Le Front national et les relations internationales

Dans le cadre de la coopération entre la Fondation Jean-Jaurès et la Délégation socialiste française au Parlement européen, Jean-Yves Camus analyse le projet de politique étrangère du Front national, dont la finalité est de défendre « l’essence immuable » de la France.

Le programme du Front national (FN), dans sa version actuelle, comprend un chapitre consacré à la politique étrangère, lui-même subdivisé en un premier sous-chapitre consacré à l’Europe et un second à la politique étrangère en général, comme pour marquer le fait qu’aucune action extérieure de la France n’est possible sans une rupture préalable avec l’Union européenne qui serait la condition sine qua non d’une politique de puissance. Comme les autres formations de la famille nationale-populiste, le FN est un mouvement nationaliste, qui subordonne l’ensemble de ses objectifs au principe supérieur et exclusif d’un intérêt national supposé ainsi qu’à la volonté de maintenir, à travers les âges, l’existence de la France en tant qu’Etat national et unitaire, indépendant et doté d’un « projet de puissance », terme que nombre de souverainistes venant d’autres horizons politiques que le FN préfèrent à celui de « relations internationales », lequel supposerait de « traiter les questions géopolitiques comme du management et les conflits entre nations comme des questions à traiter en termes de sécurité, donc en termes policiers ». La politique étrangère frontiste possède d’autres caractéristiques essentielles : en particulier la volonté d’un monde multipolaire et, plus spécifiquement encore, la croyance dans l’éternité de la France, non pas en tant que construction perpétuellement en devenir, comme c’est le cas, à gauche comme à droite, chez ceux attachés à la Nation citoyenne, mais en tant que permanence ethno-nationale, que l’immigration extra-européenne ne devrait venir modifier qu’à la marge, sous la condition expresse d’une totale assimilation culturelle.

Ainsi, la politique étrangère du FN est particulière parce qu’elle suppose l’existence d’une essence immuable des peuples. Or, si celle-ci existe, elle est susceptible d’induire des affinités tout autant que des inimitiés. En outre, elle inscrit la France dans un espace à la fois géographique, historique et culturel. Les réponses du FN à la question « Quand naît la France ? » ont donc des conséquences directes sur le projet géopolitique du parti. Si, comme le suggérait en 1995 Jean-Marie Le Pen, elle naît avec le sacre de Clovis, notre pays se déploie dans l’espace d’un Occident chrétien dont elle serait le pivot. Si ses racines datent d’il y a 30 000 ans comme le prétend Dominique Venner, c’est-à-dire entre l’arrivée de l’Homo Sapiens en Europe et la disparition de l’homme de Neandertal, la France est construite sur un mythe que nul spécialiste de la préhistoire ne valide mais dont on devine qu’il tend vers une définition raciale de l’identité. Si, plus raisonnablement, le noyau originel de la population française a des repères culturels datables du IVe millénaire avant l’ère chrétienne, quand les Indo-Européens se sont dispersés, ainsi que le soutient le courant néo-droitier, alors la thèse de l’appartenance à une « Europe boréale de Brest à Vladivostok »,  évoquée par Jean-Marie Le Pen, prend consistance. Le fait générateur de l’identité est alors de nature ethnique et se réfère à la supposée origine circumpolaire des Indo-Européens.

Pour comprendre le programme de politique étrangère du FN, il faut en outre partir du constat que celui-ci défend une vision du monde, c’est-à-dire un projet global de société qui, en l’occurrence, postule la nécessité d’une rupture complète avec l’ordre économique, politique, institutionnel et géopolitique existant. A ce sujet, un changement majeur a eu lieu depuis 2011. En effet, le parti de Marine Le Pen a fait le choix de ne plus dater de la fin de la Seconde Guerre mondiale la mise en place du système qu’il veut renverser, ni dans l’ordre intérieur, ni dans l’ordre extérieur]. Toutefois il indique que « ces dernières décennies, tous les gouvernements, les uns après les autres, ont contribué au déclassement européen et mondial de la France ». Il voit une raison idéologique à cette attitude : « Nos adversaires politiques ont fondé leur action sur un contresens historique. Ils ont décrété, car prisonniers de leur idéologie mondialiste, que l’histoire nous emmenait vers un monde globalisé sans Etats dans lequel allait s’imposer universellement le modèle occidental américain ». Ainsi, le FN stipule que, lui mis à part, l’ensemble des formations politiques partage un même logiciel antinational, s’arrogeant ainsi le monopole du patriotisme. Il récuse absolument deux notions essentielles et corrélées, celles de « sens de l’histoire » (caractéristique non pas de la seule théorie marxiste, mais de toutes les philosophies de l’histoire à fondement idéaliste et positiviste dans lesquelles la Nouvelle droite, entre autres, voit un produit du monothéisme) et celle de « Fin de l’histoire », qui conduit selon lui à une forme de renoncement de la volonté politique et à la validation de l’idée selon laquelle le couple démocratie libérale/valeurs du marché constitue l’horizon indépassable de l’action.

