« L’affaire Morizet » : un incident au sein du journal de Jaurès en 1913

À l’occasion de la commémoration de l’assassinat de Jean Jaurès le 31 juillet 1914, la Fondation publie des documents d’archives inédits qui nous font découvrir Jean Jaurès dans une situation rare, au cœur d’un différend au sein de la rédaction de son journal L’Humanité.

Ce court dossier issu des archives Renaudel comprend trois documents, plutôt brefs, mais d’un intérêt capital. Le premier est une lettre, datée du 15 novembre 1913, d’André Morizet, alors rédacteur à L’Humanité, à Pierre Renaudel, administrateur délégué à la rédaction, l’adjoint de Jean Jaurès à la direction du journal. Le deuxième est un court billet adressé par Jaurès au même Renaudel après lecture de la lettre de Morizet que Renaudel lui a communiquée. Le troisième, très difficile à déchiffrer, est aussi de la main de Jaurès. Il s’agit de quelques notes jetées sur le papier en vue d’une réunion du conseil d’administration et de direction du journal pour laquelle il a demandé d’inscrire à l’ordre du jour : « communication du directeur politique au sujet d’un incident de rédaction ».

En fait, ces quelques feuillets nous donnent une rare occasion d’approcher la vie intérieure du journal sous le patronage de Jaurès. La documentation à ce sujet est extrêmement faible : quelques comptes rendus de réunion, souvent elliptiques, et par exemple une seule photographie, à notre connaissance, d’un groupe de rédacteurs du journal, justement conservée dans les archives de la famille Morizet. Peu de témoignages, qui demeurent, quand ils existent, le plus souvent rapides et généraux. Il n’est même pas possible d’établir avec précision la chronologie et l’évolution de la composition de la rédaction. Dans un article souvent cité et repris, Victor Snell, l’ancien secrétaire de rédaction, décrit ainsi un Jaurès venant peu au journal, déléguant beaucoup, notamment à Landrieu, l’administrateur, et à Renaudel, pour la rédaction1Victor Snell, « Jaurès à son journal », Floréal, 31 juillet 1920.. La thèse d’Alexandre Courban2Alexandre Courban, L’Humanité de Jean Jaurès à Marcel Cachin 1904-1939, Ivry, Les éditions de l’Atelier, 2014. sur L’Humanité apporte beaucoup mais, sur cet aspect, elle se heurte au silence fréquent des sources.

Or, nous avons ici la trace rarissime d’un désaccord entre le directeur et un de ses rédacteurs pris sur le vif3Lors du lancement de sa formule à six pages (au lieu de quatre), le journal a donné la liste des 34 rédacteurs, dont André Morizet aux informations générales, qui composent sa rédaction. Il existe bien entendu un certain nombre de chroniqueurs et collaborateurs occasionnels, voir L’Humanité, 20 janvier 1913.. Certes, on comprend vite que l’affaire est compliquée : Jaurès et Morizet sont tous deux des militants. Le premier est député du Tarn, comme chacun sait, et chef de file de son parti, au moins sur le plan parlementaire. Le second n’est plus tout à fait un jeune homme. Fin 1913, au moment de l’incident, il a déjà trente-sept ans. Il n’est pas encore un élu de la République – il sera après la guerre maire et conseiller général de Boulogne-Billancourt, sénateur de la Seine et secrétaire, donc premier responsable, entre 1932 et 1940 du groupe socialiste au Sénat4Pascal Guillot, André Morizet. Un maire constructeur dans le Grand Paris, Grâne, Créaphis, 2013. Pascal Guillot est l’auteur d’une thèse d’histoire contemporaine, André Morizet (1876-1942), soutenue en 2004 sous la direction de Jacques Girault à l’université de Paris 13.. C’est un militant aguerri, ancien du groupe des Étudiants socialistes, ancien secrétaire-gérant de la revue Le Mouvement socialiste (1901-1907), régulièrement délégué aux congrès du parti, ancien membre de la CAP du Parti socialiste au titre des « insurrectionnels » (la tendance d’extrême gauche animée par Gustave Hervé) et, depuis 1907, rédacteur du quotidien après avoir été licencié du ministère de l’Intérieur par Clemenceau. Au printemps 1913, avec Charles Paix-Séailles, il conduit la relance du Courrier européen, un hebdomadaire socialisant assez blocard et de bonne tenue intellectuelle, ce qui confirme soit dit en passant son évolution et celle de son courant. C’est donc un rédacteur qui dispose de « ressources », dirait-on en langage sociologique, en tout cas qui fait preuve d’une autorité personnelle et politique lui permettant d’affronter les reproches de son directeur.

