Européennes 2024 : le vote des Français d’Afrique subsaharienne

Comment les électeurs français résidant en Afrique ont voté pour les élections européennes ? Y a-t-il une ou des spécificités continentales ? Que peut-on en tirer pour les élections législatives à venir ? François Backman et Hadrien Coccoluto-Roussel1Hadrien Coccoluto-Roussel est étudiant à Sciences Po Paris. apportent ici des éléments de réponse, qui seront développés pour le reste des Français de l’étranger dans une prochaine note2Pour les élections de 2017, cf. Jérôme Fourquet, Le vote de la diaspora française, Fondation Jean-Jaurès, 31 octobre 2018..

Les pays africains sont à cheval sur deux circonscriptions législatives. La neuvième (seize pays) comprend une grande partie du Maghreb et de l’Afrique de l’Ouest. Quant à la dixième (quarante-neuf pays), elle englobe le reste de l’Afrique subsaharienne, l’Égypte, une partie du Proche-Orient et la Péninsule arabique. Amélia Lakrafi (LREM) en était, jusqu’à la dissolution du 9 juin dernier, la députée, après avoir battu Alain Marsaud (LR) en 2017 puis, en 2022, la candidate de la Nupes. Très active, elle se représente pour un troisième mandat sous l’étiquette Renaissance. Les gros réservoirs de voix se trouvent à Dubaï, Beyrouth et Madagascar, ainsi qu’à l’Île Maurice.

Karim Ben Cheik, son homologue de la neuvième circonscription où la majorité des électeurs se trouve dans les pays du Maghreb, arrive, lui, à l’Assemblée nationale en 2022 sous l’étiquette Nupes après avoir battu Élisabeth Moreno, ministre de l’Égalité femmes-hommes du gouvernement de Jean Castex. À la suite d’un pataquès technique, il est réélu un an plus tard, face à une candidate Renaissance. Il se représente également cette fois-ci3Amélia Lakrafi a été élue avec plus de 63% des voix, soit 12,49% (13 048 voix) des 104 452 électeurs inscrits. Karim Ben Cheik a battu la candidate Renaissance avec 67,65% des voix, soit 6,42% (8 059 voix) des 125 608 électeurs de la circonscription. Voir son interview dans Jeune Afrique du 12 juin, « Karim Ben Cheikh : « Emmanuel Macron joue les institutions de la République aux dés » »..

On aurait tort de croire que tous les Français résidant en Afrique constituent une population sociologiquement homogène. Quoi de commun entre le fonctionnaire d’ambassade de Luanda en poste pour quelques années, la jeune ingénieure travaillant dans une ONG à Madagascar, le dirigeant employé dans un cabinet conseil à Johannesburg et le couple de Français, avec deux enfants, ayant du mal à joindre les deux bouts, à Abidjan ? Quoi de commun entre le cadre « all inclusive », le binational tentant de monter son entreprise ou l’employé sous contrat de droit local ? Entre les personnes vivant depuis des décennies sur le continent et celles « de passage » ? Précisons également que les conditions de vie varient fortement d’un pays à un autre et qu’il est plus facile, vu le contexte actuel, de se rendre au bureau de vote de Mahé qu’à celui de Bamako ou de Ouagadougou.

En route pour un rapide tour d’horizon des comportements électoraux dans les pays d’Afrique subsaharienne de ces deux circonscriptions.

Constat n°1 : Jordan Bardella et Marion Maréchal sont bel et bien dans les urnes

Jusqu’à présent, ces pays ne votaient pas autant pour le Rassemblement national (RN) qu’ailleurs. Aujourd’hui, les choses bougent. Si l’on additionne les voix du Rassemblement national, de Reconquête ! et celles plus que marginales de la liste de Florian Philippot, on s’aperçoit que l’extrême droite tend à s’implanter de plus en plus dans le paysage. Reconquête ! obtient assez souvent de meilleurs scores en Afrique qu’en France. Ainsi, les droites nationales enregistrent des résultats importants dans des pays qui auparavant leur semblaient plus ou moins hermétiques. Phénomène assez nouveau.