La force de conviction du programme frontiste, dans le domaine de la politique étrangère comme dans d’autres, réside dans un positionnement « radical », au-delà du sens obvie d’extrême mais, selon l’étymologie (du latin radix, la racine), de changement complet de paradigme, de représentation du monde et de l’histoire, supposée offrir à l’électeur une alternative à toute l’offre politique.

Notre siècle : le XXIe siècle des nationalismes 

Le FN pense que ce siècle sera celui du retour de l’affirmation des nationalismes et de la volonté de puissance, régionale ou mondiale, de nouveaux acteurs majeurs d’un monde multipolaire, Etats ou blocs se réclamant d’une identité commune. Il affirme que « de l’Asie à l’Amérique latine, en passant par le monde musulman, un nouveau monde émerge, fondé sur l’affirmation des identités et des souverainetés nationales. Le retour de l’Asie, en particulier, annonce la fin de la primauté de l’Occident sur le monde. Nous marchons vers un monde multipolaire et nous devons nous en réjouir ». Dans les faits, cette ligne idéologique se remarque à travers la volonté des députés européens frontistes de siéger dans les délégations parlementaires s’intéressant à une zone géographique ou un pays : en date de juin 2016, ceux-ci siégeaient dans 10 délégations relatives aux Amériques ; 5 à l’Asie ; 4 au Maghreb et au Moyen-Orient ; 3 à l’Europe ( plus une relative au partenariat oriental de l’Union en Ukraine et dans le Caucase), sans compter celles traitant de l’Afrique du sud et de la Nouvelle-Zélande. On retrouve dans cette répartition l’intérêt porté par les élus frontistes au Moyen-Orient, ce qui paraît compréhensible au regard des enjeux symboliques et politiques que cette région recouvre, aux BRICS ainsi qu’aux zones de possible élargissement de l’Union européenne. Il est par ailleurs à noter que curieusement, depuis qu’Aymeric Chauprade a quitté le groupe Europe des nations et des libertés (ENL) fin 2015, aucun élu frontiste n’a rejoint la délégation interparlementaire UE-Russie.

Ce soutien affiché à la multipolarité, cette acceptation de la fin de la primauté occidentale sont des changements notables par rapport aux années 1980, lorsque le contexte de la guerre froide imposait encore au FN de se positionner du côté du « monde libre » contre le bloc communiste. Surtout, c’est la notion d’européocentrisme qui incite à la réflexion. En 1985, Jean-Marc Brissaud, rédacteur du texte Eléments pour une nouvelle politique étrangère, diffusé lors de l’université d’été de Pau, affirmait que « Si l’on parle culture et politique, et si l’on excepte principalement les Incas, tout ce qui a compté dans la vie de l’homme s’est déroulé au-dessus de l’Equateur et même, jusqu’à il y a peu, dans l’Ancien Monde à l’intérieur d’une zone assez réduite en latitude », une formulation qui semble se référer à la culture occidentale, dont il précisait ensuite qu’elle est celle de l’Europe de l’ouest. Désormais, le FN est-il revenu sur cette croyance en la supériorité de la culture européenne ? Il semble avoir évolué vers une conception ethno-différentialiste, consistant à ne plus postuler les rapports entre cultures en termes de hiérarchie mais d’irréductibles différences, de sorte que, comme toujours chez les organicistes, le mélange des cultures, comme celui des peuples, serait un facteur pathogène.

