Davantage que « le peuple de gauche » en 2011, le « peuple de droite » s’est donc massivement déplacé pour voter à cette primaire de la droite et du centre. C’est non moins massivement qu’il a désigné celui qu’il souhaite porter à la présidence de la République. Comment comprendre le fillonisme ? Analyse avec Gaël Brustier pour L’Œil sur le Front.
Cela fait quinze ans que la droite française cherche son identité, qu’elle peine à la trouver. Cela fait quinze années que son unification organisationnelle ne trouve pas de projection dans l’ordre idéologique. Cela fait quinze ans que l’ordre hérité de 1945 s’est effondré, que la démocratie-chrétienne et le gaullisme se sont dissous dans un ensemble aux contours flous et au contenu magmatique et le plus souvent froid. Le travail accompli par Nicolas Sarkozy en vue de gagner la présidentielle de 2007 a volé en éclats avec la crise financière de 2007 et 2008 et sa pratique gouvernementale. Le patient travail mené depuis Bercy et la Place Beauvau par celui qui prit ensuite François Fillon comme Premier ministre de 2007 à 2012 avait été mené de main de maître par Emmanuelle Mignon, Henri Guaino et Patrick Buisson. Les cartes ont été rebattues presqu’immédiatement par la crise. La droite, malgré le discours de Toulon, est tombée de discours de Grenoble en polémiques sur les pains au chocolat et les doubles rations de frites à la cantine… C’est, depuis l’été 2012, le peuple de droite lui-même qui semble acteur de la redéfinition idéologique de son propre camp. Alors que le sarkozysme était un syncrétisme, le fillonisme se veut une synthèse.
La rupture sans l’ouverture
Du sarkozysme, il garde la rupture mais rejette l’ouverture. Si Nicolas Sarkozy avait déjà emprunté les sentiers escarpés de «l’identité nationale», dès les discours de Caen et de Besançon de mars 2007, s’il s’était, en présence de François Fillon, au mois de janvier de la même année depuis le Mont Saint-Michel, posé en défenseur de la France chrétienne, il ne faut pas oublier que le vocabulaire choisi par les équipes du candidat Sarkozy était souvent puisé dans l’arsenal rhétorique du centre-gauche ou de la CFDT. La revue Le Meilleur des Mondes, seule véritable revue authentiquement néoconservatrice en France, avait plus que de la mansuétude pour «Sarko». Elle diffusait des entretiens de Fadela Amara et Bernard Kouchner, promis à des destins de ministres des gouvernements de celui qui se voyait en hyper-président. La rupture s’accompagnait de l’ouverture. Patrick Buisson risquait à tout moment de croiser Bernard Kouchner… On ne prêtait attention au discret Premier ministre d’alors, dont la fonction de «collaborateur» était vouée à l’effacement, sinon à la disparition…
La Rocque s’est arrêté à Sablé-sur-Sarthe
François Fillon est une synthèse à lui seul. On rappelle souvent son passé de «séguiniste». Il y eut entre les deux hommes, très probablement, une véritable amitié. C’est une chose suffisamment rare en politique pour être soulignée. Les amis de Philippe Séguin proches ou moins proches, que l’on songe à Étienne Pinte ou Jean de Boishue par exemple, avaient en commun une certaine idée de la politique. Les «séguinistes» n’étaient pas organisés autrement que par la fidélité à leur ombrageux chef ainsi que par des bulletins de liaisons et ou éphémères revues, sporadiques colloques, qui les faisaient de loin ressembler à leurs homologues de l’autre rive : les chevènementistes du MDC. Est-ce à dire que Fillon et Séguin étaient totalement en phase sur le plan de la vision du monde et de la République ? Le Philippe Séguin du «Munich Social» était-il le Séguin Philippe ami de Fillon François connu dans les couloirs de l’Assemblée nationale au tournant des années 1970 et 1980 ? Rien n’est moins sûr.
