L’armée allemande incapable de défendre son pays ?

L’invasion de l’Ukraine lancée par la Russie est un point de bascule dans l’histoire d’une Union européenne qui pensait avoir laissé le XXe siècle derrière elle : la guerre en Europe n’est plus un fantasme, ni même une crainte, mais bien une réalité. En Allemagne, où l’armée a longtemps été négligée par les responsables politiques, le réveil est particulièrement douloureux. Ernst Stetter, conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, analyse la prise de conscience en train de s’opérer à Berlin sur la nécessité de doter l’Allemagne d’un véritable instrument militaire.

L’armée allemande (Bundeswehr) semble être mal équipée pour la défense de son pays et de ses alliés de l’OTAN. Quelques jours avant l’agression russe en Ukraine, le 19 février 2022, le chancelier Olaf Scholz a présenté ses ambitions pour l’armée allemande lors de la Conférence sur la sécurité de Munich : « Des avions qui volent, des navires qui peuvent mettre les voiles, des soldats parfaitement équipés pour leurs tâches dangereuses – c’est ce qu’un pays de notre taille, qui porte une responsabilité particulière en Europe, doit être capable de réaliser. Nous le devons également à nos alliés de l’OTAN“.

L’armée allemande a une vocation défensive. C’est ce que stipule l‘article 87a de la Loi fondamentale : ”Le gouvernement fédéral crée des forces armées pour la défense“. C’est précisément ce qui pose aujourd’hui problème au gouvernement allemand.

Dans un message posé sur les réseaux sociaux le jour où Vladimir Poutine a envoyé ses chars à l’assaut de l’Ukraine, le commandant des forces terrestres, le général de corps d’armée Alfons Mais, a résumé en quelques mots l’état de l’armée allemande : la Bundeswehr est « plus ou moins vide ». Selon le propre chef de l’armée allemande, les options que ses troupes peuvent actuellement offrir pour soutenir l’OTAN sont “extrêmement limitées“.

Ce problème majeur est connu du gouvernement allemand depuis longtemps. En dépit de nombreux avertissements et de plusieurs crises sécuritaires aux portes de l’Europe, le général souligne que la Bundeswehr n’a pas su en tirer les conclusions indispensables. L’état de l’armée allemande se traduit au quotidien par des situations pathétiques pour un des pays les plus riches du monde : Eva Högl, la commissaire militaire du Bundestag, explique ainsi que les soldats allemands actuellement stationnés en Lituanie sont déployés dans des conditions lamentables, obligés d’affronter l’hiver balte sans les manteaux et les sous-vêtements adéquats : « beaucoup de soldats m’ont dit qu’ils n’avaient pas de protection adéquate contre le froid et l’humidité ». Plus grave, elle dénonce le manque d’équipement alarmant des soldats de la Bundeswehr, censés dissuader l’armée russe sur la base militaire de Rukla en Lituanie.

Une armée mal structurée et sous-équipée

La Bundeswehr est  actuellement composée d’un effectif de 180 000 soldats. L’ancienne ministre de la Défense du gouvernement Merkel, Annegret Kramp-Karrenbauer, avait planifié d’augmenter le nombre des soldats à 203 000 d’ici 2031. Cette remise à niveau des effectifs est d’autant plus nécessaire que, en 2022, la Bundeswehr est loin de constituer une armée fiable : selon les déclarations de la commissaire militaire, le chiffre officiel de 183 000 soldats n’aurait pas de rapport avec la réalité des effectifs d’une armée au sein de laquelle des milliers de postes sont vacants.

Ces “soldats fictifs” ne sont pas le seul problème de l’armée allemande. Selon le dernier rapport sur l’état de préparation opérationnelle du matériel, la situation des équipements militaires de l’armée est alarmante, pour ne pas dire déplorable. Dans la marine, on se demande ouvertement si suffisamment de navires peuvent encore être mis à disposition pour accomplir les opérations exigées d’elle. Et pour cause : le rapport indique que « moins de 30% des systèmes d’armes principaux flottants sont pleinement opérationnels ». Ces dysfonctionnements touchent également l’armée de l’air : si l’avion A400M a fait ses preuves lors de l’opération organisée pour l’évacuation de Kaboul à l’été 2021, seuls 10 des 30 appareils de l’armée allemande étaient “prêts à l’emploi” entre mai et octobre 2021. Le problème est identique pour les avions de chasse, dont un grand nombre se trouvaient en réparation ou mobilisés pour pallier l’absence d’autres avions eux-mêmes envoyés en réparation.

De même, seuls 40% des hélicoptères de la Bundeswehr sont opérationnels. Un taux alarmant, mais dont le ministère de la Défense se réjouit : il pensait qu’il serait plus bas. Dans le cas de l’hélicoptère de combat Tiger, la Bundeswehr et l’industrie ne peuvent par exemple pas suivre les besoins de l’armée, et il faudra quatre ans pour que plus de machines qu’aujourd’hui soient prêtes à l’emploi. L’armée de terre est confrontée à des problèmes similaires avec son matériel de guerre : sur les 350 véhicules de combat d’infanterie Puma, entrés en production en 2015, seuls 40 sont considérés comme « aptes à la guerre“.