L’insistance mise sur la souveraineté et la puissance rattachent le FN à l’école réaliste en matière de relations internationales (le programme fait en outre référence aux « fondamentaux historiques » et aux « constantes géopolitiques » de la France). Le FN cherche à inscrire son projet dans la tradition gaulliste, en insistant sur la dénonciation de l’alignement sur les Etats-Unis, en défendant « l’avènement d’une Europe des Nations » et en formulant le souhait « d’une sortie du commandement intégré de l’OTAN ». Cette filiation gaulliste doit cependant être tempérée. On peut ainsi être tenté de mettre en équivalence la politique frontiste vis-à-vis de la Russie et celle de de Gaulle, mais la seconde était guidée par le souci nécessaire de préserver les intérêts français dans le contexte de guerre froide, alors que la première l’est par adhésion intellectuelle à un modèle de gouvernance et de civilisation. On peut retrouver en surface les fondamentaux gaullistes dans les termes employés par le FN pour décrire le rôle de la France mais il faut mettre en regard ce que serait une « politique arabe de la France », ou une « politique africaine », qui verrait notre pays se fermer à l’immigration extra-européenne, interdire la double nationalité et limiter les modalités de pratique de l’islam. Enfin, il faut savoir reconnaître dans le programme frontiste des emprunts théoriques que le gaullisme ne comportait pas : par exemple à la théorie des « puissances de la Terre » et de celles de la Mer qu’on doit à Carl Schmitt, ou bien, autre exemple, au néo-eurasisme d’Alexandre Douguine ; ces théories contribuant l’une comme l’autre à valider l’idée que « la France n’aura d’avenir qu’en s’extirpant de la logique euro-atlantique ». Or, si comme le FN le croit, « le monde qui se prépare est sous le péril de guerres de grande ampleur » et que « le dérèglement de tous les impérialismes, américain, islamiste, chinois… est donc à prévoir dans les années à venir », le programme frontiste ne dit rien sur la manière dont la France pourra « jouer un rôle d’exception » dans la prévention des conflits dans le cas où elle ne participerait pas à des mécanismes internationaux de négociation et de maintien de la paix au niveau européen ou transatlantique. A moins évidemment que le projet frontiste ne repose sur rien de moins qu’un changement complet d’alliances. Or tel est bien le cas. 

Un axe stratégique Paris-Berlin-Moscou pour une plus grande Europe des Nations dégagée de l’influence américaine

Les onze axes de politique étrangère que le FN propose et qu’il croit susceptibles de « modifier le destin » du pays s’articulent autour d’une vision de l’Europe-puissance dégagée de la sphère d’influence américaine, remplacée par « l’offre faite à la Russie d’une alliance stratégique poussée, fondée sur un partenariat militaire et énergétique approfondi, le refus de la guerre d’ingérence et le soutien au droit international », ces deux derniers termes faisant implicitement référence, de manière d’ailleurs contradictoire, à la situation en Crimée et en Ukraine, ainsi qu’à toutes les opérations militaires auxquelles la France participe, en Syrie et en Irak par exemple, avec des objectifs parfois opposés à ceux de Moscou. L’idée de partenariat stratégique franco-russe s’inscrit dans la vision plus large d’une « proposition faite à l’Allemagne de s’associer pour former une alliance trilatérale Paris-Berlin-Moscou ». Celle-ci n’est pas, loin s’en faut, semblable au partenariat renforcé avec la Russie que le sommet tripartite de Deauville (octobre 2010) entre Nicolas Sarkozy, Angela Merkel et Dimitri Medvedev avait validé et dont le contenu était essentiellement économique : il s’agit, on le verra plus loin, d’un projet de civilisation (de réaction aux valeurs consuméristes et individualistes qu’incarneraient les Etats-Unis, promoteurs de cette « fluidité planétaire » critiquée par Ernst Junger) et d’un projet géopolitique qui trouve sa source dans la notion de « Grand espace » théorisée par Carl Schmitt. Le projet d’axe Paris-Berlin-Moscou part du postulat, partagé par la plupart des souverainistes, que « le centre du monde est en marche vers l’est ». Il a trouvé en France une résonance dès la fin du XIXe siècle avec la politique étrangère menée par Gabriel Hanotaux au Quai d’Orsay puis, dans le premier quart du XXe siècle, chez certains auteurs de la Révolution conservatrice allemande (dont Moeller van den Bruck, critique envers l’occidentalisation de la Russie, mais surtout chez Otto Hoetzsch, pionnier de l’Ostforschung, persécuté par les nazis) et même au sein de la section allemande de l’Union paneuropéenne, laquelle considérait que « la Russie et l’Europe constituent sur le plan culturel une unité », ce alors même qu’elle était gouvernée par les communistes. Il y a donc un arrière-plan historique profond au projet d’une Europe reposant sur la France, l’Allemagne et la Russie. Il existe aussi un projet géopolitique, celui d’une Europe des « puissances de la Terre », opposée à celle des « puissances thalassocratiques ». 

