Contrairement à ce qui a pu être avancé comme facteur explicatif de la victoire d’Emmanuel Macron, le clivage gauche-droite n’a pas disparu dans l’espace politique français, malgré de nombreux appels à son obsolescence. En effet, ce clivage continue de structurer l’espace politique français mais repose désormais sur des dimensions nouvelles. Analyse de Martial Foucault, professeur à Sciences Po et directeur du Cevipof, à l’occasion du colloque « 2017 : la révolution de velours ? » des 6 et 7 septembre, en partenariat avec Ipsos, le Cevipof et Le Monde.
Après chaque élection présidentielle, il est de coutume de conclure à la droitisation de la France lorsqu’un président de droite est élu ou inversement pour un président de gauche. En 2017, la victoire d’Emmanuel Macron s’est construite sur une France ni à gauche, ni à droite mais plutôt de gauche et de droite. Rappelons que parmi 100 électeurs d’Emmanuel Macron au premier tour, 50 d’entre eux avaient voté François Hollande en 2012, 18 Nicolas Sarkozy et 14 François Bayrou.
Jusqu’alors, la droite et la gauche s’opposaient sur le terrain des valeurs socioéconomiques et/ou culturelles. Au sein de ces deux blocs, une évolution s’est mise en marche depuis 2007 : l’UMP incarnait une droite libérale ou orléaniste sur le plan économique et conservatrice ou légitimiste sur le plan culturel et le Parti socialiste une gauche libérale sur le plan culturel et de moins en moins conservatrice sur les enjeux économiques. Ces deux dimensions ont permis d’un côté au Front national d’occuper l’espace du conservatisme culturel et économique et d’un autre côté à La France insoumise d’incarner elle aussi un conservatisme économique combiné à une plus grande ouverture culturelle.
L’élection présidentielle de 2017 a confirmé cette quadripartition de l’espace politique avec un changement majeur. En effet, le Parti socialiste s’est retrouvé pris en étau entre le mouvement de Jean-Luc Mélenchon promouvant les mérites d’une économie auto-administrée et la formation d’Emmanuel Macron prônant une société libérée, non sans rappeler l’éphémère « nouvelle société » de Jean-Jacques Chaban-Delmas en 1969. Le parti En Marche ! a donc bâti son succès sur les cendres d’un Parti socialiste à bout de souffle sans autorité intellectuelle en son sein. Mais si l’on devait résumer le choix majoritaire des électeurs à leurs seules positions sur ces deux axes, il n’est pas certain qu’Emmanuel Macron serait devenu président de la République. En effet, d’autres clivages, à la fois nouveaux et non-partisans, ont contribué à une forme de translation d’un électorat de droite libérale et de gauche socialiste vers la candidature d’Emmanuel Macron.
Le premier de ces clivages tient au sentiment de bien-être opposé au mal-être des Français face à leur environnement socioéconomique. Contrairement à l’idée selon laquelle le vote serait principalement déterminé par l’appartenance à une classe sociale, caractérisée par une occupation socioprofessionnelle ou un niveau de revenus, l’élection présidentielle a fait apparaître une opposition entre les Français optimistes et pessimistes. Selon le degré de satisfaction actuelle et future, la très grande majorité des électeurs d’Emmanuel Macron se démarque des partisans des autres candidats, gauche et droite confondus, par un sentiment de bien-être et une capacité à se projeter avec sérénité dans l’avenir. Dans un contexte où la France occupe la plus haute marche des pays européens les moins confiants, le choix d’Emmanuel Macron est davantage le produit d’une impatience politique que d’une révolution de velours démocratique.
Un deuxième clivage, étroitement lié au précédent, réhabilite le rôle des émotions dans l’acte de vote. La raison contre la passion ? Sur fond de montée des populismes en Europe et aux États-Unis, un clivage net s’est installé dans l’esprit des Français. D’un côté, les électeurs de Marine Le Pen et dans une moindre mesure ceux de Jean-Luc Mélenchon affichaient une forte colère vis-à-vis du système politique, jugé responsable de tous les maux. D’un autre coté, les partisans d’Emmanuel Macron ont davantage fait preuve d’enthousiasme, créant ainsi les conditions d’un vote prétendant être dénué d’intérêts économiques ou sociaux mais porté par le marqueur du renouvellement politique.
Enfin, un troisième clivage, plus profond car socialement et politiquement moins ancré dans les pratiques passées du vote présidentiel, a favorisé l’émergence d’Emmanuel Macron avant de lui en assurer la victoire : la prime à l’inconnu. Ou encore la prime à la désélection pour reprendre l’expression de Pierre Rosanvallon (La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Éd. du Seuil, 2006). Pour la première fois de l’histoire de la Ve République, un candidat a réussi à s’affranchir des règles d’airain qui conditionnaient les chances de victoire au soutien d’un parti politique, à l’existence d’un maillage territorial d’élus locaux soutenant le candidat et à la réussite par le passé de l’examen du suffrage universel. Les électeurs français ont massivement rejeté une telle conception éculée de la politique après deux quinquennats successifs qui ont fait de la défiance politique une marque de fabrique du rapport des Français à la politique. La prime à l’inconnu participe de ce besoin de régénération politique. Et elle révèle qu’Emmanuel Macron n’a pas forcément bénéficié d’un vote d’adhésion.
L’élection présidentielle de 2017 s’inscrit certes dans une profonde révision des grilles de lecture de l’analyse électorale. Néanmoins, il est fort probable que l’exercice du pouvoir installe de nouveau le clivage gauche-droite comme juge de paix de l’action publique d’Emmanuel Macron et de son gouvernement. Les citoyens français ne tarderont pas à évaluer les réalisations du locataire de l’Élysée à l’aune de valeurs économiques et sociales, le positionnant à nouveau autour de ce clivage historique.