Jaurès ne conteste pas les opinions de son rédacteur, mais il n’esquive ni ne contourne le débat. Il assume clairement son rôle de directeur, prenant des mesures plus ou moins « disciplinaires » et disant ce qu’il attend de chaque collaboration. Nous le voyons demander la réunion du conseil d’administration, progressivement mis en place à partir de 1907, renouvelé au congrès de Saint-Quentin (16-19 avril 1911) et définitivement constitué le 23 juin 1912, après le congrès de Lyon (18-21 février 1912). C’est devant celui-ci qu’il entend faire valoir ses arguments. Comme l’indique Alexandre Courban dans son livre5Alexandre Courban, L’Humanité de Jean Jaurès à Marcel Cachin 1904-1939, op. cit., 2014., Jaurès entend résolument faire de L’Humanité le journal du mouvement socialiste dans son ensemble, y compris des syndicats et des coopératives, dans le respect de la diversité et de toutes les tendances. Pour autant, il n’abdique rien de la volonté de promouvoir ses analyses personnelles, mais il cherche à les insérer en effet dans un cadre collectif. Le conseil d’administration et de direction comprend dix-neuf administrateurs. Treize sont désignés par le parti : Max Braemer, Bracke (nom de plume et de militantisme d’Alexandre-Marie Desrousseaux), Adéodat Compère-Morel, Gustave Delory, Louis Dubreuilh, Pierre Georget La Chesnais, Philippe Landrieu, Joseph Lauche, Edgar Longuet, Marcel Mauss, Henri de La Porte, Pierre Renaudel, Lucien Voilin, avec comme suppléants Pierre Dormoy et Hubert Rouger pour le parti. Eugène Fiancette, Victor Renard et Auguste Cleuet représentent les syndicats, tandis que les coopératives ont choisi comme délégués Georges Boudios, Ernest Poisson et Louis Héliès. Le congrès de Brest (23-25 mars 1913), puis celui d’Amiens (25-28 janvier 1914) réélisent les mêmes membres en ce qui concerne le parti.