On le verra plus loin, l’intérêt particulier (et réciproque) que montre le FN pour la Russie ne doit donc pas être jugé selon l’opinion répandue que ce sont les liens d’argent (par exemple les différents prêts consentis au FN par des acteurs économiques russes) qui déterminent la proximité politique, mais l’inverse. C’est parce que le FN apparaît à certains acteurs étatiques ou paraétatiques russes comme étant le parti politique français important le plus susceptible de défendre leurs conceptions culturelles, idéologiques et géopolitiques qu’il reçoit un appui financier, qu’il est reçu dans des institutions du pouvoir, que des livres de – ou sur – Marine Le Pen sont traduits en russe.

Une Europe coupée du Sud

Le projet de politique extérieure du Front national s’articule logiquement avec celui de politique intérieure. Il est à cet égard notable, pourtant, que le chapitre « Immigration » du programme s’intitule « Mettre fin à l’immigration massive » alors que l’une des préconisations de politique étrangère est « la renégociation de tous les partenariats économiques avec les pays du Maghreb sur la base d’un arrêt des flux migratoires ». D’un côté le FN semble se contenter d’une « réduction drastique » de l’immigration légale avec « l’objectif d’aboutir à un solde de l’ordre de 10 000 étrangers par an », de l’autre il veut l’arrêt total de l’immigration maghrébine et conditionne la « grande politique de développement de l’Afrique » à « l’inversion des flux migratoires » en provenance de ce continent, soit, en pratique, au renvoi dans leurs « pays d’origine » des étrangers en situation légale originaires de ce continent, sans qu’on comprenne bien si le parti opère une distinction entre les originaires du Maghreb (géographiquement situé en Afrique) et ceux d’Afrique dite « noire ». En fait, les relations avec celles-ci verraient notre pays se désengager de l’aide publique au développement au profit « d’un soutien fort par l’Etat français des investissements privés français », la redite parfaitement volontaire de ce dernier adjectif démontrant en outre, si on la prend à la lettre, l’intention de diminuer la contribution publique aux programmes engagés par les organisations multilatérales. La contradiction est alors flagrante avec deux objectifs affichés comme prioritaires par le FN : la promotion de la francophonie afin de rendre notre langue accessible, non plus seulement aux étrangers aisés mais à tous, et la restauration d’une politique arabe de la France. En effet, l’apprentissage du français a pour objectif le partage d’une culture et le développement des opportunités professionnelles de celles et ceux qui s’engagent dans une telle démarche et qui ont à leur disposition des offres alternatives pour apprendre soit l’anglais, soit le chinois (le FN lui-même reconnaît l’importance qu’a pris le réseau des Instituts Confucius), soit à un degré moindre, l’allemand. La diffusion massive d’une langue, dans un univers globalisé, produit inévitablement un courant d’échanges humains par les voyages, les demandes de bourses d’études, la mobilité professionnelle. Aussi, apprendre le français à des étrangers qui ne pourraient pas s’établir en France aura pour résultat automatique le choix de l’apprentissage d’une autre langue, en l’occurrence de l’anglais, condition naturelle d’émigration vers des pays qui restent ouverts (Canada, Etats-Unis, Grande-Bretagne notamment). Ainsi, le collectif « Mer et Francophonie » (COMEF) rattaché au Rassemblement bleu marine, lancé le 23 juin 2015, et qui a pour secrétaire général Loup Viallet (auparavant assistant parlementaire de Dominique Bilde et délégué national à la prospective du Front national), est venu renforcer le dispositif des structures déjà existantes qui gravitent autour du FN en vue de définir le programme du parti pour l’élection présidentielle de 2017. Lors de son lancement Marine Le Pen a indiqué que « la mer et la francophonie sont les piliers de la projection de la France dans le monde », en opposition à l’Union européenne qualifiée d’étriquée. Elle a également indiqué que seuls les patriotes soutiennent un véritable programme maritime et francophone, thématiques « délaissées » par toutes les autres formations politiques. Ce collectif a pour objectif de faire valoir la grandeur et le rayonnement de la France, notamment à travers les territoires d’outre-mer, de produire des analyses dans une perspective patriote, souverainiste et républicaine, de renforcer le potentiel économique et industriel de l’espace francophone et de restaurer la puissance culturelle de la France à travers le monde, notamment en luttant contre « le tout anglais ». A ce jour, la liste des membres de la COMEF n’a toujours pas été rendue publique.

