À l’approche des élections européennes, la Fondation et ses partenaires publient les résultats de la quatrième vague de l’Enquête électorale française 2024, menée auprès de près de 12 000 personnes. Gilles Finchelstein, secrétaire général de la Fondation, en analyse les enseignements sur la notion de souveraineté qui réactive le clivage gauche-droite, quand le concept de souveraineté européenne fait ressortir le clivage entre pro et anti-Europe.
C’est un grand malentendu. La souveraineté est dans toutes les bouches mais n’est pas dans tous les cœurs. Au lendemain du second discours du président de la République à la Sorbonne, la quatrième vague du panel électoral éclaire les distinctions à opérer et les clivages à mobiliser pour comprendre la réception, par les Français, de la question de la souveraineté.
Il y a, d’une part, la souveraineté comme concept.
Lorsque le nom commun est utilisé seul, sans adjectif qualificatif, il est alors saturé par son histoire et il est nécessaire de faire un détour par l’usage de ce mot depuis cinquante ans pour décrypter l’opinion des Français.
Hier, la souveraineté était un mot tabou. La souveraineté était frappée d’illégitimité, en raison de ceux qui la revendiquaient bruyamment – l’extrême droite – et de ce à quoi elle était assimilée couramment – sa dérive souverainiste ou sa pathologie nationaliste. Ce faisant, et pendant des décennies, le mot était tout simplement inutilisé par tous ceux qui occupaient l’espace politique central. L’analyse sémantique des déclarations de politique générale prononcées entre 1974 et 2022 est de ce point de vue édifiant : seize discours et… douze références seulement à la souveraineté. Peut-être plus illustratif encore, le mot n’est prononcé que trois fois par Philippe Séguin dans son célèbre discours de 1992 contre le traité de Maastricht – alors même que, en l’espèce, il s’agissait bien d’un transfert de souveraineté avec l’abandon du franc et la création de l’euro.
Aujourd’hui, la souveraineté a retrouvé une légitimité dans le discours public. Avec le premier discours d’Emmanuel Macron à la Sorbonne de 2017, la souveraineté, en devenant européenne, est redevenue acceptable – le mot y a été prononcé vingt-trois fois. Dans son second discours de la Sorbonne, celui de cette semaine, Emmanuel Macron s’est d’ailleurs félicité, en utilisant à nouveau seize fois le mot, de ce que ce concept, « qui pouvait sembler très français », se soit « progressivement imposé en européen ». Entretemps, il a été pleinement réintégré dans le champ national. Élisabeth Borne puis Gabriel Attal l’ont utilisé trente-sept fois dans leur déclaration de politique générale, soit davantage que tous leurs prédécesseurs réunis. Décliné à l’infini – défense, numérique, industrie, écologie, santé, immigration –, le mot tabou est devenu un mot totem.
Le problème est que sa réception n’a pas connu la même évolution.
Qu’évoque en effet la souveraineté pour les Français ?
En premier lieu, un concept polysémique. Invités à choisir le mot qui, pour eux, évoque le plus celui de souveraineté, ils hésitent et se dispersent entre le « nationalisme » (22%), « l’indépendance » (20%), la « puissance » (20%), le « protectionnisme » (11%) et la « liberté », « l’autodétermination » ou la « protection » (un peu moins de 10% chacune).
En deuxième lieu, un mot faiblement positif : seulement 30% des Français le juge ainsi – le reste se partageant entre ceux pour lesquels il n’évoque « rien du tout » (13%), un mot « ni positif, ni négatif » (31%), voire carrément un mot « négatif » (26%).
En troisième lieu, un mot absolument pas moderne : 13% seulement le considère « moderne » quand ils sont 38% à le juger « dépassé ». Une précédente enquête européenne sur le même sujet conduite il y a trois ans avait pointé une singularité française dont l’origine se trouvait dans l’importance de l’imaginaire monarchique associé spontanément au mot souveraineté.
Dernière remarque sur la réception du concept de souveraineté : le clivage gauche-droite demeure largement opérant pour distinguer les positions.
La différence ne se fait pas sur la modernité du concept – elle est déniée par tous, des électeurs de La France insoumise à ceux du Rassemblement national – à la seule exception de la petite poignée d’électeurs de Reconquête qui défend majoritairement (38% contre 16%) l’idée de sa modernité.
La différence se fait un peu sur la définition du mot : schématiquement, les électeurs de gauche évoquent davantage le nationalisme et ceux de droite l’indépendance.
La différence apparaît surtout sur le jugement du mot souveraineté : la corrélation entre l’autopositionnement gauche-droite et le rapport à la souveraineté est en effet presque parfaite – plus on est à gauche et plus le mot est majoritairement considéré comme négatif, plus on est à droite et plus le mot est massivement considéré comme positif.
Mais, au-delà de la souveraineté, il y a, d’autre part, la souveraineté européenne. Et beaucoup de choses changent lorsque le nom commun est utilisé avec un adjectif qualificatif : le concept de souveraineté est alors absorbé par son adjonction européenne. Ce ne sont ni les mêmes jugements ni les mêmes clivages qui ressortent.
Le jugement est plus positif : il y a une demande de souveraineté européenne. 54% des Français souhaitent « renforcer » la souveraineté européenne – quand 43% y sont opposés.
Mais deux problèmes surgissent néanmoins immédiatement.
Un problème de cohérence : à nouveau 54% des Français estiment que les deux mots, utilisés ensemble, sont contradictoires et que la « souveraineté renvoie avant tout à la nation » – quand 46% partagent l’idée que « la souveraineté européenne et la souveraineté nationale sont complémentaires ».
Un problème de concurrence : 71% des Français sont en effet favorables au renforcement de la souveraineté nationale – soit, en moyenne, 17 points de plus que pour la souveraineté européenne.
Derrière ces divisions sur la souveraineté européenne en parts quasiment égales, c’est un autre clivage qui structure l’opinion et ce clivage apparaît dans les différentes réponses à la nécessité de renforcer ou non la souveraineté européenne. Les électeurs de La France insoumise se situent dans la moyenne des Français : 56% y sont favorables. Ce chiffre monte à 65% chez les électeurs des Républicains, à 74% chez les électeurs écologistes, à 78% chez les électeurs socialistes et à 86% chez les électeurs Renaissance. À l’inverse, il descend à 32% chez les électeurs du Rassemblement national et à 30% chez ceux de Reconquête.
En d’autres termes, si le concept de souveraineté réactive le clivage gauche-droite, celui de souveraineté européenne fait ressortir le clivage entre pro et anti-européens.
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