L’accès aux soins des étrangers en situation irrégulière en France. Une analyse critique des projets de réforme de l’aide médicale de l’État

Lors du débat sur la loi immigration votée en décembre 2023, la question de l’Aide médicale de l’État pour les étrangers en situation irrégulière a été régulièrement soulevée. Pourtant, Jean-Marie André, économiste à l’École des hautes études en santé publique (CNRS UMR 6051 ARENES) démontre qu’elle représente un montant modeste par rapport à la dépense de santé couverte par la Sécurité sociale, surtout au regard des multiples risques que sa suppression feraient courir. Des pistes d’amélioration sont toutefois envisageables.

Retour sur l’histoire de l’AME

Le droit universel aux soins est un droit établi de longue date par les normes juridiques internationales. En 1946, la Constitution de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dispose que la santé « constitue l’un des droits fondamentaux de tout être humain, quelles que soient sa race, sa religion, ses opinions politiques, sa condition économique ou sociale ». En 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme dans son article 25, alinéa 1, précise que « toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille […] elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté ».

Cette même année la France reconnaît également ce droit à travers le 11e alinéa du préambule de la Constitution : « La nation garantit à tous et notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé ». Force est de reconnaître que ces grands principes humanistes ne se traduisent pas véritablement dans les faits, et que certains acquis historiques sont aujourd’hui très fortement remis en cause.

En France, les étrangers sans papiers sont exclus du droit commun défini par la protection universelle maladie (PUMA) et font l’objet d’un dispositif spécifique, l’aide médicale de l’État (AME). Appliquée depuis 2000, cette aide a toujours donné lieu à de vives critiques et, disons-le, des fantasmes, même si elle présente un certain nombre de restrictions vis-à-vis des droits et de l’accès effectif aux soins par rapport à ce qui est accordé aux assurés sociaux.

Ces attaques s’appuient sur des arguments bien connus, qui convoquent tout à la fois le caractère infondé d’une prise en charge qui inclut certains soins jugés « de confort », la non-maîtrise de la dépense et son coût pour la collectivité, la légitimité d’une prestation qui s’adresse à des populations qui ne respectent pas les conditions requises pour séjourner sur le territoire français et qui, facteur aggravant, ne contribuent pas à son financement.

À tout cela s’ajoute la suspicion de venir profiter d’un système social favorable en usant parfois de la fraude.

Ces critiques ont donné lieu au fil du temps à divers aménagements destinés à durcir les conditions d’accueil comme, en 2011, le paiement d’un forfait annuel de 30 euros pour les personnes majeures (supprimé à l’été 2012) et, en 2020, la création d’un délai de prise en charge de neuf mois pour certains soins et traitements non urgents. Les crispations politiques ont atteint un degré supplémentaire ces derniers mois à l’occasion des débats parlementaires liés à la préparation de la loi « contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » votée le 19 décembre 2023.

Ces débats ont donné lieu à des propositions visant la suppression de cette prestation et son remplacement par une aide médicale d’urgence (AMU), destinée à couvrir uniquement les maladies graves, les douleurs aiguës et certains soins complémentaires comme le suivi des grossesses.

L’AME étant supposée créer un « appel d’air » favorable à l’entrée irrégulière sur le sol français, cette transformation est apparue aux yeux de ses défenseurs comme très cohérente vis-à-vis de l’objectif de contrôle de l’immigration prévu dans la loi. L’amendement rédigé dans ce sens a recueilli une large majorité au Sénat le 7 novembre 2023, avec 200 voix pour et 136 contre. Finalement, la suppression de cette aide n’a pas été retenue dans le texte final, mais la Première ministre s’est engagée auprès du président du Sénat à relancer, début 2024, la réflexion sur l’évolution de la prestation.

Le dossier n’est donc pas clos, et deux options restent ouvertes à court ou moyen terme pour cette réforme : l’évolution vers une aide médicale d’urgence, comme cela vient d’être précisé, ou l’adaptation de l’AME actuelle, qui pourrait s’appuyer sur certaines préconisations formulées par Claude Evin et Patrick Stéfanini dans un rapport remis en décembre 2023 à la demande du gouvernement. Précisons dès à présent que ce rapport n’apparaît pas favorable à l’AMU et plaide pour des évolutions destinées à renforcer la confiance dans le fonctionnement de l’AME et l’efficience des soins1Claude Evin et Patrick Stefanini, Rapport sur l’aide médicale de l’État, décembre 2023. Un certain nombre de données quantitatives présentes dans ce texte sont issues de ce rapport..