Dans ces conditions, le constat est sans appel : à ce niveau de défaut, la Bundeswehr ne serait pas aujourd’hui en mesure de satisfaire aux besoins de l’OTAN si l’un de ses membres devait lui demander son aide.

Une restructuration trop lente depuis 2014

L’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 avait été considérée à l’époque comme l’occasion de lancer une restructuration majeure de la Bundeswehr. Face à l’agression russe, il était déjà devenu évident que l’armée devait de nouveau devenir capable de défendre son pays et de répondre aux besoins éventuels de l’OTAN.

La ministre de la Défense de l’époque et actuelle présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, avait annoncé un « renversement de tendance » dans tous les domaines de la Bundeswehr : son budget, son équipement et son personnel. Avant cette première prise de conscience, la Bundeswehr s’était transformée en armée purement opérationnelle, avec des soldats déployés en Afghanistan, dans les Balkans, en Jordanie, au Mali et ailleurs. Mais il est évident que personne ne voulait croire à l’époque à l’éventualité prochaine d’une guerre en Europe.

Créée en 1955, la Bundeswehr est selon le professeur d’histoire militaire Sönke Neitzel prisonnière de ses origines. Lancée dans un pays tout juste sorti du nazisme, l’armée de la RFA était vue par un nombre non négligeable de responsables politiques comme un danger potentiel pour la jeune démocratie allemande. Pour éviter d’en faire un acteur institutionnel trop puissant, les gouvernements de l’époque lui ont donc imposé une structure décentralisée, et in fine dysfonctionnelle. Selon Neitzel, si la Bundeswehr n’est pas préparée à participer à des combats de haute intensité, ce n’est donc pas par manque de volonté des soldats, mais parce qu’elle n’a pas été organisée dans ce but.

Avec l’invasion russe en Ukraine, force est de constater que les efforts consentis pour repenser et moderniser l’armée allemande n’en sont qu’à mi-chemin. C’est avec ce contexte en tête qu’il faut lire le tweet de l’ancienne ministre de la Défense, Annegret Kramp-Karrenbauer, publié le jour de l’agression russe en Ukraine : « Je suis tellement en colère contre nous parce que nous avons échoué historiquement. Rien n’avait été préparé qui aurait vraiment dissuadé Vladimir Poutine ». C’est le même sentiment d’échec et de regrets qui prédomine dans la prise de parole de l’ancien inspecteur général de la Bundeswehr, Harald Kujat. ou encore de l’ancien général de l’OTAN, Egon Ramms, à qui la chaîne allemande ZDF a demandé si l’Allemagne serait aujourd’hui capable de se défendre en cas de nécessité, a sèchement répondu d’un seul mot : “Non”.

Augmenter le budget, repenser l’approvisionnement

L’actuelle ministre allemande de la Défense, Christine Lambrecht (SPD) a réagi très vivement à ces critiques publiques. Elle a demandé aux généraux de s’occuper de leurs tâches. La ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock (Verts), a de son côté tenté de tracer des perspectives d’avenir pour que l’Allemagne puisse jouer son rôle dans cet ”autre monde“ qui s’annonce : l’Allemagne et d’autres pays d’Europe doivent désormais investir des milliards supplémentaires dans leur réarmement. En dépit de cette nouvelle volonté politique allemande, les efforts devront être menés de manière coordonnée avec ses alliés car l’Allemagne n’est aujourd’hui pas en mesure de se défendre toute seule.

Ce travail commence dès aujourd’hui : le ministre fédéral des Finances, Christian Lindner (FDP), a déjà annoncé dans une émission de la première chaîne de télévision allemande ARD, une hausse du budget de la défense. Le chancelier Olaf Scholz lui a emboîté le pas en proposant au Bundestag, dans sa déclaration solennelle du 27 février 2022, de créer un budget extraordinaire de 100 milliards d’euros.

Néanmoins, les problèmes de la Bundeswehr ne pourront être résolus par une seule augmentation de son budget. L’organisation et la logistique doivent également être repensés en urgence : lorsque des ingénieurs de l’armée doivent attendre plus de sept années pour recevoir des instruments ou que les soldats sont envoyés dans des zones quasi polaires sans habits d’hiver, c’est d’abord et avant tout un problème d’approvisionnement.

Ces problèmes sont réels et, pour être résolus, doivent d’abord être dénoncés. Mais chaque chose en son temps : pour la Bundeswehr, la priorité actuelle n’est pas de combattre sa propre administration ou de critiquer dans les médias l’état de son matériel, mais bien de se préparer une défense acharnée de la sécurité allemande et européenne.

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