La responsabilité environnementale des entreprises et notamment des multinationales est un sujet juridique et politique qui s’impose toujours davantage. Lise-Hélène Gras, après avoir rappelé en quoi consiste le devoir de vigilance, propose une analyse critique de sa mise en pratique, des premières jurisprudences, des limites de la loi française et des perspectives européennes plus ambitieuses.
Le 24 avril 2013, au Bangladesh, un terrible accident dévoile les modes extrêmes de production se cachant derrière la mondialisation. À Dacca, le Rana Plaza, bâtiment accueillant des milliers d’ouvriers travaillant pour les plus grandes marques occidentales, s’effondre, entraînant la mort de plus de 1 100 personnes et provoquant 2 000 blessés.
Cette catastrophe, considérée comme l’une des plus meurtrières de l’histoire du travail, révèle les terribles conditions de travail dissimulées derrière l’industrie du textile et met en lumière les pratiques abusives de certaines multinationales en termes de droits humains. Cet événement marque un point de rupture. En découle une véritable prise de conscience mondiale quant aux modes délétères de production pratiqués par certaines grandes entreprises.
Le drame, devenu symbole des dérives de l’industrie, perce à jour les procédés illégaux utilisés par certaines entreprises locales, sous l’influence de leurs donneurs d’ordre internationaux, sur leurs travailleurs.
L’événement aura par la suite un impact fondamental sur la responsabilisation des groupes internationaux aux problématiques humaines et sociales. Cet accident vient par la même occasion accentuer la conscientisation, dans une certaine mesure, des incidences environnementales des pratiques des multinationales et de la nécessité de les durabiliser.
Ce désastre survenu au Bangladesh, l’un des pays où les droits des travailleurs sont le moins respectés dans le monde1Selon l’indice CSI (Confédération syndicale internationale) des droits dans le monde 2023., n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Les cas de violation des droits humains et de dommages causés à l’environnement touchent de nombreux secteurs économiques : de l’industrie pétrolière, ou plus généralement de l’énergie, à l’industrie du textile ainsi qu’à celle de la construction ou encore de l’agro-alimentaire, les exemples se multiplient.
Certaines grandes entreprises font les gros titres : Glencore, responsable du décès de plusieurs personnes dans le cadre de ses activités minières en Zambie ; Trafigura, condamnable pour le déversement de déchets toxiques en Côte d’Ivoire ; Dow Chemical, responsable de la catastrophe industrielle de Bhopal, causée par l’explosion d’une de ses usines de pesticides en Inde ; Shell et son extraction pétrolière ayant entraîné le déversement d’hydrocarbures dans le Delta du Niger ; ou encore Wilmar et sa production d’huile de palme reposant sur le travail des enfants et le travail forcé.
Si l’Union européenne (UE) protège relativement bien les droits des travailleurs et s’est fixée des objectifs climatiques et environnementaux ambitieux, certaines entreprises européennes ferment encore les yeux sur l’exploitation des travailleurs dans leur chaîne d’approvisionnement ainsi que sur les désastres environnementaux causés par leurs activités.
On observe aujourd’hui une tendance mondiale au recours par les multinationales, notamment par le biais de la délocalisation, à des procédés non respectueux des droits de humains et de l’environnement dans leur chaîne de valeur, agissements dont celles-ci n’ont pas à être inquiétées dès lors qu’il est très difficile de les poursuivre, même en cas de dommage. La mise en cause de la responsabilité des sociétés mères et des donneurs d’ordre internationaux pour les agissements de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs, est effectivement particulièrement complexe.
Les mesures volontaires en matière de protection des droits humains et environnementaux ne semblant pas avoir entraîné d’amélioration dans l’ensemble des secteurs économiques, le législateur a cherché à imposer diverses obligations aux grandes entreprises afin de limiter cette tendance générale.
L’établissement d’un devoir de vigilance novateur en France : une nouvelle vague de judiciarisation de la RSE
Il est aujourd’hui exigé plus de responsabilité et de transparence de la part des grandes entreprises en matière de droits humains, sociaux et environnementaux au sein de leurs chaînes de valeur. Les multinationales sont poussées à mettre en œuvre des processus visant à atténuer les incidences dommageables de leurs activités sur ces droits ainsi qu’à intégrer la durabilité dans leurs systèmes de gouvernance, de gestion d’entreprise et dans leurs décisions commerciales.
