, on retrouvait donc deux face-à-face. 100% féminin dans la dixième circonscription : d’un côté la députée sortante Ensemble, Amélia Lakrafi, élue depuis 2017 après avoir détrôné Alain Marsaud, cacique UMP aujourd’hui quelque peu oublié, puis en 2022 son adversaire Nupes ; de l’autre, pour le NFP, Elsa Di Méo qui fut il y a dix ans candidate à l’élection municipale de Fréjus, ville qui vit alors l’élection d’un maire RN. Au soir du premier tour, cette dernière, résidant à Yaoundé (Cameroun), distance d’ailleurs la titulaire d’environ 300 voix mais ne dispose guère de réserves, ce qui la conduira à demander un débat contradictoire à sa rivale que celle-ci refusera fort logiquement.

Finalement, Amélia Lakrafi l’emporte avec 2000 voix d’avance (un peu plus de 53% des suffrages exprimés), grâce aux votants des pays essentiellement non africains de la circonscription, Maurice et Afrique du Sud exceptées. La députée sortante fait de bons scores à Beyrouth (Liban), Dubaï (Émirats arabes unis) et Doha (Qatar), réservoirs d’électeurs. Cependant, on peut noter que son avance est nettement moindre qu’au scrutin législatif de 2022 où elle totalisait un peu plus de 63% des votes et près de 6000 voix d’avance sur sa rivale Nupes. Érosion donc mais l’essentiel en politique est de gagner…

Dans la neuvième circonscription, Karim Ben Cheikh « déroule », comme il est coutume de dire. Déjà lors du premier tour, il avait récolté la majorité absolue des suffrages exprimés mais n’avait touché que 14% des inscrits, insuffisant pour être élu lors de l’acte 1. Au terme du scrutin du 7 juillet, il écrase sa rivale Ensemble, Samira Djouadi, militante associative, membre du Conseil économique, social et environnemental et quelque peu novice en politique, en recueillant près des trois quarts des voix. Trois élections, dont une partielle, gagnées en trois ans dans la même circonscription, un quasi-marathon pour le député NFP.

Pour conclure très provisoirement, cette campagne fut un mélange d’arguments nationaux et souleva quelques questions spécifiques aux situations des Français de l’étranger mais sans plus (couverture santé, accès à l’éducation, retraite et pouvoir d’achat notamment). Elle traduit à sa façon les évolutions du comportement électoral de Français, loin des yeux et du cœur de l’Hexagone. Nous y reviendrons plus en détail en attendant la prochaine dissolution.

Merci à Alexandre Konan Dally et Olivier Rabearivelo pour avoir relu ces lignes.

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