Sur quoi porte au juste le différend ? Il n’est pas si simple de répondre à cette question. Il s’agit des questions coloniales, propices on le sait aux arrangements et aux affaires les plus rémunératrices. L’une d’elles tient à l’aménagement de mines de fer à Ouenza, sur les hauts plateaux de l’est algérien, non loin de la frontière tunisienne. L’exploitation de ces gisements est envisagée depuis longtemps, plusieurs décennies en tout cas, mais la Société de l’Ouenza n’est constituée qu’en 1913. L’exploitation elle-même ne commence qu’après la Première Guerre mondiale, mais financiers, politiques et milieux coloniaux s’intéressent évidemment de très près à cette ressource en grand devenir compte tenu des besoins de la sidérurgie au XXe siècle. Plusieurs projets ont existé auparavant, comme le rappelle André Morizet, pour le gisement lui-même et pour son exploitation, notamment avec la construction des voies de chemins de fer nécessaires. L’article de Morizet qui a tant déplu à son directeur s’intitule « La résurrection de l’Ouenza » et il a paru en deux fois dans L’Humanité des 12 et 14 novembre 1913. Morizet y explique que les socialistes désirent la mise en valeur des ressources au profit de l’Algérie et de la France, mais en posant la question des bénéficiaires. Les socialistes privilégieraient la solution d’entreprises nationalisées et à défaut souhaiteraient « le système suédois » : participation de l’État aux bénéfices, mais aussi à la gestion des entreprises concessionnaires, ce que, selon lui, n’assure pas le nouveau projet. Morizet met d’abord en cause l’ancien projet, qui avait été préparé à l’initiative de Charles Jonnart, l’ancien gouverneur général (1900-1901 et 1903-1911)6Jean Vavasseur-Desperriers, République et Liberté. Charles Jonnart (1857-1927), une conscience républicaine, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1996, ne s’étend guère sur la politique algérienne proprement dite de Jonnart, mais indique que les chemins de fer projetés pour l’Ouenza ont joué un rôle dans son départ d’Alger.. Il émet ensuite de fortes critiques contre le nouveau projet qui ne réserve que 50% des bénéfices à l’Algérie (c’est-à-dire le gouvernement français, puisque l’Algérie fait partie intégrante de la République). Morizet estime cela insuffisant et demande un contrôle direct de l’État qui doit prendre sa part de la direction de l’entreprise. Il met en cause les sociétés intéressées, allemandes et françaises, qui associent des grands noms du capitalisme des deux pays : Schneider, Krupp, Motte, Mercier, Charles Roux, etc. Au passage, il demande l’application de la loi sur les accidents du travail (1898) à l’Algérie, ce qui n’était pas encore prévu donc à la veille de la guerre, situation qui devait perdurer7Alexis Spire, « La citoyenneté paradoxale des “Français musulmans d’Algérie” en métropole », Genèses, vol. 4, n° 53, 2003, pp. 48-68.. A priori, la lecture de cet article ne permet pas trop de voir ce qui a tant choqué Jaurès. On peut néanmoins se demander à la lecture des échanges conservés si le directeur était vraiment convaincu par toutes les attaques de son collaborateur. Peut-être envisageait-il la poursuite d’intrigues personnelles et parlementaires ? Jaurès le dit ailleurs : il n’attaque pas par insinuations, il n’utilise pas les ressources des incidents de séance, il agit frontalement et préfère le débat sur les principes plutôt que les mises en cause personnelles. Cela vaut aussi « en interne ». La missive de Morizet est assez rude et Jaurès l’a lue. Nous ignorons malheureusement la teneur de la réunion qui a suivi, mais nous pouvons constater que Morizet continue sa collaboration au journal et, dès le 20 novembre, on retrouve sa signature pour un article sur des « Victimes du comité des Houillères ». Il ne voit son activité au sein du parti nullement contrariée par la suite. C’est d’ailleurs à peu près à ce moment qu’il commence son implantation à Boulogne-Billancourt, se présentant aux élections législatives d’avril-mai 1914 dans cette circonscription, dont il ne sera jamais député, mais dont il deviendra un sénateur-maire et conseiller général emblématique.