François Fillon passe pour un homme décidé et ferme. Il porte presque en lui, dans sa chair, la crise de régime qui frappe le pays depuis une décennie, qu’il a supportée pendant sa cohabitation commencée en short sur le perron de l’Élysée avec Nicolas Sarkozy. Premier ministre à l’espace politique atrophié, aux rébellions polies et contenues, il a eu le temps de méditer la réalité du pouvoir dans un régime entré en crise voici désormais de longues années.
« Droite d’après »
La désignation de Fillon n’est pas compréhensible au seul prisme du clivage gauche-droite. Le vote de dimanche dernier n’est pas seulement, loin de là, «plus» ou «moins» à droite. Il a en revanche à voir avec la radicalité, avec le conservatisme, avec le rapport ambigu que le «peuple de droite» entretient avec cette République, ce régime, son fondateur (le Général de Gaulle), avec l’histoire de France, en particulier depuis 1945, avec l’idée de déclin, avec la démocratie aussi. C’est un vote à bien analyser, issu d’une France massivement mobilisée mais qui n’est pas la France majoritaire.
Cette France de la «droite et du centre» qui s’est si massivement mobilisée, préfigure «la droite d’après», d’après ce régime, d’après la Ve République. Or, dans une certaine mesure la synthèse filloniste est le dernier arrêt avant cette droite d’après. Ainsi Jean de Boishue, homme d’idées et «intellectuel organique» de la Fillonie, n’a non seulement rien d’un homme d’extrême droite mais il est fidèle aux préceptes gaullistes. Boishue incarne presque le verrou intellectuel à faire sauter pour que surgisse la «droite d’après», celle qui s’agite nerveusement dans les urnes de ses primaires comme autant de fantômes dans un blockbuster d’Hollywood des années 1980.
François Fillon est le champion d’une France authentiquement conservatrice qui n’a plus grand-chose à voir avec le gaullisme. Il est le champion de cette France qui se dresse contre la France post-1945, honnie pour la Sécurité sociale autant que pour l’abandon de l’Algérie. François Fillon est encore un gaulliste « revendiqué » mais la France filloniste n’a que faire de la Croix de Lorraine… Cette France filloniste n’est pas si violemment libérale parce qu’elle adore Milton Friedman mais bien parce qu’elle est protégée, aisée et qu’elle n’a jamais supporté la domination culturelle de la gauche.
Cette France n’est pas d’extrême droite. Elle est conservatrice. C’est, si l’on voulait déceler une généalogie historique, celle du Colonel François de La Rocque – qu’un récent ouvrage aide à bien cerner – qui se retrouverait imprégnée d’un libéralisme très années 1980, dépouillée de son christianisme social tout en embrassant un vigoureux catholicisme identitaire.
Au sein de cette France, un courant organisé se distingue particulièrement ; au sein de l’UMP-LR il porte le nom de Sens Commun mais le dépasse largement…
Nouvelle icône du Mai 68 conservateur
La Manif pour tous a bien joué un rôle important au cours du quinquennat Hollande. Celle-ci est née au cœur de la France la plus catholique en réaction au projet de «mariage gay». Elle venait pourtant de loin. Elle est née de la capacité qu’a eue le monde catholique de résoudre ses conflits internes (relatifs à la liturgie) dans la décennie précédente et à pouvoir se jeter dans l’arène publique pour y défendre sa vision de la société, notamment sur les «points non négociables» sur la famille, la bioéthique et l’éducation.