La question du statut des étrangers en France, comme celle de l’immigration, est un obstacle à cette influence dans le monde arabe que le FN veut restaurer et dont il impute le déclin aux « guerres d’Irak » et aux « révolutions arabes ». Sur cette partie de son programme, il mélange les constats qui sont des points de débat (la focalisation française sur le partenariat avec le Qatar) avec les contre-vérités. A commencer par celle d’une marginalisation supposée de notre pays au Maghreb et au Moyen-Orient, régions où la France ne canalise pas le même ressentiment que les Etats-Unis (le cas des relations franco-algériennes étant bien sûr distinct, en raison de l’impact persistant de la guerre de 1954-62), précisément parce qu’elle s’est abstenue d’intervenir lors de la seconde guerre du Golfe (2003) et qu’elle garde une position indépendante dans le conflit israélo-palestinien, comme en témoigne l’initiative française de paix prise en 2016 par Laurent Fabius et poursuivie par son successeur. Aussi la demande frontiste de « restauration de notre politique arabe » par « la restauration de notre politique d’équilibre au Proche-Orient » est une critique infondée puisqu’elle repose exactement sur ce que dit et fait la France pour soutenir à la fois le droit à « la formation d’un Etat palestinien » et la certitude pour Israël  « d’une existence indiscutable et d’une sécurité garantie ». La véritable nouveauté tient au paragraphe du programme frontiste qui fixe comme « ligne rouge » le refus de parler ou négocier avec « aucun gouvernement pratiquant ou soutenant des groupes pratiquants le terrorisme quelle que soit la cible (Europe, Etats-Unis, Israël, Russie…) », formulation qui, selon le point de vue des acteurs, peut viser à peu près tous les protagonistes de la région (Iran inclus) et laisse intacte la question de savoir si certaines puissances non-étatiques (Hamas et Hezbollah) ne sont que des organisations terroristes, sans rien dire des controverses qui touchent la nature de l’Autorité palestinienne. Le FN d’ailleurs, explique également que « la lutte contre le terrorisme international (…) doit reposer sur la réalité, à savoir que le phénomène du terrorisme qui a été pensé jusqu’ici comme un produit extérieur aux Etats, résultant de l’oppression et de la misère, n’est en réalité que le prolongement obscur de la politique de certains Etats ». Il vise ainsi sans doute, d’une manière indirecte, deux pays, le Qatar et l’Arabie saoudite, qui ont été accusés par Florian Philippot, propos qui lui ont valu d’être attaqué en diffamation le 2 avril suivant par l’émirat. Le FN pourrait aussi faire allusion à la Turquie, dont il estimait, dans un communiqué de presse du 29 novembre 2015, qu’elle entretenait des « relations opaques avec l’Etat islamique ». Mais si tel était le cas, il n’irait guère plus loin que le ministre des Affaires étrangères Jean-Marc Ayrault qui, le 17 juillet 2016, après l’attentat de Nice et le coup d’Etat manqué en Turquie, déclarait qu’ « une part de suspicion » pesait sur l’attitude d’Ankara vis-à-vis de Daech.