En attendant, et pour revenir à novembre 1913, outre l’absence de mention de Thomson, à qui il est pourtant arrivé d’être critiqué dans L’Humanité (il a été ministre de Rouvier, Sarrien et Clemenceau entre 1905 et 1908), les reproches de Jaurès au regard d’autres articles parus dans son journal ne sont pas si évidents pour nous. S’agit-il des mises en cause personnelles ou de la proposition d’associer l’État à la gestion de l’affaire, le fameux « exemple suédois » que préconise Morizet ? Peut-être Jaurès doutait-il même du caractère entièrement désintéressé de la charge de son journaliste ? Pourraient aller dans ce sens l’allusion à La Libre Parole de Drumont8Édouard Drumont (1844-1917), polémiste nationaliste et antisémite à succès, député d’Alger de 1898 à 1902, fondateur (1892) et directeur du quotidien antisémite La Libre Parole qu’il vient au demeurant de vendre (1910) mais qui reste dans le giron conservateur. Cf. notamment Grégoire Kauffmann, Édouard Drumont, Paris, Perrin, 2008 et Gérard Noiriel, Le venin dans la plume. Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République, Paris, La Découverte, 2019. comme élément de contre-référence, la présence du terme « calomnie » dans ses notes et l’indication des « draps d’Elbeuf » qui peuvent renvoyer à une triste affaire, parfois évoquée par André Maurois ou Jean-Richard Bloch ? Le député républicain-socialiste Charles Mouchel s’était en effet suicidé le 22 octobre 1911, après avoir été mis en cause dans la débâcle financière de sa gestion municipale. L’élu elbeuvien avait cherché à municipaliser trop hâtivement les services municipaux9Voir les articles de Pierre Largesse et Florent Godguin sur le sujet, notamment dans Le fil rouge, journal de l’Institut d’histoire sociale CGT de Seine-Maritime.. Renseigné par Ernest Poisson, militant coopérateur et administrateur de L’Humanité qui cherchait à s’implanter électoralement à Elbeuf, Jaurès connaissait bien le contexte local. En allait-il de même pour le Constantinois ? Nous sommes réduits ici à des suppositions, très hypothétiques. Les documents présentés et la lecture difficile des notes en vue de l’intervention de Jaurès ne permettent guère d’aller au-delà de quelques questions générales. La consistance du dossier de l’Ouenza reste à déterminer. L’historien Jean-Marie Moine10Jean-Marie Moine, « La sidérurgie, le Comité des forges et l’empire colonial. Mythes et réalités », dans Hubert Bonin, Catherine Hodeir et Jean-François Klein (dir.), L’esprit économique impérial (1830-1970). Groupes de pression et réseaux du patronat colonial en France et dans l’empire, Paris, Publications de la Société française d’histoire d’Outre-Mer, 2008. a tenté de faire le point sur les mythes et réalités de la mise en cause récurrente du Comité des forges par les journalistes et militants de l’extrême gauche révolutionnaire, de Francis Delaisi à Alphonse Merrheim.

Mais au-delà ? Il est plus facile de comprendre la politique journalistique de Jaurès, maintes fois exposée et finalement mise en œuvre par lui-même, que sa politique coloniale. Certes, il combat les perspectives de conquête au Maroc, le traité de protectorat et, en Algérie comme ailleurs, il réclame des mesures de justice et prend la défense des droits des « indigènes », comme on disait alors. Mais quel contenu concret aurait eu une politique algérienne des socialistes ? Que pensaient-ils du développement économique du pays et de la coopération franco-allemande11Rappelons les travaux classiques de Raymond Poidevin, Les Relations économiques et financières entre la France et l’Allemagne de 1898 à 1914, Paris, Armand Colin, 1969. ? En dehors des positions de principe, l’affaire du « Maroc socialiste » (colonisation de la vallée du Sebou par des colons socialistes proposée par Lucien Deslinières et les guesdistes, projet mis en échec par Jaurès et Vaillant) a montré l’année précédant cet incident l’étendue des ambiguïtés possibles sur les questions coloniales parmi les socialistes12Madeleine Rebérioux et Georges Haupt, L’Internationale et l’Orient, Paris, Cujas, 1967 avaient posé les premiers éléments d’une recherche poursuivie depuis par Gilles Manceron, Jean-Numa Ducange et Marion Fontaine notamment dans leurs travaux respectifs. Voir, édité par les deux derniers collègues cités, l’édition du Pluralisme culturel, tome 17 des Œuvres de Jean Jaurès, Paris, Fayard, 2014.. Aussi, nous aimerions savoir comment Jaurès envisageait la mise en valeur de l’Algérie. Quels étaient ses moyens d’information ? Au passage, quelle était son appréciation exacte de la personnalité et du rôle de Gaston Thomson, éternel député du Constantinois (cinquante-cinq ans de mandat ininterrompu, un record absolu !), passé de Gambetta et Ferry à Clemenceau, Viviani et Briand en passant par Rouvier ? Nous aimerions le savoir et nous n’avons ici que des premiers indices, qui aiguisent notre appétit et appellent à de nouvelles recherches13Avec par exemple Quentin Gasteuil qui vient de soutenir une thèse d’histoire intitulée Socialistes français et travaillistes britanniques face aux questions coloniales durant l’entre-deux-guerres (1919-1939) : une étude comparée sous la direction d’Olivier Wieviorka à l’ENS Paris-Saclay.. Espérons que cette publication contribuera à les susciter et à les nourrir !

