Le passé « chevènementiste » de Florian Philippot fait partie d’un storytelling qui n’a jamais été confronté à l’épreuve des faits. Gaël Brustier se plie pour la première fois à l’exercice dans une note en partenariat avec L’Œil sur le Front.
Un inconnu vous adresse un tract…
Longtemps, Florian Philippot a conté à nombre de journalistes les très riches heures de son supposé passé « chevènementiste », passé qui n’a en fait jamais été le sien. Cette dérangeante vérité fondatrice du storytelling du vice-président du Front national nous fait plonger dans ce qui ressemble de très près à cette post-vérité, dont on parle tant. Même Jean-Marie Le Pen, pourtant vieux renard de la politique française, s’est laissé berner sur ce point par l’éminence grise de sa fille Marine. Le « Menhir » croit dur comme fer à un complot « chevènementiste », ourdi par Philippot.
La réalité est très différente. Les faits invalident le récit communément diffusé. Un récit qui s’est pourtant installé.
Florian Philippot a signé un document soutenant la candidature de Jean-Pierre Chevènement à l’élection présidentielle de 2002. Point. Seul élément de vérité dans un long récit mensonger. Comme des milliers de Français, il a signé le même texte que Gad El Maleh, sans qu’aujourd’hui on fasse grief à Jean-Pierre Chevènement des suites de la carrière de ce comédien. Florian Philippot, alors étudiant à HEC, signe en même temps le texte d’un « Comité Grandes écoles », produit dérivé de la même campagne. Voilà pour les faits d’armes avérés. Forts ténus, soulignons-le.
Florian Philippot n’a jamais appartenu au Mouvement des citoyens, le parti fondé par Chevènement. Florien Philippot est absent des organigrammes de cette campagne. Florian Philippot demeure totalement invisible sur les images du meeting rassemblant tous les jeunes chevènementistes le 9 mars 2002. Personne ne se souvient de Florian Philippot. Caméras et objectifs ayant immortalisé la campagne semblent avoir délibérément et totalement ignoré Florian Philippot. Florian Philippot, en 2002, n’existe pas.
Florian Philippot, qui n’a jamais été de gauche, est aussi invisible au sein des équipes des ralliés de droite à la candidature de Chevènement. Aucune trace, aucun souvenir. À une élue de droite ralliée à Jean-Pierre Chevènement, il confiait ces dernières années avoir voulu adhérer au RPF de Charles Pasqua en 1999 mais avoir alors « oublié son argent » chez lui. Damned !
Le seul prétendu témoin du passé « chevènementiste » du vice-président du FN en 2002 est Bertrand Dutheil de la Rochère, ancien du PCF. Son seul rôle avéré auprès de Jean-Pierre Chevènement fut d’être son assistant de 1993 à 1996. Il n’intégra jamais le cabinet de Chevènement lorsque celui-ci devint ministre de l’Intérieur de Lionel Jospin (1997-2000). Il n’apparut presque jamais dans la campagne de 2002.
Mais qu’est ce que le « chevènementisme » ?
Le « chevènementisme » est l’histoire d’un groupe qui naît dans les années 1960 autour d’une poignée d’hommes (Jean-Pierre Chevènement, Didier Motchane, Jacques-Arnaud Penent) et qui ne cessa d’agglomérer d’autres cercles : jeunes issus de Mai 1968 (à l’instar de Jérôme Clément dans les années 1970), contestataires communistes (comme Anicet Le Pors, ancien ministre de 1981) ou héritiers du « gaullisme de gauche » (comme Léo Hamon, libérateur de Paris en 1944). Le CERES (Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste), autogestionnaire, a une production intellectuelle intense, avait promu l’Union de la gauche, la transition au socialisme et un projet censé faire de la Ve République conservatrice le cadre progressiste d’une voie française vers le socialisme démocratique. Colloques, livres, revues mensuelles créent un univers d’idées et de représentations qui contribuent au succès du PS des années 1970. Autant dire que Florian Philippot y est parfaitement étranger. S’il soutient Jean-Pierre Chevènement en 2002, c’est parce que la droite, alors dirigée par Jacques Chirac, s’est ralliée au processus enclenché en 1992 à Maastricht.
1990 : poker menteur au RPR, le terreau du « philippotisme »
Nationaliste errant, Florian Philippot doit moins à l’affirmation du « groupe Chevènement » (voir la thèse de science politique de Benoît Verrier sur le sujet) qu’à la crise d’une droite qui n’en finit plus de répudier le gaullisme.
Au début de l’année 1990, un vent de contestation souffle au sein du RPR, le parti de Jacques Chirac. Derrière Philippe Séguin et Charles Pasqua, un grand nombre de cadres contestent l’orientation « droitière », de droite libérale, « bourgeoise » et européenne du RPR, c’est-à-dire calquée sur l’UDF des giscardiens, qu’un fond antigaulliste ne cesse d’agiter.
Séguin et Pasqua plaident pour un rassemblement « populaire », social. Les cibles de la contestation sont Juppé et Sarkozy. Aux Assises du Bourget, en février 1990, après d’obscures discussions, la motion Chirac-Juppé l’emporte avec les deux tiers. Il se murmure que les chiffres des votes ont été inversés. La droite, dès lors, infléchit la trajectoire qui était la sienne. La date de péremption du gaullisme politique est dès lors imminente.
Les « républicains de gauche » : enjeu symbolique pour le FN de Marine Le Pen
Un spectre hante la vie politique : l’idéologie du « rassemblement national ». Pour l’historien Philippe Burrin, «l’idée de la société nationale réunie, recomposée selon de nouvelles structures de solidarité, est au principe de toutes ces idéologies ; un même antilibéralisme leur fait refuser de tenir le conflit et la division pour des données fondamentales de toute société ».
