Alors que Jean-Marie Le Pen vient de mourir, Jean-Yves Camus, co-directeur de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès, livre ici son point de vue sur le bilan politique de celui qui aura fait renaître l’extrême droite de ses cendres.
Jean-Marie Le Pen, qui vient de disparaître, était un homme né en 1928 dans les valeurs de la IIIe République, engagé en politique sous la IVe au sein du poujadisme (il fut élu député en 1956) et qui connut son apothéose sous la Ve, en forgeant à partir de très peu la troisième force partisane française, le Front national.
Il laissera une trace durable dans l’histoire politique parce qu’il sut faire sortir l’extrême droite de la marginalité électorale dans laquelle l’avaient successivement enfermé l’épuration et l’échec des partisans de l’Algérie française. Le moment poujadiste, on ne le souligne pas assez, avait été très court : apparu en 1953, il disparut en 1958 avec le retour au pouvoir du général de Gaulle. Le Pen, qui en avait été une des vedettes mais qui était très critique envers les méthodes de gestion et les erreurs tactiques de Pierre Poujade, médita les leçons de cette occasion manquée et réussit à maintenir à flot, malgré de forts vents contraires soufflant tant de l’extérieur (la diabolisation) que de l’intérieur (les crises internes dont l’éviction des mégrétistes fin 1998), un bateau lancé en 1972 qu’il ne quitta, contraint et forcé par sa fille et successeur, qu’en 2015 lorsqu’il fut démis de toute fonction au sein du mouvement.
Ce seul fait de la longévité, de surcroît renforcée par une progression électorale spectaculaire1 Le Pen recueillit 0,75% des voix à la présidentielle de 1974, soit 190 000 suffrages. À celle de 1981, il ne put se présenter, n’ayant pas recueilli les 500 parrainages nécessaires. En 1988, il obtenait 14,39% des voix et en 1995, 15%, atteignant ensuite en 2002, au second tour, 17,79% et un total de 5,5 millions de voix. Le parti obtient, aux législatives de 1973, 1,33% des voix, 0,76% en 1978 et 0,18% en 1981. La percée électorale arrive aux européennes de 1984 (10,9%) et se confirme aux législatives suivantes : 9,65% en 1986 ; 9,66 en 1988 ; 12,42% en 1993 ; 14,94% en 1997. Une décrue s’observe ensuite en 2002 (11,3%) et en 2007 (4,29%), les dernières élections disputées sous la présidence de Jean-Marie Le Pen., est remarquable dans l’histoire de sa famille politique2Par comparaison, la crise boulangiste dure de 1886 à 1891. Les ligues nationalistes des années 1920-30 ont une existence qui commence en 1924 avec la fondation des Jeunesses patriotes, est interrompue par les dissolutions de février puis juin 1936 et se poursuit pour certaines par leur transformation en partis politiques actifs jusqu’en 1940. Même en incorporant à cette chronologie la période du régime de Vichy, pendant laquelle des hommes des ligues participent au pouvoir, on n’arrive pas au demi-siècle d’existence du FN-RN que seule dépasse en longévité, sous ses diverses appellations, l’Action française créée en 1899 et encore active, mais hors terrain électoral.. Comment Le Pen a-t-il réussi à durer ? D’abord en s’imposant, en fin tacticien, comme président effectif et incontesté d’un parti, le Front national, qu’il n’avait pas créé puisque ce sont les militants du groupe activiste Ordre nouveau (ON) qui, en 1972, émirent l’idée d’élargir leur assise en regroupant d’autres composantes groupusculaires de l’extrême droite, pour peser d’une part, pour pouvoir continuer à exister après une dissolution que leur violence rendait inéluctable, d’autre part. C’est Ordre nouveau (ON) qui vint chercher Le Pen pour lui confier une présidence qui ne devait être que formelle, c’est au final Le Pen qui prit le dessus en profitant de la dissolution d’ON, dont nombre de meneurs fondèrent en 1974 un Parti des forces nouvelles (PFN) qui fut, brièvement, la seule concurrence du FN naissant, avant que ses cadres, dans un épisode qui reste à écrire, rejoignent qui le CNIP, qui le RPR, qui le Parti républicain, où ils importèrent un certain nombre de tropes idéologiques résonant avec ceux du FN.