Coll. Fondation Jean-Jaurès.

La lettre d’André Morizet

Paris, le 15 novembre 191314Papier à en-tête de L’Humanité, journal socialiste quotidien, six pages, 142 rue Montmartre, Paris. Téléphone Gutenberg 02-57 et 02-69.

9 heures du soir

Mon cher Renaudel

Les paroles de Jaurès que tu m’as répétées tout à l’heure m’ont tellement stupéfié que je me demande encore si tu ne t’es pas aimablement payé ma tête.

« Morizet veut me jouer un tour. Me prend-il pour un imbécile ? »

Si Jaurès peut supposer de pareilles choses, ce n’est pas flatteur pour lui. Je crois plutôt qu’il s’est laissé aller à l’aversion que je lui inspire et qu’il ne se donne guère la peine de dissimuler. Depuis quelques mois surtout, elle prend des proportions de plus en plus grandes, si j’en juge par la scène grossière qu’il m’a faite un jour sans aucune espèce de raison rue de Bourgogne devant toi et devant Landrieu15Philippe Landrieu (1873-1926), préparateur au Collège de France, militant socialiste et coopérateur, administrateur de L’Humanité., si j’en juge aussi par le nombre croissant de mes papiers refusés ou ajournés par lui.

Que nous ne sympathisions pas beaucoup, Jaurès et moi, c’est possible ; c’est affaire de tempérament. Mais j’ai conscience quant à moi d’avoir toujours été parfaitement correct vis-à-vis de lui, même quand il oubliait de l’être vis-à-vis de moi. J’ai depuis plusieurs années scrupuleusement obéi à la règle plutôt blessante qu’il a établie pour moi seul à L’Humanité de ne jamais remettre un papier aux secrétaires sans qu’il ait passé à la visite.

Sa plaisanterie d’aujourd’hui dépasse les bornes. Il m’a interdit de parler de Thomson16Gaston Thomson (1848-1932) est élu sans discontinuer député de 1877 à 1932 par l’une ou l’autre des circonscriptions du département de Constantine. D’abord rattaché au groupe de l’Union républicaine et proche de Gambetta, il appartient alors à la Gauche démocratique de la Chambre (à ne pas confondre avec son homonyme du Sénat). Le groupe de la Chambre est issu d’une scission en 1905 de l’Union démocratique qui rassemblait des modérés favorables à la politique laïque et à aux alliances de l’ancien Bloc des gauches. La Gauche démocratique de la Chambre se retrouve ainsi proche de l’aile avancée du radicalisme. Ancien ministre de la Marine (1905-1908), futur ministre du Commerce, de l’Industrie et des PTT (1914-1915), Gaston Thomson est une personnalité républicaine, connu pour ses amitiés diverses (Gambetta, Ferry, Waldeck-Rousseau…), attaché aux intérêts coloniaux et à la laïcité de la République. Ses relations amicales avec Jaurès sont fréquemment signalées, mais sans plus de précisions. en m’interdisant de dire de lui ce que j’en pense, ce que tout le monde en pense. Il m’avait de même interdit précédemment de parler de Bérenger17René Bérenger (1830-1915), sénateur inamovible depuis 1875, ancien député à l’Assemblée nationale, éphémère ministre en 1873, réformateur du Code pénal (introduction du sursis et de la liberté conditionnelle), membre de l’Académie des sciences morales et politiques, connu aussi pour ses combats moralisateurs et souvent moqué comme « père la pudeur » ou censeur. et je n’en ai plus jamais parlé. Comment peut-il m’accuser aujourd’hui de lui jouer un tour en passant Thomson sous silence ? Attend-il de moi que je parle en bons termes de ce gredin ? Et faudrait-il un de ces jours aussi que je discute gravement les « idées » du distingué sénateur Bérenger ?

