Deux länder d’Allemagne de l’Est, la Thuringe et la Saxe, ont renouvelé leurs parlements régionaux le 1er septembre dernier, révélant une percée de l’AfD et de la formation de Sahra Wagenknecht. Comment expliquer cette situation inédite et l’affaiblissement des partis traditionnels ? Ernst Stetter, conseiller Europe du président de la Fondation, analyse les résultats de ces scrutins régionaux et leurs conséquences pour le paysage politique national.
Les résultats des élections du 1er septembre 2024 en Thuringe et en Saxe révèlent certains faits que l’on peut qualifier d’« historiques » pour la démocratie allemande.
Les extrémistes de droite et de gauche au seuil du pouvoir
Le terme « historique » a récemment été utilisé de manière presque inflationniste. Cependant, ce qui s’est passé lors des élections régionales le 1er septembre 2024 en Thuringe et en Saxe est, à tout le moins, assez inédit en République fédérale d’Allemagne.
L’AfD, un parti clairement situé à l’extrême droite, a remporté ces élections régionales en Thuringe avec 32,8% des voix ; la BSW (Bündnis Sahra Wagenknecht), une alliance gauchiste qui n’a été fondée qu’au printemps de cette année, obtient suffisamment de voix (15,8% des suffrages) pour participer à un gouvernement régional. Il ne reste plus qu’un bon tiers des voix (13,1%) pour la gauche traditionnelle (Die Linke) avec celui qui fut le chef du gouvernement pendant dix ans, Bodo Ramelow. La tête de liste des Libéraux (FDP), Thomas Kemmerich, qui a pu s’appeler ministre président pour quelques jours en 2020 avec l’aide de l’AfD, dirige désormais un parti minuscule et réduit à moins de 1% des voix. Les Verts ne sont plus représentés au parlement régional puisqu’ils ont recueilli 3,2% des voix et le SPD arrive à peine à 6,1%, ce qui lui permet de franchir de justesse la barre de 5% nécessaire pour être représenté au parlement régional. Les conservateurs de la CDU se trouvent quelque part au milieu, avec 23,6%, sans que leur tête de liste, Mario Vogt, ait vraiment convaincu les électeurs.
En Saxe, la situation n’est guère différente. La CDU arrive tout juste à défendre sa première place avec 31,9% des voix – et notamment grâce à son ministre-président Michael Kretschmer – devant l’AfD, qui obtient 30,6% des suffrages. Partie de rien, l’alliance BSW jouera dorénavant en Saxe un rôle décisif avec 11,8% des voix. Quant aux partis de la coalition fédérale (SPD, Verts, Libéraux), ils recueillent ensemble moins de la moitié des suffrages qui ont été accordés à l’AfD.
Le SPD en l’Allemagne de l’Est
Le SPD est et a toujours été très faible en Allemagne de l’Est. Depuis la réunification, il peine à s’y implanter. Cependant, nous avons désormais atteint un point bas qui est réellement inquiétant. Les arguments qui expliquent cette difficulté des sociaux-démocrates sont nombreux, mais peuvent se résumer dans le sentiment qu’ont les électeurs d’être négligés par des décideurs qui ne les prendraient plus en considération. Ainsi, le SPD n’apparaîtrait plus comme un parti social-démocrate, mais plutôt comme un parti qui se soucierait davantage des minorités ou d’autres problèmes de société plutôt mineurs. Il donnerait de cette façon le sentiment aux citoyens d’être de seconde classe.
De plus, une déception profonde s’est installée après l’euphorie de la réunification. Le parti auparavant proche des travailleurs n’a pas pu enrayer les phénomènes de désindustrialisation et de chômage exorbitant, même si cela n’est plus le cas aujourd’hui. Le SPD est confronté à une profonde méfiance de la part de la population à l’Est, ouvrant ainsi l’espace pour les extrémistes.