Le Pen sut, également, mettre en pratique une politique de « compromis nationaliste » à l’intérieur du FN, c’est-à-dire d’union de toutes les composantes de l’extrême droite autour d’un programme minimum commun. Le « compromis nationaliste » est une notion forgée au début du XXe siècle par Charles Maurras. Elle signifie d’une part qu’il est possible, en période de péril national, de s’allier avec des forces de droite avec lesquelles on partage le but de sauvegarder avant tout la nation et le nationalisme français : c’est ce qui conduisit à l’élection de royalistes maurrassiens à la députation sur des listes du Bloc national en 1919. Le Pen, qui déclarait le 16 avril 2022 à la chaîne CNews avoir « toujours souhaité le rassemblement des droites », fut assez habile pour avoir toujours amené certains élus de droite à préconiser, voire à pratiquer une alliance avec le FN au plan local et régional, sans être lui-même demandeur de ces alliances, et sans transiger sur le fait que celles-ci, lorsqu’elles étaient conclues, devaient inclure des concessions programmatiques aux idées frontistes : c’est ce qui advint après les régionales de 1997 dans les régions où, contre l’avis des appareils nationaux de la droite, se formèrent des coalitions dans les conseils régionaux. Mais le « compromis nationaliste », c’est aussi faire travailler ensemble, à l’intérieur du FN, des sensibilités différentes sinon diamétralement opposées.
Jean-Marie Le Pen comprit sans doute, en acceptant de prendre la présidence du FN, le moment très particulier de la mémoire nationale dans lequel se trouvait alors la France. Le gaullisme était, de fait, liquidé depuis la mort du général de Gaulle (1970). Les questionnements se multipliaient sur les sentiments réels des Français vis-à-vis de Vichy, sur les motivations de ceux qui avaient collaboré et sur leur trajectoire d’après-guerre. Le documentaire Le chagrin et la pitié sort en 1971 ; Zeev Sternhell publie en 1972 sa thèse sur Maurice Barrès, suivie par son livre sur La droite révolutionnaire (19783Zeev Sternhell, La droite révolutionnaire. Les origines françaises du fascisme, Paris, Fayard, rééd. 2000.). Plus tard (1981), viendraient l’ouvrage de Robert O. Paxton et Michael R. Marrus sur Vichy et les juifs4Robert Paxton et Michael Marrus, Vichy et les juifs, Paris, Calmann-Lévy, rééd. 2015. ainsi que celui, à fort retentissement médiatique, de Bernard-Henri Lévy, L’idéologie française5Bernard-Henri Lévy, L’idéologie française, Paris, Grasset, 1981..
Le Front national, encore groupusculaire, fait ses premiers pas dans une période d’intense questionnement mémoriel sur une période taboue de son histoire. Le ghetto dans lequel était confinée l’extrême droite jusqu’à la fondation du Front national, malgré les 5,2% obtenus par Jean-Louis Tixier-Vignancour à l’élection présidentielle de 1965, semblait laisser peu d’espoir aux « nationaux » et aux « nationalistes » qui l’avaient soutenue. L’opprobre touchait alors encore, dans la majorité de l’opinion, tout ce qui rappelait la collaboration, le régime de Vichy et les ligues des années 1930, non sans une bonne dose de mauvaise foi et d’amnésie sélective quand on considère le nombre de partisans du maréchal Pétain, voire d’une collaboration plus poussée encore, qui retrouvèrent les allées du pouvoir après 1945. De même, si le questionnement sur la complicité de la France travaillait les élites intellectuelles, l’œuvre du temps rendait de moins en moins opérantes dans l’opinion publique les disqualifications de jadis touchant les collaborateurs comme les acteurs de l’OAS, tous amnistiés.
