Dans une enquête datée du 20 octobre dernier, la rédaction de Radio France a décrypté la manière dont les membres du Conseil constitutionnel, en dépit d’un grave dépassement du plafond des dépenses autorisés, ont « manœuvré » après l’élection présidentielle de 1995 pour « sauver » Jacques Chirac. De telles pratiques seraient-elles encore possibles aujourd’hui ? Émeric Bréhier, directeur de l’Observatoire de la vie politique de la Fondation, explique les progrès accomplis depuis et évalue ce qu’impliquerait la possibilité de déclarer inéligible un candidat à l’élection présidentielle dont les comptes seraient rejetés.
Le Conseil constitutionnel n’est pas une institution fortement appréciée par les acteurs politiques. Sa mise en place en 1958 a soulevé nombre de critiques qui demeurent aujourd’hui bien vivaces. D’abord, Le Conseil constitutionnel apparaissait pour ce qu’il était indéniablement : une limitation de la souveraineté parlementaire. Michel Debré dans son allocution devant le Conseil d’État en août 1958 ne s’en cachait d’ailleurs nullement. Il s’agissait bien alors d’éviter que les parlementaires ne reviennent souverainement sur des modifications majeures du nouveau texte constitutionnel : la limitation du nombre de commissions parlementaires, la définition précise du domaine de la loi, les nouvelles règles portant sur leur capacité d’amendement des projets ou des propositions de loi, la maîtrise de l’ordre du jour, etc. C’est d’ailleurs notamment pour ces raisons que les règlements intérieurs des assemblées devaient être soumis, et doivent toujours l’être, à l’approbation du Conseil constitutionnel. Relevons, à ce stade, que depuis près de trente ans il est fréquemment intervenu non plus seulement pour défendre les droits de l’exécutif mais bien plus pour protéger ceux des parlementaires. Parallèlement, le Conseil a non seulement de lui-même étendu ses éléments d’intervention suite à sa fameuse décision de 1971, mais il a vu ses possibilités de saisine accrues suite à la réforme de 1974 conférant à soixante députés ou soixante sénateurs la possibilité de le saisir. Ainsi le Conseil est-il devenu, paradoxe de l’histoire, protecteur des droits de l’opposition. Sans même évoquer l’introduction, plus récente, de la question prioritaire de constitutionnalité qui a sensiblement augmenté le nombre de saisine de cette institution.
Pour autant, les critiques à l’encontre du Conseil constitutionnel perdurent. Non plus uniquement en ce qu’il constituerait une atteinte à la souveraineté parlementaire, issue du suffrage populaire, mais en ce qu’il représenterait une nouvelle tyrannie : celle des juges. En quelque sorte, cette institution serait dépourvue de la légitimité liée à l’onction populaire, ferait prévaloir la primauté du droit contre la volonté politique. Dans cette optique, les juges du Conseil constitutionnel se contenteraient de faire prévaloir des règles juridiques (bien qu’elles soient issues de la loi et de la Constitution, donc des assemblées parlementaires) sur les réalités politiques.
C’est fort de ce rappel que doivent être abordées les « révélations » du reportage de la rédaction de France Inter le 20 octobre dernier. Les journalistes y décryptent la manière dont les membres du Conseil constitutionnel ont « manœuvré » pour « sauver » le candidat Jacques Chirac devenu à l’issue des opérations électorales le cinquième président de la Ve République. Ayant eu accès, enfin, aux archives, les journalistes affirment démontrer que les conseillers ont délibérément bafoué le droit afin de valider, sur le fil, les comptes de campagne de Jacques Chirac et Édouard Balladur. Seul celui du « petit » candidat Cheminade ayant été rejeté. La démonstration est à l’évidence implacable.
Elle l’est d’autant plus que, oublient-ils de rappeler, la réalité de cette décision de septembre 1995, c’est-à-dire plusieurs mois après le vote des Françaises et des Français, était sinon connue de toutes et tous, du moins de nombre d’acteurs et d’observateurs. Il suffit de se plonger dans les manuels de droit constitutionnel (qui ne sont donc pas réservés aux étudiants) pour s’en apercevoir. Ainsi, dans la 37e édition du manuel de Michel Troper et Francis Hamon, retrouve-t-on trace de cette évidence : « Enfin, l’on sait aujourd’hui qu’en 1995 le Conseil constitutionnel a validé pour des raisons d’opportunité politique les comptes de campagne d’Édouard Balladur et de Jacques Chirac contrairement à l’avis de ses rapporteurs qui avaient relevé sur ces comptes des recettes non justifiées et alors même que, de l’aveu de Roland Dumas, qui en était alors président, ces comptes étaient manifestement irréguliers. » Affirmation d’autant plus simple à vérifier que l’ancien membre du Conseil constitutionnel, Jacques Robert, avait, il y a près de dix ans, affirmé que les comptes de campagne de Jacques Chirac étaient irréguliers et qu’à ce titre ils auraient dû être rejetés par le Conseil.