Elle a différentes traductions, démocratiques ou autoritaires, et peut s’incarner dans le gaullisme ou dans des idéologies qui lui sont opposées. C’est une matrice idéologique diffuse dans notre pays.
Le traité de Maastricht (signé en 1992) active de nouveaux clivages et ravive les ressorts de l’idéologie du « rassemblement national », qui s’incarne dans plusieurs expériences issues d’une contestation née au cœur des partis de gouvernement de la Ve République – le RPR et le PS – contre le « fédéralisme » européen, l’atlantisme et le néolibéralisme.
Philippe Séguin « rallié » au chiraquisme, Charles Pasqua empêché de se présenter en 2002, c’est vers Jean-Pierre Chevènement que les « républicains des deux rives » se tournent pour la campagne présidentielle de 2002. Après 2002 et surtout après le référendum sur la Constitution européenne de 2005, il y a un enjeu symbolique autour de la « gauche républicaine ». Au cours des années 2000, l’animation du débat intellectuel entretenu par la Fondation Marc Bloch a marqué quelques esprits et parcours.
L’enjeu principal est de capter l’image de tentative de subversion du clivage gauche-droite tentée par Charles Pasqua aux européennes de 1999 et par Jean-Pierre Chevènement en 2002.
Pour un petit groupe, c’est au service du Front national qu’il faut se mettre. Transgression totale potentiellement rentable à bien des égards. Paul-Marie Coûteaux, écrivain, enthousiasmé successivement par Lutte Ouvrière puis par Action Française, passé par les cabinets de Boutros-Ghali, Chevènement et Séguin, parlementaire européen proche de Pasqua puis Villiers, constitue avec sa « taupe » chez les chevènementistes, Bertrand Dutheil, un groupe travaillant au ralliement à un Front national qui se débarrasserait de ses oripeaux ancestraux (de la Collaboration surtout).
Avant 2011, les germes du « marinisme » sont déjà présents idéologiquement au FN. Quelques individus s’activent pour concourir à son succès. Les frères Philippot, Damien et Florian, parfaits inconnus des successives aventures de la Fondation Marc Bloch, de la campagne Pasqua 1999 et Chevènement de 2002, font leur apparition. Dès lors, tout ne sera question que de storytelling.
L’extrême droite éprouve de la fascination pour les intellectuels de gauche. Elle se rêve un temps « gramsciste de droite ». Elle envie les « intellectuels collectifs » du mouvement ouvrier. Les frères Philippot vont raconter une histoire fausse qui excitera les passions au FN et plaira à sa nouvelle présidente. L’histoire fictive de Florian Philippot est celle qui sera retranscrite comme si, l’histoire étant écrite par les vainqueurs, il était déjà vainqueur. Étrange victoire donc que celle de Florian Philippot.
2010 : le retour de Martin Guerre
En 2010, un inconnu contacte plusieurs anciens de la campagne de Jean-Pierre Chevènement. Le temps a passé mais le souvenir de cette campagne reste vif. L’inconnu tient un blog sur Marianne2.fr. Il se prend d’une passion subite et compulsive pour les colloques mensuels de la Fondation Res Publica fondée en 2004 par Jean-Pierre Chevènement, où il tente de s’asseoir au premier rang à portée des objectifs photographiques. C’est Florian Philippot.
Personne ne le reconnaît, malgré son insistance à se présenter aux uns ou aux autres. C’est sa véritable fonction qui est vite découverte. Son rôle chez Marine Le Pen est éventé. L’impudent est alors mis à l’écart des salons où se tiennent les colloques chevènementistes. L’opération de légitimation avorte.
Question de méthode : BFM, pas Les Temps modernes !
Florian Philippot aime les chiffres des enquêtes d’opinion mais pas les textes. Il n’existe pas de courant politique plus épris de l’écrit que le courant « chevènementiste ». Aucun texte, quasiment aucune archive ne le mentionne. Florian Philippot devient le Truman volontaire d’un show à sa gloire, dont il est le seul héros, le seul scénariste et qu’il entend infliger à la France entière. La méthode employée par Florian Philippot dans sa tentative de captation d’héritage trahit son extériorité par rapport au courant de Jean-Pierre Chevènement. L’image est tout et l’écrit n’est rien.
L’usage des médias audiovisuels, la mise en avant de quelques codes républicains peu sophistiqués et recouvrant surtout sa propre idéologie d’extrême droite, quelques affirmations péremptoires et des allégations non vérifiées font de Florien Philippot un « disciple holographique » de Jean-Pierre Chevènement, un Judas qui n’aura jamais vu le Christ… La captation d’héritage est hors du commun et bénéficie de très actives complicités au-delà du FN.
Plus c’est gros, plus ça passe
Il demeurera donc longtemps un mystère sur la réussite du storytelling de Florian Philippot. Comment une évidence construite sur rien, matériellement et factuellement fausse s’est imposée avec autant de facilité ? Comment le mythe d’un Florian Philippot « disciple de Jean-Pierre Chevènement », « chevènementiste », a-t-il pu devenir vérité révélée alors qu’il est rigoureusement faux ? Étrange victoire, en vérité, que celle de ce héros très discret qu’est Florian Philippot, dont les talents de propagandiste font de lui un prophète de la post-vérité et l’incarnation d’un déclin de l’engagement politique. Plus c’est gros, plus ça passe.