Cyniquement, on peut affirmer que la force de Le Pen fut de se poser en point d’équilibre entre anciens collaborateurs ayant rejoint le FN et anciens résistants qui y militèrent (pas seulement Georges Bidault, très brièvement, mais plus longuement Pierre Sergent, Michel de Camaret et le comte Horace Savelli, compagnons de la Libération, le sénateur Gilbert Devèze, Rolande Birgy, Juste parmi les Nations, etc.), de même qu’il rendit possible la coexistence entre catholiques traditionalistes et néo-païens de tendance « volkisch », entre transfuges de la droite traditionnelle et néo-nazis de la FANE, sans parler des nationalistes-révolutionnaires et des conservateurs, des anciens gaullistes et des anciens conjurés de l’OAS. Cet attelage qui aurait dû être brinquebalant tint tant bien que mal la route parce que Le Pen jouait savamment des uns contre les autres, qu’il les rassemblait sur un programme minimum de nationalisme, d’opposition à l’immigration, de populisme anti-élitaire et de captation habile de tous les mécontentements catégoriels6 Je renvoie sur ce point à : Jean-Yves Camus, « Chapitre 1. Origine et formation du front national (1972-1981) », dans Nonna Mayer (dir.), Le Front national à découvert, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Références », 1996, pp. 17-36..
À première vue, Le Pen échoue dans sa tentative de se poser en indéboulonnable chef d’un FN où, comme il le disait, « il n’y a pas de numéro deux, seulement un numéro un », lorsqu’il se sépare de Bruno Mégret en décembre 1998, soit dix ans après qu’il soit devenu délégué général du mouvement. Mais est-ce vraiment un échec ? Le Mouvement national républicain, la scission mégrétiste, s’étiole et disparaît. Il y a eu des scissions avant (Front d’opposition nationale, 1985 ; Parti nationaliste français, 1983), il y en aura après (Parti de la France, 2009), elles auront le sort insignifiant de toutes les scissions, ou presque, des grands partis nationaux-populistes européens. Qui plus est, nombreux sont les cadres mégrétistes qui sont revenus dans le giron du FN et qui y occupent, depuis que Marine Le Pen le dirige, des postes à responsabilité ou y détiennent des mandats d’élus. Ils ont clashé avec l’homme Jean-Marie Le Pen sur un style de gouvernance, sur certaines idées (l’union des droites), mais au final et à ce jour, ils restent dans la famille nationaliste.
Le Pen, c’est enfin une prescience rare des thèmes qui vont agiter l’opinion : s’il ne les détecte pas lui-même, il écoute ceux qui les lui suggèrent. Dès le meeting de fondation du 5 octobre 1972, alors qu’à la tribune se tient encore Alain Robert, chef de file d’Ordre nouveau, le FN utilise la thématique de la « grande alternative » qu’il représenterait face à la décadence de la France : une banderole porte le slogan « Avec nous, avant qu’il ne soit trop tard ». Lors de la campagne des législatives de mars 1978, le FN, peut-être sous l’influence de François Duprat, s’empare du thème de l’immigration et de ses « dangers » avec cette formule : « 1 million de chômeurs, c’est 1 million d’immigrés de trop ! La France et les Français d’abord ! ». Le FN de Jean-Marie Le Pen fut aussi la première personnalité politique à utiliser l’expression de « submersion » étrangère dans un bulletin du parti daté de mai 19837 Cf. Schor Ralph, « Parler des étrangers : les mots du Front national », Cahiers de la Méditerranée, n°54, vol. 1, 1997, pp. 117-137.. En 1985 apparaît le thème de la « préférence nationale », expression attribuée généralement à Jean-Yves Le Gallou, qui rejoint alors le FN. Puis vient celui de l’islamisation de la France : selon l’historienne Valérie Igounet, « la première affiche du FN contre l’islamisme a été imprimée en 1987 par Jean-Pierre Stirbois ». Elle explique : « le logo du FN n’y figure pas, mais on y voit sur fond vert le minaret d’une mosquée avec la mention « Inch’Allah ! » et la citation d’un chef du Hezbollah : « Dans vingt ans, c’est sûr, la France sera une république islamique »8Laurent de Boissieu, « Le FN et l’islam, des discours changeants », La Croix, 20 octobre 2015. ».