Pays (plus de 1000 électeurs inscrits sur les listes électorales) dans lesquels les voix additionnées du Rassemblement national et de Reconquête ! arrivent en tête (source : ministère de l’Intérieur)
Bureaux de voteNombre d’inscrits et taux d’abstention% RN + Reconquête
Tananarive14338 (85,60%)29 %
Maurice et Seychelles10480 (81,77%)39 %
Libreville5648 (85,15%)37 %
Djibouti3008 (82,15%)37 %
Douala2153 (83,93%)23 %
Ouagadougou2089 (89,85%)21 %
Yaoundé1972 (82,56%)26 %
Kinshasa1554 (83,53%)26 %
Brazzaville1396 (83,81%)19 %

Comment expliquer le poids de ces deux formations à Tananarive et à Maurice où la communauté française, notamment binationale, est assez importante ? Et au Cameroun ou en République démocratique du Congo ? Comment expliquer que, voix réunies, elles arrivent en seconde position dans les hubs que sont Abidjan et Dakar, totalisant plus de 20% des suffrages ? Même chose au Cap et à Conakry. Cela ne peut plus simplement s’appréhender ou se comprendre par l’hélio-marinisme de retraités venant couler des jours heureux au Sénégal, ni par la présence d’effectifs militaires ou d’ingénieurs de plateforme pétrolière dans certains pays.

Les « rides », le cours du brut et les treillis ne paraissent plus être des éléments analytiques suffisants. Mais une chose est sûre, même en Afrique, Emmanuel Macron et ses troupes ne sont pas parvenus à faire reculer le Rassemblement national et consorts… De surcroît, la question de la capacité du Rassemblement national à élargir son socle électoral et à faire sauter certaines barrières, même dans une population aussi spécifique et hétérogène que les Français d’Afrique, peut se poser4Sur l’élargissement de la base électorale hexagonale du RN, voir l’interview de Pierre Giacometti, « Aujourd’hui, l’électorat du Rassemblement national se rapproche de celui de Nicolas Sarkozy en 2007 », Le Figaro, 17 juin 2024..

Cela dit, il est cependant très peu probable que la formation à la flamme tricolore envoie un député à l’Assemblée issu de ces deux circonscriptions.

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Constat n°2 : Renaissance malmenée, Les Républicains laminés

Sur le continent comme en Métropole, la liste de Valérie Hayer ne fait pas recette. Si l’on adopte une « optique tiercé », elle n’est en première position que dans quelques pays. Elle arrive en tête dans les deux bureaux d’Afrique du Sud (Johannesburg et Le Cap). Lorsque l’on n’additionne pas les suffrages droitistes, elle est également sur la première marche du podium à Madagascar avec 455 voix, un score de plus de 22%, et à Maurice où elle domine avec 388 voix, soit un peu plus de 20% des votes. Même chose dans les pays où la communauté française est peu importante : à Lagos au Nigéria, la liste Renaissance recueille 35 voix pour 130 votants, à Lusaka en Zambie 12 voix sur 36 votants, et 7 voix sur 39 à Malabo en Guinée équatoriale…

Lors des derniers scrutins, on en avait déjà perçu les signes avant-coureurs : l’enthousiasme macroniste de 2017 est bel et bien rangé au rayon des souvenirs.

Quant aux Républicains, soyons charitables et ne nous attardons pas sur leur score…

Constat n°3 : des formations du Nouveau Front populaire en forme

Les listes de gauche additionnées obtiennent souvent des scores supérieurs à celles de Renaissance ou de leurs concurrents d’extrême droite. Elles pourraient l’emporter lors des législatives ; c’est très possible dans la neuvième circonscription, sauf rebondissement, et assez probable dans la dixième.

Constat n°4 : à la fin, c’est toujours l’abstention qui gagne

Par-delà les satisfecit des uns ou les espoirs des autres, c’est l’abstention, comme toujours, qui remporte la mise. Dans les cinq plus gros bureaux de vote (Dakar, Tananarive, Abidjan, Maurice et Libreville), elle dépasse les 80%, atteignant même près de 90% dans le cas sénégalais.

Elle est moins importante dans les pays où le corps électoral est réduit (Burundi, Zimbabwe, Rwanda, etc.) et souvent composé des personnels diplomatiques et de membres d’institutions internationales, phénomène classique. Les choix des électeurs y sont alors plus « légitimistes », la tendance au vote pour la liste de Valérie Hayer est en effet plus marquée.

Il paraît quelque peu illusoire d’envisager un sursaut participatif pour les prochaines élections législatives. Même avec la possibilité de voter par internet5Pour les élections législatives et les élections consulaires (pas pour les autres), le vote par internet est prévu pour les Français résidant à l’étranger ayant effectué le parcours web, assez facile, pour s’inscrire. Le portail de vote est ouvert du mardi 25 au jeudi 27 juin 2024 pour le premier tour et du mardi 2 au jeudi 4 juillet 2024 pour le second tour.. Tout au plus la participation gagnera quelques (petits) points dans les pays du continent mais pas plus. Il y a fort à parier qu’il n’y aura pas de raz-de-marée pour ou contre untel, ni de mobilisation vraiment notable malgré les déclarations intempestives qui ne manqueront pas.