Non. Puisque tu m’as dit tout à l’heure que tu téléphonerais de nouveau demain à Jaurès au sujet de mon papier de ce soir, tu peux lui dire que je suis las de ces brimades répétées. Car ce sont des brimades, rien d’autre.

Si Jaurès ne peut plus supporter ma présence à L’Humanité, ou le genre d’article que j’ai l’habitude d’y faire – c’est tout un – qu’il ait la franchise de le dire. Quant à moi, je suis incapable d’accepter la façon dont il me traite et la situation qu’il me fait.

Cordialement à toi,

André Morizet

La réponse de Jaurès

Coll. Fondation Jean-Jaurès

Mon cher Renaudel

J’ai lu la lettre que vous a adressée Morizet. Je vous prie de convoquer le conseil d’administration et de direction. Je veux lui dire en présence de Morizet quels sont mes griefs, quelles sont mes objections contre sa méthode de travail et contre l’idée qu’il se fait du journalisme de combat. Je veux lui dire aussi ce que j’attends, pour l’avenir, de la collaboration de Morizet.

Veuillez prévenir celui-ci en lui communiquant ma lettre : et inscrire dans la convocation ces mots : communication du directeur politique au sujet d’un incident de rédaction.

Bien à vous,

Jaurès

Notes de Jaurès

Coll. Fondation Jean-Jaurès

Aff. Morizet18Titre indiqué au crayon bleu. Papier à en-tête de L’Humanité, journal socialiste quotidien, six pages, 142 rue Montmartre, Paris. Téléphone Gutenberg 02-57 et 02-69. Il s’agit très probablement des notes prises par Jaurès en vue de son intervention devant le conseil d’administration et de direction.

les violences de mots

la confusion (requins [quatre mots illisibles])

l’arbitraire Berteaux Caillaux

pas de calomnie, pas Libre Parole :

Thomson [deux mots illisibles]

élargir la rubrique Le Temps et l’Algérie [?]

Aucun commandé

[deux mots illisibles] Drap d’Elbeuf ; [cinq mots illisibles]

[mot illisible]

A M. Thomson, député de la nuance Caillaux [?]