L’erreur de ceux qui continuent, au sein de la droite nationaliste, à louer l’action de Jean-Marie Le Pen consiste à oublier que, comme Jean Madiran l’écrivait à propos de Maurras, les disciples d’un maître en politique doivent toujours « opérer à haute voix la défalcation du passif9 Jean Madiran, Brasillach, Club du Luxembourg, Paris, 1958, p. 85. ». Malheureusement pour le FN, celui-ci est lourd car l’instinct politique de son chef s’accompagnait de lubies récurrentes qui ont durablement terni l’image du parti et ont réduit à néant les possibilités d’une entente entre celui-ci et la droite dite alors « de gouvernement ». Le Pen se targuait pendant la campagne de 1988 de « dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas ». Pensait-il vraiment exprimer la vox populi réduite au silence par le « politiquement correct » en considérant les chambres à gaz nazies comme un point de détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale » (septembre 1987) ? Ou quand il déclare en janvier 2005 à l’hebdomadaire Rivarol que « l’occupation allemande n’avait pas été particulièrement inhumaine » ? Ou en affirmant au quotidien catholique traditionaliste Présent (1989) que « les grandes internationales, comme l’internationale juive, jouent un rôle non négligeable dans la création de l’esprit antinational » ? Ou encore, en août 1996, en affirmant : « Je crois à l’inégalité des races, oui… Bien sûr, c’est évident. Toute l’histoire le démontre. Elles n’ont pas la même capacité, ni le même niveau d’évolution historique ».
Il est possible que Le Pen ait pensé qu’une fraction importante des Français partageait ces jugements et ces préjugés. Il est possible aussi qu’il ait voulu, par ces déclarations, tremper en quelque sorte le thermomètre dans l’opinion publique pour juger de leur niveau d’acceptabilité, pour savoir jusqu’où il pouvait continuer la transgression. Mais si ces déclarations n’étaient que cela, il les aurait arrêtées plus vite, constatant leur impact désastreux et l’utilisation qu’en faisait le reste du spectre politique pour mettre en place un cordon sanitaire qui, aux élections régionales de 1997, vit la droite revenir sur les accords qui avaient été conclus dans cinq régions, au prix de concessions idéologiques, pour constituer une majorité dans les conseils régionaux. Or Le Pen a réitéré sa déclaration sur les chambres à gaz en 1995. En 2013, il tient à Nice des propos outrageants à l’égard des Roms. En 2014, sa déclaration sur le règlement de la question démographique en Afrique par le virus Ebola fait scandale : il ne la désavoue pas. On peut donc en conclure que les « dérapages » ont peut-être une dimension tactique, mais qu’ils révèlent une pensée et des préjugés ancrés tenacement. Ce n’est toutefois pas excuser que de préciser ceci : Jean-Marie Le Pen était un homme de son milieu, de son temps – les préjugés qu’il exprimait, aussi.
Ces « sorties », comme le désastreux calembour visant le ministre Michel Durafour (1988), n’étaient-elles que des « dérapages » ? Avoir eu douze ans à la chute de la IIIe République, c’est avoir grandi dans une époque où l’injure raciale, l’antisémitisme, l’antimaçonnisme, la détestation des homosexuels étaient largement partagés, y compris au sein d’une gauche dont une partie avait été antidreyfusarde et montra, avec Marcel Déat, Jacques Doriot et d’autres, qu’elle ne reculait devant aucun reniement. Les juifs, dans la Bretagne d’alors, étaient d’étranges étrangers, très peu nombreux10 Le recensement des juifs effectué en septembre 1940 en compte 111 dans le département du Morbihan, dont une majorité de réfugiés. Avant l’exode, une trentaine de juifs résidait dans le département. En 1936, un incident de séance à connotation antisémite oppose, à