On pourrait également, à ce stade, renvoyer vers l’article du Monde du 14 octobre 1995 qui, en termes chaloupés, laissait bien entendre que la décision du Conseil constitutionnel relevait plus de l’opportunité politique que d’une lecture scrupuleusement juridique : « Bon prince, le Conseil constitutionnel jugeant les comptes de campagnes des candidats à l’élection présidentielle du printemps les a presque tous estimés conformes à la loi, y compris, comme dans le cas de Jacques Chirac et d’Édouard Balladur, quand ils ont “tutoyé” le plafond de dépenses autorisées. » On lira également avec malice le dernier paragraphe de cet article : « En calculant au plus juste, les membres du Conseil constitutionnel se sont évité une décision très lourde politiquement, un conflit délicat avec le nouveau pouvoir pour leur institution. Il restera au Conseil constitutionnel, sous l’autorité de son nouveau président, Roland Dumas, à confirmer l’indépendance que l’institution a acquise au fil des ans. » Nulle surprise donc à la lecture de cette enquête des journalistes de France Inter, mais bien une confirmation. Son intérêt néanmoins majeur est d’avoir ainsi montré les logiques d’habillage mises en scène par son président d’alors, Roland Dumas.
À ce stade, il n’est pas inutile de rappeler qu’il n’est jamais bon de tomber dans le piège de l’uchronie. En effet, en 1995, lors de cette prise de décision du Conseil constitutionnel, les règles régissant la campagne présidentielle n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui. D’abord, c’était la première fois que celle-ci se déroulait selon les règles adoptées en 1990, puis en janvier 1995. Dans ce cadre, outre le fait qu’étaient pour la première fois institués un financement public des campagnes ainsi qu’un compte de campagne, ce dernier devait être déposé directement au Conseil constitutionnel. On sait que, depuis la loi organique de janvier 2006, c’est bien désormais la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) à qui revient la lourde tâche de valider ou non, de réformer ou non, les comptes des candidats à l’élection présidentielle.
Force est de constater que de cette possibilité, la CNCCFP en a fait usage puisque le 19 décembre 2012, chacun s’en souvient, elle décida de rejeter le compte de campagne de Nicolas Sarkozy. Décision confirmée par le Conseil constitutionnel que l’ancien président de la République avait saisi. Cette décision eut plusieurs conséquences : d’abord le candidat de la droite ne put bénéficier du remboursement forfaitaire auquel il pouvait prétendre ; il dut également rembourser l’avance de 153 000 euros qu’il avait préalablement, comme tous les candidats, perçue ; enfin, il se vit contraint de verser une amende équivalente au dépassement de son compte au Trésor public. À lire le reportage des journalistes de France Inter, on est d’ailleurs frappé par le flou, au-delà de toute considération politique, des dépenses devant relever du compte de campagne. C’est bien évidemment sur cette conséquente marge de manœuvre que les membres du Conseil constitutionnel, contre l’avis des rapporteurs rappelons-le, prirent leur décision. Mais ce qui était loisible en 1995 ne l’est plus en 2020. Non pas seulement car quatre scrutins présidentiels ont eu lieu depuis, mais simplement car, suite à chacune de ces élections, le Conseil constitutionnel a fait part de ses remarques au législateur qui en a bien souvent tenu compte en modifiant à plusieurs reprises le droit s’attachant à la tenue de cette « élection reine » de la Ve République. Ces évolutions n’ont d’ailleurs pas seulement concerné l’encadrement juridique des dépenses de la campagne elles-mêmes mais aussi les règles des parrainages, de l’accès à la campagne officielle. Elles ont également dû prendre en compte l’émergence d’une nouvelle modalité de sélection des candidatures par les organisations politiques : les primaires.
Les exemples de 1995 et de 2012 montrent toutefois que des progrès demeurent à réaliser pour améliorer la procédure. En effet, si, d’après l’article 58 de la Constitution, le Conseil constitutionnel « veille à la régularité de l’élection du président de la République » et « examine les réclamations et proclame les résultats du scrutin », le temps qui lui est imparti est insuffisant pour statuer sur la régularité des comptes de campagne avant la proclamation des résultats. D’ailleurs, la loi organique de 1962 ne renvoyant pas aux articles LO 136-1 et L 118-3, nulle sanction d’inéligibilité n’est prévue. Ainsi, même si un compte de campagne d’un candidat élu président de la République devait être rejeté, ceci n’aboutirait pas juridiquement à l’annulation de l’élection, celle-ci pourrait être décidée par le Conseil constitutionnel mais uniquement sur le fondement de réclamations sur le déroulement du scrutin. Si l’on veut donc que le rejet d’un compte soit rédhibitoire pour un candidat, alors il convient non seulement de modifier la loi organique afin que celle-ci renvoie à une annulation de l’élection ou à une peine d’inéligibilité, soit donner plus de temps au Conseil pour statuer sur les éventuelles irrégularités, soit imposer un suivi des comptes de campagne bien plus au fil de l’eau. Un suivi qui ne sera pas uniquement cantonné à un rôle de conseil, mais bien ici de gendarme. Si l’hypothèse d’un temps plus long pour statuer devait être privilégiée, alors cela induirait une période de transition bien plus longue que celle qui prévaut aujourd’hui. En effet, rappelons que l’article 7 de la Constitution prévoit à ce jour que l’élection du nouveau président doit se dérouler au moins vingt jours et trente-cinq jours au plus avant l’expiration des pouvoirs du président en exercice.