La responsabilisation des grandes entreprises aux problématiques humaines et environnentales concrétise la notion de Responsabilité sociale des entreprises (RSE), visant la prévention, la réduction et la compensation des impacts négatifs des activités des entreprises. Cette notion, en plein essor, est d’ailleurs à l’origine de l’énonciation, en 1976, des premiers Principes directeurs de l’OCDE sur la responsabilité sociétale des multinationales ainsi que des Objectifs de développement durable au plan mondial, issus du Sommet de la Terre de 1992.
En France, l’événement du Rana Plaza a considérablement favorisé l’accélération de cette responsabilisation et a permis l’adoption, le 27 mars 2017, d’un projet de loi prévoyant la création d’un devoir de vigilance des multinationales2Loi n°2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.. Cette nouvelle législation, première dans son genre, instaure une obligation pour les multinationales de s’assurer d’une « diligence raisonnable » dans l’exercice de leurs activités et ce, dans l’ensemble de leur chaîne de valeur.
Cette notion phare de diligence raisonnable ou de due diligence, déjà introduite en 2011 au sein des Principes directeurs des Nations unies relatifs aux grandes entreprises et aux droits de l’homme, correspond au processus devant être mis en œuvre par les entreprises afin d’identifier, d’anticiper et de réduire les impacts négatifs de leur activité, de leur chaîne d’approvisionnement ainsi que de leurs relations d’affaires3Principes directeurs des Nations unies relatifs aux grandes entreprises et aux droits de l’homme, Principe n°17..
Autrement dit, cette notion se base sur la prévention et l’atténuation, principes permettant d’éviter, ou du moins de limiter, en prévoyant l’impact potentiel d’une activité, les atteintes à la santé et à la sécurité des personnes, aux droits humains ou encore à l’environnement, dans l’ensemble de la chaîne de valeur des entreprises.
Avant même la création de ce devoir de vigilance, plusieurs textes français avaient déjà cherché à encadrer les pratiques commerciales des grandes entreprises dans un objectif de responsabilisation de celles-ci. La pérennisation de ce devoir de vigilance fait ainsi suite à une série d’évolutions législatives en matière de RSE, répondant directement à la volonté d’une meilleure prise en compte des intérêts collectifs, sociaux et environnementaux dans le système économique mondial.
Cette mobilisation pour une meilleure régularisation du système économique donnera lieu à l’adoption d’obligations connexes de performances extra-financières et de reporting. La loi dite « Grenelle 2 » impose par exemple à certaines sociétés, depuis 2011, de rapporter annuellement la manière dont ont été prises en compte les conséquences sociales et environnementales dans l’exercice de leurs activités, mais également de rendre compte de leurs engagements en faveur du développement durable.
L’adoption de cette loi, ayant pour objectif de marquer une rupture dans la mondialisation et de limiter les modes excessifs de production, s’inscrit ainsi dans un mouvement de judiciarisation de la RSE.
Cette nouvelle obligation de vigilance, issue de la loi de 2017, prend la forme d’un plan de vigilance devant être établi et mis en œuvre par les grandes entreprises installées sur le territoire français employant en leur sein et dans leurs filiales plus de 5 000 salariés et par les entreprises de plus de 10 000 salariés dont le siège social se situe à l’étranger. Si cette obligation ne s’applique a priori pas à toutes les formes de sociétés, elle concernerait tout de même approximativement 200 à 250 grandes entreprises françaises4Évaluation de la mise en œuvre de la loi n°2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, Conseil général de l’économie, n°2019/12/CGE/SG, janvier 2020..
Les entreprises concernées par cette loi sont désormais contraintes de se conformer à ces obligations et d’établir un plan de vigilance ainsi que de l’exécuter, sous peine d’engager leur responsabilité. Il est prévu que la violation par une grande entreprise de ces obligations de vigilance l’expose à des poursuites judiciaires, pouvant conduire à sa mise en cause devant le juge français par toute personne justifiant d’un intérêt à agir. Les entreprises soumises à la vigilance ayant causé des dommages à l’environnement ou aux personnes dans le cadre de leurs activités sont ainsi exposées à un risque juridique important sur le plan de la responsabilité civile5Bernard Cazeneuve et Pierre Sellal, « Projet de directive concernant un devoir de vigilance européen : quels défis pour les entreprises assujetties ? », Dalloz Actualité, 2 juin 2022.. Cette loi fait dès lors peser une menace sérieuse de dommages et intérêts sur les multinationales, lorsque celles-ci, ne se conformant pas à ces obligations, se rendent responsables d’atteintes aux droits humains et environnementaux dans le cadre de leur activité.