Le FN et les relations internationales au Parlement européen

Depuis 2011 et son arrivée à la tête du parti frontiste, Marine Le Pen cherche à développer son réseau international et multiplie les déplacements à l’étranger (Egypte, Canada, etc.) et au sein de toute l’Europe. Elle cherche en cela à structurer et renforcer son mouvement et à gagner en légitimité sur les questions internationales afin d’acquérir un statut de chef d’Etat. Sa présence au Parlement européen avec une délégation de 20 membres lui a facilité les choses et lui a permis de s’exprimer très fréquemment sur les différents défis mondiaux, de commenter la situation géopolitique et de nouer des alliances avec d’autres partis eurosceptiques. Siègent au sein de la commission des affaires étrangères au Parlement européen, pour le Groupe ENL, en tant que membres titulaires, le député italien de la Ligue du Nord Mario Borghezio et l’élu néerlandais du Parti pour la liberté (Partij voor de Vrijheid, ou PVV) Marcel de Graaf. Jean-Luc Schaffhauser, membre du  Rassemblement bleu marine, est membre suppléant de cette commission, tout comme le député roumain Laurentiu Rebega. Aymeric Chauprade, élu sur la liste Front national-Rassemblement bleu marine, est également membre de cette commission parlementaire. Depuis que son nom est apparu dans l’affaire Air Cocaïne et son départ du FN, il s’exprime en tant qu’élu non-inscrit. Leurs interventions en commission des affaires étrangères sont marquées par un très fort anti-américanisme et, en écho, par leur plein soutien à la Russie. Face au prétendu impérialisme américain, la Russie symbolise pour eux la seule véritable opposition. Le projet de société russe ainsi que la vision du monde proposée par Vladimir Poutine rejoignent parfaitement l’idéologie frontiste. Ils dessinent l’Etat russe comme protecteur des plus faibles et des opprimés à travers le monde (en Ukraine ou en Syrie) et comme le garant des valeurs traditionnelles chrétiennes. Leurs positions sur la situation au Moyen ou au Proche-Orient découlent également de cette vision du monde anti-atlantiste et pro-russe. A cela viennent s’ajouter des intérêts réciproques. Le Kremlin gagne un porte-voix au sein du Parlement européen et le Front national quelques millions d’euros. Les responsables frontistes paraissent aussi réactionnaires sur la scène internationale que sur la scène intérieure – et de ce point de vue, parfaitement cohérents. On relève ainsi que les élus FN ont voté contre toutes les résolutions pouvant éventuellement nuire aux intérêts du Kremlin. Les élus FN ont saisi l’importance de s’emparer des questions internationales et de faire entendre leur voix sur le terrain médiatique. Ainsi ils utilisent communément les outils du Parlement européen pour commenter la situation internationale (par exemple lors de la crise ukrainienne ou la guerre en Syrie). Ils gagnent ainsi en légitimité tant sur la scène internationale auprès de leurs partenaires que sur la scène nationale pour pouvoir accéder aux plus hautes responsabilités. Diminués par le départ d’Aymeric Chauprade et de Bruno Gollnisch, ils semblent encore disposer de solides réseaux à travers le monde qu’ils entendent développer à l’avenir, comme on l’a vu plus haut en investissant les délégations interparlementaires.

Enfin, on relève que le parti lui-même tente de se structurer à l’étranger. Il y a quelques mois la Fédération des Français de l’étranger a été créée au sein du FN, avec à sa tête Edouard Ferrand, qui n’est autre que le chef de la délégation FN au Parlement européen.

Le FN et la Russie : étude de cas

Au-delà des considérations géopolitiques et historiques précédemment exposées, qui aident à comprendre pourquoi le programme de politique étrangère du FN repose sur une relation étroite et le souhait d’une coopération renforcée avec la Russie, il importe de regarder la traduction pratique de ce choix stratégique au Parlement européen, qui est aussi l’orientation de plusieurs autres élus du groupe ENL, notamment le député et secrétaire fédéral de la Ligue du Nord, Matteo Salvini. Le choix de la proximité avec la Russie s’est traduit, outre les visites dans ce pays de Marine Le Pen, par celle de Bernard Monot à Moscou en mars 2016 ou de Mylène Troszczynski à Saint-Pétersbourg en septembre 2015 lors du Forum féminin eurasien où elle a mentionné publiquement « les idéologies néfastes pour la femme et la famille imposées aux Etats par l’Union européenne sous l’impulsion de puissants lobbys subversifs ». Au sein du Parlement européen, les élus ENL défendent de manière constante les intérêts de la Russie, que ce soit lors de leurs interventions dans les différentes commissions, en séance plénière ou à travers leurs votes : dans 93% des votes de juillet 2014 à juillet 2015, les députés ENL ont voté contre les résolutions défavorables aux intérêts du Kremlin. On l’a vu lors de la crise ukrainienne et des accords de Minsk, lors du vote sur la stratégie militaire dans la région de la Mer noire, lors du débat sur l’état des relations entre l’Union européenne et la Russie, ou encore lors des discussions sur les élections en Biélorussie. Aujourd’hui, la défense de Vladimir Poutine au Parlement se concentre principalement sur deux sujets : le conflit syrien et la levée des sanctions économiques contre la Russie instaurées en juillet 2014. Plus largement, les députés ENL appellent à une réorientation des politiques étrangères de l’Union européenne et à une coopération eurasienne renforcée. Ainsi Jean-Luc Schaffhauser demande d’intensifier le dialogue avec la Russie, mais également avec la Chine et les députés FN condamnent les positions de l’Union concernant la Serbie, le Kosovo, la Géorgie ou l’Ukraine quitte, dans ce dernier cas, à ce qu’un élu (en l’espèce Jean-Luc Schaffhauser) participe dans le Donbass, le 2 novembre 2014, à une « mission d’observation internationale » des élections locales dans la République autoproclamée, lors d’un scrutin non reconnu par Kiev et par l’Union européenne. 