Depuis le Concile Vatican II, deux familles se faisaient concurrence dans le monde catholique : les traditionalistes (dans leur grande variété) et les charismatiques (des néo-pentecôtistes, variante catholique de l’évangélisme protestant américain). Peu à peu, ces traditions se sont, sinon mêlées, du moins «apprivoisées», au point de donner naissance à la figure du «tradismatique», c’est-à-dire du jeune croyant qui, délaissant les questions de liturgie, s’est surtout mis à assumer sa foi dans sa vie de tous les jours et à défendre les «points non négociables» de Benoît XVI. Des traditionalistes, les jeunes activistes conservateurs ont gardé l’intérêt manifeste pour la politique. Des communautés post-conciliaires charismatiques, ils ont gardé à la fois l’investissement individuel, l’émulation et une sorte de facilité à aller vers autrui qu’ils empruntent probablement à la «nouvelle évangélisation» de la génération Jean-Paul II.
La Manif pour tous a été ce moment de naissance d’un authentique mouvement «conservateur », né de la France la plus catholique, mais la dépassant, qui avait trouvé moyen d’accéder à un «point d’irradiation» sur l’ensemble de la société grâce à l’absence de stratégie de François Hollande et de son gouvernement. La Manif pour tous, organisée par des nuées de jeunes activistes, séduisait une France plutôt âgée mais s’efforçait de former et produire les cadres de demain. Très vite, ce mouvement investit la vie politique. Dépassant de loin l’association actuellement détentrice du nom, La Manif pour tous a ainsi disséminé militants et cadres politiques sur l’ensemble du territoire national. Les catholiques pratiquants sont entrés en masse en politique dans les Conseils municipaux en 2014 alors qu’ils avaient davantage l’habitude jusqu’alors des bancs des conseils paroissiaux.
Cette France existe. Elle n’est pas majorité mais elle est organisée, elle s’est construite sans l’Église officielle, parfois contre elle, presque en contre société. Elle a, dans une élection, comme la primaire de la droite et du centre, joué un rôle certain, parce que, même minoritaire, parmi quatre millions de votants, elle pèse suffisamment pour déterminer l’issue du scrutin.
Franck Underwood ou Philippe Auguste ?
Philippe de Villiers, devenu l’un des auteurs à succès de ce peuple de droite chauffé à blanc depuis quelques années, dit de François Fillon, pour lequel il manifeste une estime fréquemment renouvelée, qu’il est «un blanc déguisé en bleu», entendez qu’il appartient à cette France culturellement contre-révolutionnaire et qui n’est républicaine que de façade. La proximité de Bruno Retailleau, vendéen et ex-bras droit de Villiers, président de la Région Pays de la Loire, renseigne sur la synthèse possible entre cette droite antigaulliste qui manifeste du respect pour l’Homme du 18 juin 40 et en pince pour Michel Debré et ces gaullistes qui ne remettent pas encore tout à fait en cause l’héritage du «Général» en matière de décolonisation. Il serait plus juste de dire qu’antigaullistes et post-gaullistes ont fait synthèse. La droite d’après attendra encore un peu. Pendant cet intermède, Laurent Wauquiez s’éclipse.
En juin 1968, devant le raz-de-marée qui donne 394 députés à la majorité de Georges Pompidou, le Général de Gaulle aurait eu ces mots : « C’est une Chambre PSF, je lui ferai faire une politique PSU». Cela ne viendrait pas à l’idée de François Fillon. D’une certaine manière, ce n’est pas infamant, il ressuscite une certaine droite, hier PSF, aujourd’hui la Manif pour tous. La domination culturelle a changé de camps. PSF ou LMPT, la prochaine assemblée fera une politique PSF ou LMPT.
Demeure néanmoins une question essentielle. Gagner une primaire est une chose, gagner la présidentielle en est une autre. L’électorat de la primaire a désigné son Franck Underwood. Le peuple de France élit tous les sept ou cinq ans son Philippe Auguste ou son Philippe IV Le Bel. Alliance du régalien et du populaire oblige. Passer de Franck Underwood à Philippe Auguste, d’une élection primaire dans un camp idéologiquement et surtout socialement bien défini à une élection portant sur l’incarnation et le régalien, c’est un défi réel, que François Fillon va affronter. Cette élection n’est pas aussi écrite qu’on voudrait bien le dire…