Le cas TotalEnergies : un jugement pionnier sur le fondement du devoir de vigilance à l’issue modeste
Faisant application de la loi sur le devoir de vigilance, TotalEnergies publie en 2019 un plan de vigilance intégrant les mégaprojets pétroliers Tilenga et EACOP qu’elle développe en Ouganda et en Tanzanie en collaboration avec sa filiale Total Eren. Ces projets, annoncés l’année dernière, ont suscité l’indignation générale et poussé un consortium de six associations de protection de l’environnement et de défense des droits de l’homme6Les six associations demandeuses sont les suivantes : Les Amis de la Terre, Civic Response to Environment and Development et Navigators, The National Association of Professional Environmentalists, Survie, Africa Institute for Energy Governance. à contester ce plan de vigilance, jugé non conforme aux exigences légales de vigilance et à l’origine de graves atteintes aux droits humains et environnementaux.
Ces mégaprojets interviennent dans un contexte de transition énergétique où l’appel est à la sortie des combustibles fossiles, alors que les effets des dérèglements climatiques se font ressentir partout dans le monde. Ce projet entre en pleine contradiction avec les recommandations scientifiques du GIEC et les ambitions européennes visant à un ralentissement du réchauffement climatique, conformément aux objectifs de l’Accord de Paris et du Pacte vert européen.
Loin de s’éloigner des énergies fossiles, le groupe pétrolier français a convenu en février 2022 d’un accord d’investissement de 10 milliards de dollars avec l’Ouganda et la Tanzanie pour l’intensification de l’extraction pétrolière en Ouganda et la construction d’un oléoduc chauffé de plusieurs milliers de kilomètres – le plus long du monde jamais construit – censé relier les gisements du lac Albert, en Ouganda, à la côte tanzanienne.
Le groupe pétrolier entend forer plus de 400 nouveaux puits dont une centaine permettront l’extraction pétrolière dans le parc naturel protégé des Murchison Falls, site classé de l’Union Internationale pour la conservation de la nature, et dont 10% de la superficie a été attribués à l’entreprise7Julie Pietri et Charlotte Cosset, « Projet pétrolier de Total en Ouganda et en Tanzanie : enquête sur une “bombe climatique“ », France Inter, 6 juillet 2023.. L’or noir sera ensuite transporté par un pipeline qui traversera plusieurs zones protégées et réserves naturelles en Tanzanie, accroissant la pression sur les écosystèmes locaux.
Ce mégaprojet pétrolier est vivement dénoncé comme étant un véritable désastre pour la population, dévastant les moyens de subsistance de milliers de personnes et contribuant à la crise climatique mondiale8Human Rights Watch, « Ouganda : le projet d’Oléoduc appauvrit des milliers de personnes », 10 juillet 2023.. Ce projet d’oléoduc présente également de nombreux risques pour l’environnement et le climat. Outre l’intensification des émissions de gaz à effet de serre que ce projet entraînera, l’installation du pipeline impliquera le déboisement de quelques milliers de km2 de terres ; une déforestation mineure à l’échelle du pays, mais qui s’ajoute à une déforestation déjà massive en Tanzanie. L’inquiétude se porte également sur les risques de fuite de ces installations menaçant d’affecter durablement tout l’écosystème local, déjà fragilisé, notamment en cas de fuite sur les côtes tanzaniennes, comprenant une importante aire marine protégée.
Si pour les autorités ougandaises et tanzaniennes ces projets représentent une opportunité de développement, ces derniers affecteront des milliers de personnes dépendant des terres exploitées. Ils entraîneront le déplacement, parfois sous la contrainte, de plus de 100 000 personnes et en appauvrira des milliers en les privant de leurs moyens de subsistance, contre de faibles compensations9Idem.. Le projet transfrontalier EACOP n’est par ailleurs pas sans incidence pour le futur des deux régions puisque ce pipeline pourrait constituer « une porte d’entrée pour l’expansion du secteur pétrolier »10Julie Pietri et Charlotte Cosset, op. cit., note 7, p. 4. et engendrer une multiplication des projets d’extraction pétrolière, freinant la transition énergétique de ces États.