la Chambre des députés, l’élu conservateur Paul Ihuel au ministre de l’Intérieur Marx Dormoy. Ihuel, passé au MRP, sera élu de 1946 à 1974 et occupera en 1949-50 un éphémère sous-secrétaire d’État à l’Agriculture. Prisonnier de guerre, il n’avait pas voté les pleins pouvoirs à Pétain., mais attaqués par une presse locale qui, au moment de l’affaire Dreyfus et encore au début du XXe siècle, comptait des plumitifs antisémites, tandis que, à la Chambre comme au Sénat, jusqu’au début des années 1920, siègent pour le Morbihan des élus issus d’une aristocratie locale volontiers monarchiste, cléricale, antimaçonnique et antijuive. La déportation des juifs du département toucha de 1942 à février 1944 une cinquantaine de personnes résidant en grande majorité à Vannes, Lorient et Larmor-Plage. Qu’en savaient Le Pen et ses concitoyens de la Trinité-sur-Mer ? Impossible de l’établir exactement. L’attitude de le Pen vis-à-vis du génocide des juifs tient sans doute à l’indifférence et aux préjugés du sens commun davantage qu’à un antisémitisme doctrinal. S’il a laissé dès 1972 la parole et la plume à des antisémites notoires tant au sein du parti que de sa presse, s’il a toujours combattu les lois Pleven et Gayssot ainsi qu’une « liberté de la recherche historique » qui ne profite qu’aux négationnistes, sa propre adhésion aux thèses de ceux-ci est tardive11La déclaration de 1987 n’est pas négationniste. Par contre, Le Pen le devient dans un entretien avec le mensuel Bretons de mai 2008, qui le questionne précisément sur l’affaire dite du « détail ». Aux journalistes qui lui rappellent « le processus : déporter des gens, les amener dans des camps juste pour les faire tuer », il répond : « Mais, ça, c’est parce que vous croyez à ça. Je ne me sens pas obligé d’adhérer à cette vision-là. Je constate qu’à Auschwitz il y avait l’usine IG Farben, qu’il y avait 80 000 ouvriers qui y travaillaient. À ma connaissance ceux-là n’ont pas été gazés en tout cas. Ni brûlés ». Ce qui est faux puisque les inaptes au travail du camp de Monowitz-Buna étaient envoyés à la chambre à gaz.. C’est qu’il faut compter, au passif de Le Pen, une incapacité absolue à s’excuser, à faire marche arrière, dont il m’expliqua quelles étaient les raisons pour lesquelles, s’apercevant que sa déclaration sur le « point de détail » avait dépassé sa pensée, il refusa de revenir dessus. C’est là un trait de caractère essentiel, comme l’est, et ses Mémoires12Jean-Marie Le Pen, Fils de la Nation, éditions Muller, 2018. en portent témoignage dans leur premier volume, cette rudesse de caractère héritée d’un milieu, celui de la mer et du monde de la pêche, dans lequel il grandit. Milieu modeste qui forme des hommes durs au mal et à la tâche, dont il garda la conviction que la volonté et le travail permettent à qui le veut vraiment de s’élever sans que l’État-Providence l’aide, de tracer sa voie jusqu’à une aisance matérielle qu’il goûtait assurément mais qu’il estimait ne devoir qu’à ses mérites. Le Pen, reagano-thatchérien assumé, « tribun du peuple », comme il intitula le second volume de ses souvenirs, mais s’en étant éloigné, resta un homme des Trente Glorieuses, incapable, malgré le cosmétique « tournant social » du FN lors des grandes grèves de 1995, d’élargir l’assise populaire de son mouvement comme l’a fait sa fille, parce qu’il était resté au fond un homme de droite, un homme du parti de l’ordre qui, comme le prouve le boulangisme, se donne des allures de révolutionnaire et finit toujours du côté de la réaction. C’est ainsi que son score plancher à la présidentielle vint en 2007, face à un Nicolas Sarkozy qui avait joué la carte de « la France qui se lève tôt », de la sécurité et de la fermeté face à une immigration « non régulée ».