et l’élu de l’arrondissement de Bône

  • 1
    Victor Snell, « Jaurès à son journal », Floréal, 31 juillet 1920.
  • 2
    Alexandre Courban, L’Humanité de Jean Jaurès à Marcel Cachin 1904-1939, Ivry, Les éditions de l’Atelier, 2014.
  • 3
    Lors du lancement de sa formule à six pages (au lieu de quatre), le journal a donné la liste des 34 rédacteurs, dont André Morizet aux informations générales, qui composent sa rédaction. Il existe bien entendu un certain nombre de chroniqueurs et collaborateurs occasionnels, voir L’Humanité, 20 janvier 1913.
  • 4
    Pascal Guillot, André Morizet. Un maire constructeur dans le Grand Paris, Grâne, Créaphis, 2013. Pascal Guillot est l’auteur d’une thèse d’histoire contemporaine, André Morizet (1876-1942), soutenue en 2004 sous la direction de Jacques Girault à l’université de Paris 13.
  • 5
    Alexandre Courban, L’Humanité de Jean Jaurès à Marcel Cachin 1904-1939, op. cit., 2014.
  • 6
    Jean Vavasseur-Desperriers, République et Liberté. Charles Jonnart (1857-1927), une conscience républicaine, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1996, ne s’étend guère sur la politique algérienne proprement dite de Jonnart, mais indique que les chemins de fer projetés pour l’Ouenza ont joué un rôle dans son départ d’Alger.
  • 7
    Alexis Spire, « La citoyenneté paradoxale des “Français musulmans d’Algérie” en métropole », Genèses, vol. 4, n° 53, 2003, pp. 48-68.
  • 8
    Édouard Drumont (1844-1917), polémiste nationaliste et antisémite à succès, député d’Alger de 1898 à 1902, fondateur (1892) et directeur du quotidien antisémite La Libre Parole qu’il vient au demeurant de vendre (1910) mais qui reste dans le giron conservateur. Cf. notamment Grégoire Kauffmann, Édouard Drumont, Paris, Perrin, 2008 et Gérard Noiriel, Le venin dans la plume. Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République, Paris, La Découverte, 2019.
  • 9
    Voir les articles de Pierre Largesse et Florent Godguin sur le sujet, notamment dans Le fil rouge, journal de l’Institut d’histoire sociale CGT de Seine-Maritime.
  • 10
    Jean-Marie Moine, « La sidérurgie, le Comité des forges et l’empire colonial. Mythes et réalités », dans Hubert Bonin, Catherine Hodeir et Jean-François Klein (dir.), L’esprit économique impérial (1830-1970). Groupes de pression et réseaux du patronat colonial en France et dans l’empire, Paris, Publications de la Société française d’histoire d’Outre-Mer, 2008.
  • 11
    Rappelons les travaux classiques de Raymond Poidevin, Les Relations économiques et financières entre la France et l’Allemagne de 1898 à 1914, Paris, Armand Colin, 1969.
  • 12
    Madeleine Rebérioux et Georges Haupt, L’Internationale et l’Orient, Paris, Cujas, 1967 avaient posé les premiers éléments d’une recherche poursuivie depuis par Gilles Manceron, Jean-Numa Ducange et Marion Fontaine notamment dans leurs travaux respectifs. Voir, édité par les deux derniers collègues cités, l’édition du Pluralisme culturel, tome 17 des Œuvres de Jean Jaurès, Paris, Fayard, 2014.
  • 13
    Avec par exemple Quentin Gasteuil qui vient de soutenir une thèse d’histoire intitulée Socialistes français et travaillistes britanniques face aux questions coloniales durant l’entre-deux-guerres (1919-1939) : une étude comparée sous la direction d’Olivier Wieviorka à l’ENS Paris-Saclay.
  • 14
    Papier à en-tête de L’Humanité, journal socialiste quotidien, six pages, 142 rue Montmartre, Paris. Téléphone Gutenberg 02-57 et 02-69.
  • 15
    Philippe Landrieu (1873-1926), préparateur au Collège de France, militant socialiste et coopérateur, administrateur de L’Humanité.
  • 16
    Gaston Thomson (1848-1932) est élu sans discontinuer député de 1877 à 1932 par l’une ou l’autre des circonscriptions du département de Constantine. D’abord rattaché au groupe de l’Union républicaine et proche de Gambetta, il appartient alors à la Gauche démocratique de la Chambre (à ne pas confondre avec son homonyme du Sénat). Le groupe de la Chambre est issu d’une scission en 1905 de l’Union démocratique qui rassemblait des modérés favorables à la politique laïque et à aux alliances de l’ancien Bloc des gauches. La Gauche démocratique de la Chambre se retrouve ainsi proche de l’aile avancée du radicalisme. Ancien ministre de la Marine (1905-1908), futur ministre du Commerce, de l’Industrie et des PTT (1914-1915), Gaston Thomson est une personnalité républicaine, connu pour ses amitiés diverses (Gambetta, Ferry, Waldeck-Rousseau…), attaché aux intérêts coloniaux et à la laïcité de la République. Ses relations amicales avec Jaurès sont fréquemment signalées, mais sans plus de précisions.
  • 17
    René Bérenger (1830-1915), sénateur inamovible depuis 1875, ancien député à l’Assemblée nationale, éphémère ministre en 1873, réformateur du Code pénal (introduction du sursis et de la liberté conditionnelle), membre de l’Académie des sciences morales et politiques, connu aussi pour ses combats moralisateurs et souvent moqué comme « père la pudeur » ou censeur.
  • 18
    Titre indiqué au crayon bleu. Papier à en-tête de L’Humanité, journal socialiste quotidien, six pages, 142 rue Montmartre, Paris. Téléphone Gutenberg 02-57 et 02-69. Il s’agit très probablement des notes prises par Jaurès en vue de son intervention devant le conseil d’administration et de direction.

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