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Abonnez-vousUn signal d’alarme pour les partis traditionnels
Néanmoins, les résultats en Thuringe et en Saxe constituent un signal d’alarme non seulement pour le SPD, mais plus largement pour tous les partis « traditionnels ». C’est un phénomène qui a amené deux partis – un parti nationaliste de gauche, post-communiste et anti-américain, avec une responsable égoïste à sa tête, et un parti fasciste de droite, dirigé par un responsable égocentrique et dangereux nazi – à obtenir près de 50% des voix lors d’une élection régionale. Cela doit être, a minima, un sérieux sujet de préoccupation pour toute la classe politique en Allemagne.
C’est non seulement le SPD qui est responsable de cette situation, mais la CDU d’Angela Merkel qui doit également assumer sa part de responsabilité. Des dizaines d’années de politiques d’austérité ont conduit à négliger les investissements nécessaires. Les conséquences sont multiples : des établissements d’enseignement délabrés – avec des écoles et des universités dans un état catastrophique –, des rues et des ponts si dégradés qu’ils en sont dangereux, des investissements d’infrastructures inachevés dans les technologies numériques, une réforme du secteur de la santé négligée, mais également des logements qui ne sont plus construits. La liste n’est pas exhaustive et peut être poursuivie.
De plus et surtout, se pose désormais la question migratoire. Elle est politiquement très difficile à résoudre et ses conséquences sociétales sont à considérer sur le long terme.
Cependant, l’actuelle coalition fédérale ne parvient pas à convaincre la population qu’elle ne poursuit plus cette politique de stagnation. Cela est d’autant plus compliqué que le FDP a pour obsession de freiner l’endettement et que le parti des Verts celle d’imposer à la société son modèle de vivre-ensemble. Cela contribue à créer un climat de peur et de frustration, qui donne aux populistes davantage d’arguments pour capter les électeurs.
Évidemment, les multiples attaques terroristes au couteau des dernières semaines, et notamment l’attentat meurtrier de Solingen, n’aident pas et fournissent des arguments supplémentaires aux populistes à droite et à gauche.
Pourtant, ni la BSW ni l’AfD n’apporte de solution. Combattre l’islamisme intégriste et terroriste est une tâche herculéenne qui prendra beaucoup de temps et requiert plutôt des décisions consensuelles au sein de la société. Le droit d’asile est ancré dans la Loi fondamentale et dans le droit européen.
De plus, ces deux partis manquent de véritable solution pour l’Ukraine et n’ont pas non plus les moyens d’influencer le cours de la guerre en Syrie ou de faire face aux conséquences de la guerre en Afghanistan. Ni l’un ni l’autre n’a de vision sur la façon dont la situation devrait évoluer, ni d’alternative sur ce qui devrait être fait différemment.
Bien entendu, l’Ukraine doit se défendre contre un agresseur comme Vladimir Poutine. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une guerre entre les États-Unis et la Russie, comme Sahra Wagenknecht l’a prétendu à plusieurs reprises. Ainsi, cet argument sert l’anti-américanisme profondément enraciné en Allemagne de l’Est et au sein de la gauche. Sahra Wagenknecht considère l’Ukraine comme un vassal de l’OTAN. Elle n’attribue pas la responsabilité du déclenchement de la guerre à la Russie, mais en fait tout d’abord une conséquence inévitable de l’expansionnisme de l’OTAN. Ce faisant, elle utilise fatalement les arguments de Poutine.
Cependant, en fondant son parti, Sahra Wagenknecht contribue à bouleverser les systèmes bien ancrés de partis politiques en Europe et en Allemagne. Les partis ne sont plus des mouvements de courants politiques, mais plutôt des associations personnalisées pour aider des personnalités à accéder au pouvoir. À titre d’exemple, on peut citer Donald Trump, de même qu’Emmanuel Macron. En revanche, si quiconque, s’il le souhaite, peut devenir membre du mouvement d’Emmanuel Macron, c’est différent chez Sahra Wagenknecht. Elle seule avec son entourage restreint décide de qui peut devenir membre de son alliance. Il s’agit d’un style bien autoritaire et d’ailleurs bien connu dans l’histoire des partis de cadres communistes. En ce sens, l’alliance BSW est un « retour vers le futur », ou un développement ultérieur de sa plate-forme communiste d’antan.