La convergence de vues entre le gouvernement russe et le FN s’est également manifestée lors des prises de position relatives à la guerre en Syrie. Les députés frontistes appellent à rétablir les relations diplomatiques rompues par la France et l’Union avec le régime de Bachar el-Assad, à l’instar de ce que fait Vladimir Poutine. Il s’agit selon eux de la seule voie pour lutter efficacement contre Daech, de sorte que jamais dans leurs interventions au Parlement européen, les députés frontistes ne mentionnent par eux-mêmes les exactions commises par le régime de Damas envers la population civile et réduisent la situation à un choix binaire entre Bachar el-Assad, l’Etat islamique et l’Armée syrienne libre. La Russie, et par ricochet les élus FN, reprochent aux pays occidentaux et aux Etats du Golfe de soutenir et de financer l’Armée syrienne libre, tenue selon eux par des terroristes islamistes. Marie-Christine Arnautu et Jean-Luc Schaffhauser affirment que les décisions successives des pays européens ont eu des conséquences désastreuses en Syrie, laissant suggérer une coresponsabilité des pays occidentaux dans la guerre civile. Seule l’armée russe, notamment à travers ses frappes aériennes, ferait selon eux le travail nécessaire pour régler le conflit, même si on perçoit dans les interventions plus récentes de 2016 une certaine inflexion dans la condamnation des pays occidentaux. Le tropisme russe du FN, qui a des conséquences sur à peu près toutes les prises de position des élus européens frontistes en matière de politique étrangère (y compris sur la question turque, depuis la crise d’octobre 2015 entre Ankara et Moscou), est finalement à la fois un choix idéologique et sociétal faisant de la Russie actuelle un modèle et une conséquence de l’opposition principielle de la « droite nationale » à l’influence politique, économique et culturelle américaine.

On peut rappeler en conclusion que la position de la délégation FN au Parlement européen en matière de politique étrangère est entièrement basée sur l’idée de souveraineté et est une projection de leur prisme national sur la scène internationale. Dans ce contexte, le FN considère que les Etats-Unis incarnent l’ennemi ultime de la souveraineté des Etats, non seulement en raison de leur interventionnisme mais parce qu’ils auraient fait de l’ONU, de l’OTAN et de l’Union européenne des instruments au service de leurs intérêts. Ce que contestent au fond les eurodéputés FN, c’est l’ordre mondial tel qu’il a été mis en place après 1945, avec le système onusien, l’interdiction du recours à la force, la codification et le développement du droit international humanitaire et, surtout, après 2000, la responsabilité de protéger les populations vivant dans des zones de conflits. C’est au final le « nouvel ordre mondial » que le FN conteste, parce qu’il aurait conduit à asseoir la superpuissance américaine, face à laquelle la Russie symboliserait la seule véritable opposition. Or c’est rendre un mauvais service à la cause d’un ordre multipolaire permettant à l’Europe de peser d’une manière autonome sur le cours du monde, que de prendre le contre-pied systématique du système de relations entre les Etats construit après la Seconde Guerre mondiale. Les raisons légitimes et sérieuses de s’opposer à l’hyperpuissance américaine lorsqu’elle pourrait contrevenir aux intérêts de la France et de l’Europe existent : il en va ainsi, par exemple, de la ratification du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP), de l’intervention française en Libye et de bien d’autres sujets. Mais on sait parfaitement que le concept de « nouvel ordre mondial » n’est pas, dans son acception frontiste, celui que George H. W. Bush employait en 1990 et que le projet de Zbigniew Brzezinski érigeait en horizon indépassable. Il s’agit encore, dans la mentalité frontiste, d’une opposition de principe à la configuration du monde issue du rapport de forces né en 1945. L’expression n’est pas dépourvue de relents de revanche sur la « justice des vainqueurs » qui reste une vieille lune des droites extrêmes.

 

Retrouvez une interview de Jean-Yves Camus dans la version « abonnés » du Monde (31 août 2016)

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