La perspective d’un nouveau mandat de Donald Trump soulève des enjeux majeurs pour l’Allemagne, déjà en proie à des défis politiques internes. Ernst Stetter, conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, analyse ici ce que Berlin redoute du retour du républicain à la Maison Blanche.
L’élection de Donald Trump, suivie de près en Allemagne, suscite une profonde inquiétude politique et médiatique, marquant l’un des rares moments où les États-Unis ont concentré une telle attention outre-Rhin. La perspective d’un nouveau mandat de Trump soulève des enjeux majeurs pour la nation allemande, déjà en proie à des défis politiques internes.
La crise politique en Allemagne après la victoire de Trump
La réélection de Trump a immédiatement exacerbé les tensions au sein de la coalition au pouvoir en Allemagne. Dès le soir des résultats, le chancelier Olaf Scholz a demandé la démission de son ministre des Finances, Christian Lindner, président du Parti libéral-démocrate (FDP). Cet événement a signé l’implosion de la coalition dite des « feux tricolores », qui rassemblait sociaux-démocrates, Verts et libéraux. Par cette décision, Scholz place son gouvernement en situation de minorité au Bundestag.
Des élections anticipées devraient se tenir en mars 2025, tandis que Scholz a annoncé vouloir se soumettre à un vote de confiance au Bundestag le 15 janvier 2025, initiant ainsi la procédure constitutionnelle pour des élections, initialement prévues pour le 28 septembre 2025.
Les défis de l’Allemagne et de l’Europe
L’instabilité politique en Allemagne survient à un moment critique où le pays devrait unir ses forces avec la France et les autres pays européens pour répondre à un Trump désormais renforcé. Cependant, l’Allemagne se retrouvera affaiblie politiquement pour plusieurs mois, ce qui est particulièrement préoccupant dans un contexte où elle est l’un des États européens les plus exposés aux conséquences de la politique trumpienne. L’Allemagne dépend en effet des États-Unis pour sa sécurité militaire et pour son économie.
Depuis 2016, bien que l’Allemagne ait accru ses dépenses militaires, elle reste vulnérable face aux politiques commerciales protectionnistes probables sous Trump. Et alors que l’économie allemande traverse sa plus grave crise depuis plusieurs années, en raison de la pandémie de Covid-19, de la guerre en Ukraine qui a rompu l’approvisionnement énergétique russe à prix compétitif et d’une concurrence accrue avec les marchés chinois, Scholz devra rassurer ses partenaires européens. Cependant, les divisions internes et le gouvernement minoritaire risquent de limiter la capacité de l’Allemagne à peser en faveur d’une stratégie européenne forte face aux États-Unis.
Recevez chaque semaine toutes nos analyses dans votre boîte mail
Abonnez-vousLe sens historique du retour de Donald Trump pour l’Allemagne
Pour l’Allemagne, et pour l’Europe dans son ensemble, le retour de Trump à la Maison Blanche a une portée historique considérable. Ce retour place les relations transatlantiques dans une nouvelle ère d’incertitude, les États-Unis se tournant de nouveau vers une droite populiste aux politiques souvent imprévisibles. Le nouvel équilibre transatlantique est mis en péril, avec un Trump peu enclin à considérer la sécurité européenne comme un intérêt fondamental pour les États-Unis et favorisant plutôt une approche transactionnelle. Si l’Europe souhaite préserver le partenariat transatlantique, elle devra dès lors investir davantage dans sa propre défense et avancer vers une politique de défense commune.
Berlin suit avec une grande inquiétude la position de Trump vis-à-vis de l’OTAN, dont l’engagement américain, même critiqué, reste crucial pour la sécurité européenne. Bien que la seconde administration Trump soit susceptible de demander à l’Allemagne et à l’Europe de financer plus largement leur propre défense, l’Allemagne ne devrait pas simplement céder à cette injonction. Les Européens, en particulier l’Allemagne, ont depuis longtemps reposé sur l’appui américain, mais cette tendance n’est plus tenable. Même sous la présidence de Barack Obama, Berlin avait pris conscience que les priorités des États-Unis ne demeureraient pas indéfiniment européennes. Biden pourrait bien être le dernier président fermement convaincu d’un lien transatlantique fort, et ce n’est pas un hasard si le président allemand Frank-Walter Steinmeier lui a récemment décerné la plus haute distinction allemande lors de sa visite d’adieu à Berlin en octobre dernier.
La réélection de Trump pousse ainsi l’Allemagne et la France à réaffirmer leur intention de bâtir une Europe plus unie et souveraine face à ces nouveaux enjeux, malgré les défis internes auxquels les deux nations sont confrontées.
Un moment critique pour l’économie allemande
Avec l’élection de Trump, le principal partenaire commercial de l’Allemagne voit un président américain prêt à instaurer des droits de douane de 10%, voire 20%, sur toutes les importations. Trump projette également de poursuivre une politique fiscale agressive aux répercussions mondiales. Cette période s’annonce comme l’une des plus ardues économiquement pour l’Allemagne depuis la fondation de la République fédérale, en raison d’une crise structurelle profonde et d’une croissance quasi nulle. En 2023, l’Allemagne a exporté des biens et services pour une valeur de 200 milliards d’euros vers les États-Unis. L’imposition de droits de douane élevés rendrait les produits allemands beaucoup plus coûteux et fragiliserait en particulier les industries automobile, chimique et mécanique, qui peinent déjà à se relever des récentes crises énergétiques et sanitaires.
Par ailleurs, si Trump applique une taxe de 60% sur les importations chinoises, l’économie allemande subirait un impact indirect mais conséquent, car une part importante des produits allemands exportés vers la Chine est ensuite exportée aux États-Unis. L’accord de libre-échange qui lie le Canada, le Mexique et les États-Unis, possible levier pour certaines entreprises, est par ailleurs menacé de renégociation en 2026, Trump ayant émis des réserves sur sa viabilité lors de sa campagne.
Dans ce contexte, plusieurs entreprises allemandes pourraient envisager de déplacer leur production aux États-Unis pour contourner les droits de douane et bénéficier des subventions américaines, Trump visant à attirer la production industrielle sur le sol américain pour créer des emplois locaux.
Vers un nouvel ordre géopolitique ?
Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’Allemagne a pris des mesures financières et militaires de soutien importantes pour le pays envahi. Elle s’est également retrouvée fragilisée par la rupture des approvisionnements énergétiques russes, qui avaient longtemps assuré une énergie abondante et bon marché, essentielle pour sa compétitivité industrielle internationale.
Trump a souvent loué les régimes autoritaires de Chine, de Corée du Nord, voire de Russie, tout en affichant peu d’égard pour ses alliés européens. Cela pourrait remettre en question l’ordre géopolitique basé sur le droit international et la coopération multilatérale. Si l’Europe et l’Allemagne souhaitent conserver et renforcer cet ordre, elles devront alors assumer un rôle de leader. Pour ce faire, elles doivent continuer de s’engager en faveur des institutions multilatérales et renforcer leurs propres capacités, de la sécurité à l’économie.
En adoptant une position unie et proactive, l’Europe pourrait se poser en acteur central de l’ordre mondial fondé sur des règles, tout en travaillant à la réforme et à la consolidation des institutions internationales. L’Allemagne, première puissance économique européenne, a un rôle majeur à jouer non seulement pour un nouvel ordre géopolitique, mais aussi pour assurer sa propre stabilité et celle de l’Europe, face aux nouveaux défis posés par le retour de Donald Trump.