Toutefois, les partis anciens ne sont plus ces partis traditionnels qui contribuaient à l’intégration sociale par la participation, également ancrée dans la Loi fondamentale. « Les partis contribuent à la formation de la volonté politique », énonce particulièrement l’article 21 de la Loi fondamentale allemande.
Sahra Wagenknecht polarise uniquement et elle a peu de contacts avec sa base. Son alliance et l’ordre interne contredisent les principes démocratiques des partis exigés par la Loi fondamentale. Si elle ne parvient pas à s’enraciner au niveau régional et local, la BSW restera un mouvement de ralliement temporaire pour les citoyens frustrés. Cependant, si elle entre maintenant au gouvernement de Thuringe et de Saxe, elle perdra également l’essence de son « succès », car elle devra montrer que des compromis sont nécessaires dans l’action gouvernementale et non des « arguments de talkshow » polarisants ressassés encore et encore. Le battage médiatique de la BSW pourrait rapidement prendre fin.
L’AfD a probablement compris l’enjeu, car elle essaie désormais de se vendre comme un parti bourgeois du centre. Elle copie ouvertement la politique de Giorgia Meloni en Italie ou de Marine Le Pen en France. Il semblerait que cette stratégie ait plus de chance de réussite, car elle séduit particulièrement les « citoyens en colère ». Contrairement à la BSW, l’AfD insiste avec force sur sa responsabilité et sa possible action au sein d’un gouvernement.
La démocratie et les politiques
Malgré tout, l’Allemagne possède toujours une démocratie qui fonctionne. Avec ce qui se passe en Allemagne de l’Est, les politiques des partis du centre doivent tout faire afin que les citoyens prennent conscience que les extrémismes de l’AfD et de la BSW ne constituent pas l’alternative démocratique.
Cela relève de la responsabilité des partis établis, puisque la démocratie allemande connaît un sérieux problème de parlementarisme.
Les élus aux différents parlements agissent de moins en moins selon leurs convictions, mais surtout selon les instructions politiques des instances dirigeantes de leurs partis respectifs. En revanche, si ceux-ci sont présidés par des politiciens de deuxième ou de troisième rang, cela devient a minima problématique. Le SPD en est un exemple, avec l’actuelle coprésidente Saskia Esken, ou même son secrétaire général, Kevin Kühnert : ceux-ci n’incarnent pas l’enthousiasme ou l’espoir pour l’avenir du parti. Ils sont vus comme de simples gestionnaires.
Il en va de même au sein de la CDU et chez les Libéraux. Le FDP est devenu un parti dissident, et Christian Lindner a une son obsession budgétaire du « frein à l’endettement ».
Les Verts incarnent particulièrement la tendance de leur personnel à être de deuxième, voire de troisième rang. La présidente Ricarda Lang en est le meilleur exemple, ainsi que la ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock.
Le défi majeur des partis consiste à trouver et à promouvoir du personnel qui incarne de nouveaux départs. L’espoir et le progrès doivent nécessairement être représentés par des dirigeants qui peuvent tenir leurs promesses pour un avenir plus prospère, équitable et surtout écologiste. Les chanceliers sociaux-démocrates Willy Brandt, Helmut Schmidt, mais également Gerhard Schröder y sont parvenus. Les chanceliers chrétiens-démocrates également, d’une certaine manière. En revanche, on peut douter que les actuels présidents de la CDU, Friedrich Merz, et de la CSU, Markus Söder, représentent le nouvel avenir prospère de l’Allemagne. L’actuel chancelier Olaf Scholz peut-il y parvenir d’ici les élections fédérales de septembre 2025 ?