Reste un paradoxe à relever à l’occasion de cette enquête des journalistes de France Inter sur la décision du Conseil constitutionnel quant à l’élection de 1995. Finalement, la critique essentielle portée à l’action des membres du Conseil constitutionnel est qu’ils participeraient à la délégitimation de l’action politique au profit d’une seule vision juridique de l’action publique. Nonobstant le fait que les acteurs politiques se félicitent ou se désolent des décisions du Conseil selon qu’elles vont ou pas dans leur sens, s’il y a bien une critique que l’on ne peut faire à l’encontre de cette décision sur les comptes de campagne de 1995 c’est de ne pas avoir fait preuve d’opportunité politique. D’ailleurs, lorsque l’on se plonge dans les débats relatés par cette enquête de France Inter, on ne peut qu’être frappé, au contraire, par le surpoids des considérations politiques. On peut le regretter mais alors il convient en toute logique de se féliciter des avancées juridiques de ces dernières années ayant permis de progresser notablement sur la transparence et la traçabilité des recettes et des dépenses engagées par les candidats à l’élection présidentielle et, in fine, souhaiter que cette évolution poursuive son lent cheminement.
Demeureront néanmoins des sujets de fond à aborder : faut-il prévoir la possibilité de l’inéligibilité pour un candidat à l’élection présidentielle voyant ses comptes rejetés, fût-il le candidat victorieux ? Si oui, quels délais donner à la CNCCFP et au Conseil constitutionnel ? Cela impliquerait-il d’imposer un suivi sur pièces tout au long de la campagne électorale ?
La lecture du rapport Pour un renouveau démocratique de l’automne 2012, établi sous la présidence de Lionel Jospin, est notamment à cet égard particulièrement instructive. Ainsi, la Commission relève que confier un suivi au fil de l’eau des comptes de campagne à la CNCCFP « imposerait des contraintes très lourdes, sans que l’efficacité du contrôle ne soit significativement améliorée. S’il impliquait un véritable pouvoir d’appréciation et de contrôle sur chaque dépense, la Commission estime qu’au-delà des évidentes difficultés pratiques qu’il soulèverait, il ne correspondrait pas à la nature comptable du contrôle qu’il appartient à la CNCCFP d’exercer » Et la Commission de proposer que si des manquements d’une particulière gravité devaient être relevés, les présidents des deux Chambres pourraient se voir notifier les éléments ainsi repérés afin d’entamer un processus de destitution du président élu.
Cette possibilité a été introduite dans le cadre de la révision constitutionnelle de 2007, l’article 68 précisant que cette procédure peut être déclenchée « en cas de manquement [du chef de l’État] à ses devoirs manifestement incompatibles avec l’exercice de son mandat. » Cette procédure suppose l’adoption par l’une des deux Chambres d’une proposition de réunion du Parlement en Haute Cour, à la majorité des deux tiers. La proposition doit être également adoptée à la même majorité qualifiée par l’autre Assemblée dans les quinze jours. Si tel est le cas, alors la Haute Cour dispose d’un mois pour se prononcer, là aussi à une majorité des deux tiers des membres, sans possibilité de délégation. L’indéniable avantage de cette proposition est ainsi de respecter le caractère spécifique de l’élection présidentielle par rapport aux autres élections. Chacun sait, en effet, que des candidats dont les comptes sont rejetés risquent de se voir infliger des peines d’inéligibilité. Ce qui n’est, répétons-le, pas le cas des candidats à la présidence de la République. La sanction ne peut être, à ce stade, que financière, nonobstant les éventuelles poursuites pénales qui, elles, peuvent conduire à des peines touchant à la capacité politique du personnage publique en cause.
Le droit existe donc et s’il peut être appelé encore à évoluer, force est de constater que depuis 1995 bien des évolutions ont eu lieu. La Constitution prévoit même une procédure de destitution d’un président de la République élu (ou réélu) dont les comptes de campagne ayant été rejetés verrait son éthique politique interrogée. Il resterait aux parlementaires de faire usage des pouvoirs que la Constitution leur reconnaît. Comme souvent, les députés et les sénateurs disposent juridiquement de maints pouvoirs. Encore faut-il qu’ils souhaitent en faire usage !