On pourrait ainsi continuer longtemps. Faute de mieux, on terminera donc par évoquer rapidement le chef et sa succession, dans la configuration très particulière de l’imbrication entre le lien politique et le lien filial. Jean-Marie Le Pen est souvent décrit comme un chef de parti qui ne voulait pas le pouvoir, contrairement à sa fille. C’est sans doute faux. Dans un entretien trop ignoré, donné en 2009 à la revue nationaliste-révolutionnaire Réfléchir et agir13« Entretien vérité avec Jean-Marie Le Pen », propos recueillis par Eugène Krampon, Réfléchir et Agir, nº31, hiver 2009., il affirme avoir fait tout ce qu’il fallait pour obtenir le score le plus élevé que son parti pouvait espérer en ayant contre lui la totalité de la classe politique et des médias. Ce qui s’entend. Il indique aussi que son ambition n’est pas seulement de peser en voix, mais d’exercer durablement une influence sur le débat d’idées14 « Un parti politique, contrairement à ce qu’affirment des gens qui n’ont approché le pouvoir que de très loin, ce n’est pas seulement fait pour prendre le pouvoir. C’est certes un objectif admirable mais sa mission est aussi d’influer dans la vie politique de son temps, de retarder ce qui est mauvais, d’accélérer ce qui est bon, et en l’occurrence, sur un marché relativement libre, le fait de nous disputer les voix lors des élections oblige les autres partis à tenir compte de ce que nous sommes, voire dans certains cas à s’aligner sur nous ou même à phagocyter nos idées ».. Ce qui est réussi. À partir du socle électoral ainsi construit, Jean-Marie Le Pen avait, en 2010, décidé de quitter la présidence du FN et de ne pas être candidat à la présidentielle de 2012. Le fait que ce soit sa fille, Marine, qui lui a succédé au congrès de janvier 2011 a conduit certains observateurs à déduire qu’il lui avait « offert » ce poste sur un plateau, selon un fonctionnement clanique qui lui faisait confondre le mouvement avec une entreprise familiale. Qu’il ait préféré que sa fille lui succède est exact, mais cela n’a pas été sans la mettre à l’épreuve, sans jauger, entre 1998 quand elle obtient son premier mandat d’élue et 2010, ses capacités politiques et médiatiques. Dès 1998 encore, dans le contexte compliqué de la tension entre Mégret et Le Pen qui va aboutir à la scission du parti, il lui confie au sein de l’appareil du FN un service juridique qui a pour mission, entre autres, de contrer l’influence des mégrétistes : cela peut difficilement être considéré comme un cadeau. En vue du congrès qui doit trancher entre Bruno Gollnisch et Marine Le Pen, une vraie campagne électorale se déroule, qui est aussi un débat sur la ligne politique. C’est déjà la « dédiabolisation » qui se joue et qui est le choix des militants. De cette date jusqu’à l’éviction définitive de Jean-Marie Le Pen, l’opposition entre le fondateur du FN et son successeur est une affaire complexe qui comporte, à n’en pas douter, une dimension intime qu’il n’appartient pas au politiste de commenter, car il ne peut en posséder les clefs. Constatons simplement que, comme le prouve la suite de l’aventure de Jean-Marie Le Pen avec les Comités Jeanne, la fracture entre eux était avant tout générationnelle et politique, le nombre de lepénistes historiques au sein des instances dirigeantes se réduisant avec le temps, achevant de tourner une page.
Observant le Front national et le Rassemblement national depuis 1982, je ne peux conclure cette nécrologie qu’en certifiant une chose : il était alors certain, pour tous nos maîtres dans le domaine de la science politique comme de l’histoire, que l’extrême droite, telle qu’on la nommait, appartenait au passé et qu’elle ne revivrait pas, frappée qu’elle était depuis 1945 par un ostracisme moral qui la plaçait définitivement dans le camp des réprouvés. Jean-Marie Le Pen restera comme l’homme qui a démenti ce pronostic hasardeux.
Cette note est également disponible en anglais.
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Abonnez-vous- 1Le Pen recueillit 0,75% des voix à la présidentielle de 1974, soit 190 000 suffrages. À celle de 1981, il ne put se présenter, n’ayant pas recueilli les 500 parrainages nécessaires. En 1988, il obtenait 14,39% des voix et en 1995, 15%, atteignant ensuite en 2002, au second tour, 17,79% et un total de 5,5 millions de voix. Le parti obtient, aux législatives de 1973, 1,33% des voix, 0,76% en 1978 et 0,18% en 1981. La percée électorale arrive aux européennes de 1984 (10,9%) et se confirme aux législatives suivantes : 9,65% en 1986 ; 9,66 en 1988 ; 12,42% en 1993 ; 14,94% en 1997. Une décrue s’observe ensuite en 2002 (11,3%) et en 2007 (4,29%), les dernières élections disputées sous la présidence de Jean-Marie Le Pen.