Le 28 février 2023, à la suite de la contestation de ces projets, le Tribunal judiciaire de Paris s’est prononcé pour la première fois, en référé, sur l’application du devoir de vigilance. La décision du Tribunal intervient après plus de trois ans de procédure, un délai particulièrement long au regard de l’urgence de cette affaire, en particulier lorsque l’on sait que le référé est un dispositif censé permettre l’examen rapide d’un litige11Laurent Martinet, Vincent Rouer et Lucie Bocquillon, « Premiers jugements sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance des entreprises : le juge des référés entre pédagogie et (sur)interprétation », Actu-juridique, Lextenso, 3 mai 2023.. La décision, rendue tardivement, a été considérablement ralentie par la contestation par TotalEnergies de la compétence de la juridiction initialement saisie de l’affaire. Les tergiversations procédurales ont finalement été réglées par la création par le législateur d’une nouvelle compétence exclusive au profit du Tribunal judiciaire de Paris pour connaître des actions relatives au devoir de vigilance.
La juridiction déclare en définitive les demandes des associations irrecevables, renvoyant encore une fois à plus tard les débats sur les projets pétroliers de TotalEnergies. En conséquence, si cette décision ne résout rien sur le fond de l’affaire et n’aura pas pour effet de bloquer le mégaprojet du géant pétrolier, ou du moins de confronter ce dernier à ses responsabilités, elle aura tout de même abouti à l’adoption d’un nouvel article permettant d’éviter à l’avenir que toute exception d’incompétence ne soit invoquée pour des cas similaires. Sur le terrain procédural, les recours sur le fondement du devoir de vigilance seront désormais examinés rapidement et pourront ainsi remplir leur finalité préventive.
Un jugement critique de la loi sur le devoir de vigilance
Au-delà des considérations procédurales précédemment évoquées, le Tribunal judiciaire de Paris s’est adonné, dans sa décision du 28 février 2023, à une analyse critique de la loi de 2017 qu’il considère comme lacunaire. De nombreux éléments manquent effectivement à cette loi, jugée insuffisamment précise, pour permettre une application efficace du devoir de vigilance. On constate que les notions clés déterminant le champ d’application de ce devoir manquent de précision et que les normes de référence permettant d’appréhender l’étendue des obligations de vigilance font défaut.
Les lacunes de cette loi compliquent en particulier la concrétisation des mesures de vigilance. Les difficultés rencontrées par les entreprises dans la mise en œuvre de ces mesures sont par ailleurs accentuées par l’absence d’accompagnement quant à l’interprétation et l’application de la loi. Le contenu des mesures de vigilance demeure « général et imprécis » dès lors qu’aucun décret d’application, qui pourrait permettre d’apporter des précisions sur la teneur de ces mesures, n’est intervenu, même six ans après l’adoption de la loi12Röld & Partner, « Les enseignements du jugement du tribunal judiciaire de Paris du 28 février dans l’affaire TotalEnergies », Paris, 13 mars 2023.. Enfin, aucune autorité de contrôle veillant à la bonne application des mesures de vigilance n’a été constituée. Cette inaction laisse d’ailleurs légitimement planer certains doutes quant à la volonté politique de permettre une véritable mise en œuvre effective du devoir de vigilance.
Ces critiques rejoignent celles de nombreux experts qui s’interrogent sur l’objectif de cette loi ainsi que sur la portée du devoir de vigilance. La superposition de cette loi avec d’autres obligations voisines, telles que les obligations de déclarations extra-financières introduites par la loi Grenelle, renforce le scepticisme quant à l’utilité de cette loi et la faisabilité de sa mise en œuvre13Pauline Barraud de Lagerie, Élodie Béthoux, Arnaud Mias et Élise Penalva Icher, « La mise en œuvre du devoir de vigilance : une managérialisation de la loi ? », Droit et société, vol. 3, n°106, 2020, pp. 699-714..
La multiplication de ces obligations ainsi que le manque de précision des textes complexifient et fragmentent le cadre règlementaire. Une harmonisation européenne s’est rapidement présentée comme l’une des solutions à privilégier afin de simplifier l’application du devoir de vigilance par les multinationales, mais aussi de conserver une concurrence loyale entre les grandes entreprises françaises et européennes, non soumises aux mêmes obligations.