Constat n°5 : le politique n’a pas grand-chose à dire aux Français votant en deçà du Sahara

Au-delà des grands discours, on peut s’interroger sur la place de l’Afrique dans les dires des candidats de droite comme de gauche et sur leurs propositions un tant soit peu tangibles concernant la situation de leurs compatriotes qui y vivent. Même chose pour les débats parlementaires sur la question6Cf. François Backman, Rapport d’information et débats France-Afrique au Parlement : la poule devant le couteau ?, Fondation Jean-Jaurès, 23 janvier 2024..

Par ailleurs le reset du président de la République concernant la politique africaine de la France, quelque peu déconnecté des attentes immédiates, n’imprime guère chez les Français résidant en Afrique subsaharienne. Les grandes envolées de La France insoumise (LFI), pas tellement plus. On ne vote pas LFI en fonction des diverses déclarations de Jean-Luc Mélenchon sur les questions africaines ou de ses différents voyages, du Maroc au Faso en passant par le Sénégal. Idem pour Marine Le Pen, venue polir sa stature internationale au Tchad d’Idriss Deby en 2017 et en 2023 dans le Sénégal de Macky Sall, qui se contente de propos assez banals sur les problèmes du continent. Chez la plupart des candidats, l’Afrique reste un prétexte pour faire de la « poloche » métropolitaine.

Les électeurs qui ont voté pour ces élections européennes étaient soit hyper-motivés et politisés, voire relativement privilégiés (de l’enseignant en établissement français au responsable d’ONG en passant par le fonctionnaire ou assimilé travaillant dans des structures supranationales), soit quelque peu désespérés (ce qui, dans certains cas, peut expliquer une proportion des votes RN et LFI) traduisant dans les urnes une précarisation accrue, un sentiment de déclassement et de délaissement, auxquels s’ajoutent des difficultés financières, le prix de nombreux produits ayant augmenté de manière importante depuis la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine. On peut également mentionner les lancinantes thématiques relatives à la scolarité des enfants (les établissements français sont coûteux : plus de 6000 euros annuels pour un élève de terminale au Lycée Blaise-Pascal d’Abidjan, plus de 3000 pour un lycéen de Tananarive), ou celles relatives aux conditions de retour dans l’Hexagone, questions financières là encore.

Plus globalement, ces résultats « africains » montrent que le mythe de « l’expat’ », votant « pas comme en France », a du plomb dans l’aile, tout du moins au sud du Sahara.

Merci à Alexandre Konan Dally et Olivier Rabearivelo pour avoir relu ces lignes.

  • 1
    Hadrien Coccoluto-Roussel est étudiant à Sciences Po Paris.
  • 2
    Pour les élections de 2017, cf. Jérôme Fourquet, Le vote de la diaspora française, Fondation Jean-Jaurès, 31 octobre 2018.
  • 3
    Amélia Lakrafi a été élue avec plus de 63% des voix, soit 12,49% (13 048 voix) des 104 452 électeurs inscrits. Karim Ben Cheik a battu la candidate Renaissance avec 67,65% des voix, soit 6,42% (8 059 voix) des 125 608 électeurs de la circonscription. Voir son interview dans Jeune Afrique du 12 juin, « Karim Ben Cheikh : « Emmanuel Macron joue les institutions de la République aux dés » ».
  • 4
    Sur l’élargissement de la base électorale hexagonale du RN, voir l’interview de Pierre Giacometti, « Aujourd’hui, l’électorat du Rassemblement national se rapproche de celui de Nicolas Sarkozy en 2007 », Le Figaro, 17 juin 2024.
  • 5
    Pour les élections législatives et les élections consulaires (pas pour les autres), le vote par internet est prévu pour les Français résidant à l’étranger ayant effectué le parcours web, assez facile, pour s’inscrire. Le portail de vote est ouvert du mardi 25 au jeudi 27 juin 2024 pour le premier tour et du mardi 2 au jeudi 4 juillet 2024 pour le second tour.
  • 6
    Cf. François Backman, Rapport d’information et débats France-Afrique au Parlement : la poule devant le couteau ?, Fondation Jean-Jaurès, 23 janvier 2024.

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