- 2Par comparaison, la crise boulangiste dure de 1886 à 1891. Les ligues nationalistes des années 1920-30 ont une existence qui commence en 1924 avec la fondation des Jeunesses patriotes, est interrompue par les dissolutions de février puis juin 1936 et se poursuit pour certaines par leur transformation en partis politiques actifs jusqu’en 1940. Même en incorporant à cette chronologie la période du régime de Vichy, pendant laquelle des hommes des ligues participent au pouvoir, on n’arrive pas au demi-siècle d’existence du FN-RN que seule dépasse en longévité, sous ses diverses appellations, l’Action française créée en 1899 et encore active, mais hors terrain électoral.
- 3Zeev Sternhell, La droite révolutionnaire. Les origines françaises du fascisme, Paris, Fayard, rééd. 2000.
- 4Robert Paxton et Michael Marrus, Vichy et les juifs, Paris, Calmann-Lévy, rééd. 2015.
- 5Bernard-Henri Lévy, L’idéologie française, Paris, Grasset, 1981.
- 6Je renvoie sur ce point à : Jean-Yves Camus, « Chapitre 1. Origine et formation du front national (1972-1981) », dans Nonna Mayer (dir.), Le Front national à découvert, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Références », 1996, pp. 17-36.
- 7Cf. Schor Ralph, « Parler des étrangers : les mots du Front national », Cahiers de la Méditerranée, n°54, vol. 1, 1997, pp. 117-137.
- 8Laurent de Boissieu, « Le FN et l’islam, des discours changeants », La Croix, 20 octobre 2015.
- 9Jean Madiran, Brasillach, Club du Luxembourg, Paris, 1958, p. 85.
- 10Le recensement des juifs effectué en septembre 1940 en compte 111 dans le département du Morbihan, dont une majorité de réfugiés. Avant l’exode, une trentaine de juifs résidait dans le département. En 1936, un incident de séance à connotation antisémite oppose, à la Chambre des députés, l’élu conservateur Paul Ihuel au ministre de l’Intérieur Marx Dormoy. Ihuel, passé au MRP, sera élu de 1946 à 1974 et occupera en 1949-50 un éphémère sous-secrétaire d’État à l’Agriculture. Prisonnier de guerre, il n’avait pas voté les pleins pouvoirs à Pétain.
- 11La déclaration de 1987 n’est pas négationniste. Par contre, Le Pen le devient dans un entretien avec le mensuel Bretons de mai 2008, qui le questionne précisément sur l’affaire dite du « détail ». Aux journalistes qui lui rappellent « le processus : déporter des gens, les amener dans des camps juste pour les faire tuer », il répond : « Mais, ça, c’est parce que vous croyez à ça. Je ne me sens pas obligé d’adhérer à cette vision-là. Je constate qu’à Auschwitz il y avait l’usine IG Farben, qu’il y avait 80 000 ouvriers qui y travaillaient. À ma connaissance ceux-là n’ont pas été gazés en tout cas. Ni brûlés ». Ce qui est faux puisque les inaptes au travail du camp de Monowitz-Buna étaient envoyés à la chambre à gaz.
- 12Jean-Marie Le Pen, Fils de la Nation, éditions Muller, 2018.
- 13« Entretien vérité avec Jean-Marie Le Pen », propos recueillis par Eugène Krampon, Réfléchir et Agir, nº31, hiver 2009.
- 14« Un parti politique, contrairement à ce qu’affirment des gens qui n’ont approché le pouvoir que de très loin, ce n’est pas seulement fait pour prendre le pouvoir. C’est certes un objectif admirable mais sa mission est aussi d’influer dans la vie politique de son temps, de retarder ce qui est mauvais, d’accélérer ce qui est bon, et en l’occurrence, sur un marché relativement libre, le fait de nous disputer les voix lors des élections oblige les autres partis à tenir compte de ce que nous sommes, voire dans certains cas à s’aligner sur nous ou même à phagocyter nos idées ».