Une directive européenne ambitieuse consacrant un devoir de vigilance d’inspiration française
Face aux mégaprojets de TotalEnergies, le Parlement européen prend position en votant, le 15 septembre 2023, une résolution d’urgence dénonçant les conséquences dommageables de ces projets pétroliers. Il demande l’arrêt des forages dans les zones protégées et le report des travaux de pipeline, le temps d’étudier les possibilités d’alternatives durables permettant de préserver l’environnement. Il exige également l’arrêt des violations des droits humains, telles que les évictions forcées, menaces de mort et arrestations arbitraires de défenseurs des droits humains, constatées en Ouganda et en Tanzanie14Résolution du Parlement européen n°2022/2826 (RSP) « Violations of human rights in Uganda and Tanzania linked to investments in fossil fuels projects »..
L’implication de l’institution européenne dans cette affaire n’intervient pas par hasard. Elle traduit une volonté claire de rompre avec la tendance actuelle à la production de masse, sans considération des répercussions humaines et environnementales de celle-ci. Depuis quelques années, l’Union européenne tente d’emprunter une trajectoire durable, s’orientant vers une « économie verte ».
L’encadrement européen des agissements des entreprises apparaît être un prérequis pour que l’UE réussisse, conformément au Pacte vert pour l’Europe, sa transition vers une économie verte et neutre sur le plan climatique, mais également pour qu’elle atteigne les Objectifs de développement durable des Nations unies liés aux droits humains et à la protection de l’environnement15Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil n°2022/0051 (COD) sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité, 23 février 2022..
À ce jour, seule la France a introduit un devoir de vigilance pour les grandes entreprises. Fort de ce constat, il est devenu nécessaire, pour que l’UE atteigne ses objectifs ambitieux en matière de climat, de durabilité et de respect des droits humains, que celle-ci établisse un cadre règlementaire clair concernant les obligations de vigilance des grandes entreprises européennes. C’est donc tout naturellement que la Commission européenne s’est saisie de la question du devoir de vigilance en publiant une proposition de directive le 23 février 2022, dans la continuité de la loi française.
La proposition de directive, d’inspiration française, instaure une obligation de vigilance contraignant les entreprises à identifier et recenser les conséquences potentiellement dommageables de leurs activités ainsi qu’à prendre des mesures propres à prévenir, atténuer et faire cesser les incidences négatives de ces activités. Une mesure préventive, le Prevention Action Plan, pouvant s’apparenter au plan de vigilance issu de la loi française, est notamment prévue dans cette directive.
La future législation européenne est cependant plus audacieuse que son équivalent français ; elle se démarque notamment par ses nombreuses obligations de vigilance plus contraignantes et plus détaillées et par son champ d’application plus large16Candice Hulot, « Devoir de vigilance : analyse comparée de la loi française et de la proposition de directive », Observatoire de la justice pénale, 23 mars 2022..
Ces obligations de vigilance concernent les multinationales ressortissantes de l’UE mais également celles issues de pays tiers, sous certaines conditions de seuils. Elles s’appliquent ainsi à un panel d’entreprises englobant, selon la Commission européenne, près de 17 000 sociétés au sein de l’Union européenne17Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil, op. cit., note 18, p. 6..
Cette proposition de directive accroît le degré de vigilance exigé des multinationales en élargissant l’application de ces obligations à toutes les relations d’affaires établies par les grandes entreprises européennes en lien avec leur chaîne de valeur. Le législateur européen compte aller plus loin encore que son homologue français en exigeant des multinationales, outre l’établissement d’un Prevention Action Plan, qu’elles intègrent le devoir de vigilance dans toutes leurs politiques d’entreprises et qu’elles adoptent des stratégies d’entreprises tenant compte des enjeux climatiques et de durabilité18Idem articles 5 et 15..
Elle remédie également aux faiblesses de la loi française en proposant l’établissement d’autorités de contrôle étatiques, disposant de pouvoirs d’enquête et de sanction et organisées autour d’une coopération entre États membres. Ainsi, dans l’esprit de la législation française, les manquements des multinationales constatés par ces autorités pourront donner lieu à l’engagement de leur responsabilité civile en cas de dommage.
Par cette proposition de directive, la Commission confirme et renforce les avancées initiées par le législateur français en tentant d’établir un cadre européen harmonisé et propre à prévenir les dommages humains et environnementaux résultant de l’ensemble des activités des grands groupes européens. Les négociations risquent en revanche d’être difficiles et de se prolonger au regard du nombre limité d’États membres disposant de règles nationales au sujet du devoir de vigilance et en considération des enjeux économiques qu’impliquerait une telle évolution.
Conclusion
Un exemple récent de jugement sur le fondement du devoir de vigilance illustre les résultats de l’application de la loi française de 2017 et les conséquences du non-respect des obligations qu’elle prévoit. Le 29 septembre 2023, le Groupe Bolloré est condamné au versement de 140 000 euros de dommages et intérêts à une centaine de plaignants camerounais riverains des terrains appartenant à la multinationale, s’étalant sur plus de 58 000 hectares et destinés à la production d’huile de palme. Dans cette affaire, les demandeurs dénonçaient les activités agricoles de la multinationale pratiquées au Cameroun au mépris de la vigilance et du respect des droits humains. Ce revers judiciaire est quelque peu annonciateur des suites de l’application rigoureuse du devoir de vigilance et constitue probablement un nouveau bond en termes de justice humaine et climatique.
D’autres évolutions sont encore à attendre dans l’encadrement des pratiques d’entreprise pour une responsabilisation accrue des multinationales et une certaine « humanisation » des systèmes européens et mondiaux de production. À ce titre, l’Union européenne se montre être, depuis une dizaine d’années, une figure de proue en matière de protection et de développement des droits humains et environnementaux. Le développement du devoir de vigilance en Europe pourrait impacter durablement les pratiques et déclencher une nouvelle vague de responsabilisation du système économique mondial aux enjeux environnementaux et climatiques, humains et sociaux.
Nous observons d’ores et déjà quelques évolutions dans les pratiques des entreprises ainsi que dans leurs systèmes de production. Celles-ci prennent conscience que l’ensemble de l’économie dépend en partie de la bonne gestion des ressources naturelles et de l’environnement et qu’elles doivent, pour répondre aux enjeux d’une économie verte et d’une société respectueuse des droits humains, repenser et adapter leurs modes de production.
- 1Selon l’indice CSI (Confédération syndicale internationale) des droits dans le monde 2023.
- 2Loi n°2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.
- 3Principes directeurs des Nations unies relatifs aux grandes entreprises et aux droits de l’homme, Principe n°17.
- 4Évaluation de la mise en œuvre de la loi n°2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, Conseil général de l’économie, n°2019/12/CGE/SG, janvier 2020.
- 5Bernard Cazeneuve et Pierre Sellal, « Projet de directive concernant un devoir de vigilance européen : quels défis pour les entreprises assujetties ? », Dalloz Actualité, 2 juin 2022.
- 6Les six associations demandeuses sont les suivantes : Les Amis de la Terre, Civic Response to Environment and Development et Navigators, The National Association of Professional Environmentalists, Survie, Africa Institute for Energy Governance.
- 7Julie Pietri et Charlotte Cosset, « Projet pétrolier de Total en Ouganda et en Tanzanie : enquête sur une “bombe climatique“ », France Inter, 6 juillet 2023.
- 8Human Rights Watch, « Ouganda : le projet d’Oléoduc appauvrit des milliers de personnes », 10 juillet 2023.
- 9Idem.
- 10Julie Pietri et Charlotte Cosset, op. cit., note 7, p. 4.
- 11Laurent Martinet, Vincent Rouer et Lucie Bocquillon, « Premiers jugements sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance des entreprises : le juge des référés entre pédagogie et (sur)interprétation », Actu-juridique, Lextenso, 3 mai 2023.
- 12Röld & Partner, « Les enseignements du jugement du tribunal judiciaire de Paris du 28 février dans l’affaire TotalEnergies », Paris, 13 mars 2023.
- 13Pauline Barraud de Lagerie, Élodie Béthoux, Arnaud Mias et Élise Penalva Icher, « La mise en œuvre du devoir de vigilance : une managérialisation de la loi ? », Droit et société, vol. 3, n°106, 2020, pp. 699-714.
- 14Résolution du Parlement européen n°2022/2826 (RSP) « Violations of human rights in Uganda and Tanzania linked to investments in fossil fuels projects ».
- 15Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil n°2022/0051 (COD) sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité, 23 février 2022.
- 16Candice Hulot, « Devoir de vigilance : analyse comparée de la loi française et de la proposition de directive », Observatoire de la justice pénale, 23 mars 2022.
- 17Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil, op. cit., note 18, p. 6.
- 18Idem articles 5 et 15.