Dans ce contexte, il apparaît intéressant de faire le point :

  • sur les grandes caractéristiques de l’AME telle qu’elle fonctionne actuellement,
  • sur la population concernée,
  • sur son coût pour la collectivité,
  • et sur les effets produits.

Ces éléments permettent de poser un certain nombre d’interrogations sur la validité des critiques exprimées, d’interroger la pertinence des réformes envisagées, mais aussi d’explorer une autre voie possible qui, certes, n’entre pas dans l’agenda politique actuel, mais qui apparaît mieux en écho avec le principe constitutionnel d’égalité d’accès à la protection sociale. 

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Les chiffres de l’AME

L’AME s’insère dans l’effort national de protection sociale qui représente, en 2022 et pour l’ensemble des six grands risques couverts, 34,2% du PIB2Les comptes nationaux de la protection sociale englobent les risques santé, vieillesse, famille, emploi, logement et exclusion-pauvreté.. La France se situe au premier rang des pays de l’Union européenne pour cet indicateur et au cinquième rang si l’on considère le montant des prestations en euros par habitant en parité de pouvoir d’achat. Dans cet ensemble, la part consacrée à la santé représente 37,4%. 

Pour ce qui concerne plus précisément la consommation de soins et biens médicaux (CSBM), qui s’élève à 235,8 milliards d’euros en 2022, l’intervention publique prend en charge 80,2% de la dépense. L’assurance maladie obligatoire constitue l’acteur majeur de ce financement. Les dépenses liées à ses affiliés représentent en effet 78,2%. Les 2% restants correspondent pour l’essentiel à des prestations de redistribution verticale, c’est-à-dire des prestations qui donnent lieu à des transferts qui s’opèrent des catégories les plus aisées vers les plus pauvres. Elles se composent de la complémentaire santé solidaire (CSS, mise en place en 2019 en remplacement de la CMU) et de l’AME.

Cette dernière, comme son nom le laisse entendre, fait l’objet d’un financement par l’État et non par la Sécurité sociale, qui en assure cependant la gestion. En 2022, ces deux prestations représentaient respectivement 1,7% et 0,5% de l’intervention publique. En valeur, la dépense occasionnée par l’AME s’élevait à 968 millions d’euros.

L’AME est entrée en vigueur au début de l’année 2000, dans le cadre de la politique de lutte contre les exclusions. Elle concerne les personnes étrangères en situation irrégulière présentes sur le sol français depuis plus de trois mois et qui peuvent apporter la preuve d’une domiciliation. En 2024, les ressources doivent être inférieures à 9 718 euros par an pour une personne seule. Ce plafond est identique à celui de la complémentaire santé solidaire non contributive (CSS-NC). Les personnes à charge peuvent également bénéficier de l’AME (conjoint et enfants), de même que les enfants de moins de 18 ans dont les parents sont en situation irrégulière et non éligibles à la prestation.

Un autre dispositif existait avant 1993 : l’aide médicale départementale. Cette prestation visait à fournir, sous conditions de revenu, une couverture sociale à toute la population en situation de pauvreté. Il est important de noter que la régularité du séjour n’était pas une condition exigée jusqu’à cette date. C’est la loi du 24 août 1993, dite « loi Pasqua », relative à la maîtrise de l’immigration, qui a créé une distinction entre d’un côté les étrangers en situation régulière, qui pouvaient continuer de bénéficier de l’aide médicale au même titre que la population nationale, et de l’autre les étrangers sans titre de séjour, qui ne pouvaient recevoir cette aide qu’à la condition d’être présents sur le territoire depuis au moins trois ans. La mise en place du nouveau dispositif a ainsi privé un certain nombre d’étrangers d’une couverture santé durant quelques années.

L’instauration de la couverture maladie universelle (CMU) en 1999, dans la ligne de la réforme de 1993, a exclu les personnes en situation irrégulière de la nouvelle prestation. C’est à partir du 1er janvier 2000, avec la mise en place de l’AME, qu’elles ont été isolées dans un cadre spécifique de protection sociale.

L’AME prend en charge à 100% les soins médicaux liés à la maladie et à la maternité, dans les limites tarifaires dites « de responsabilité » retenues par la Sécurité sociale. Il n’y a aucune avance de frais. Certaines prestations sont cependant exclues du panier de biens et services qui prévaut pour le régime commun : les cures thermales, la procréation médicalement assistée et certains médicaments à faible service médical rendu, ordinairement remboursés à 15%.

De plus, et ceci est un point important, à la différence de la CSS, il n’existe pas de forfaits supplémentaires pour l’optique et le dentaire, de sorte que la prise en charge réelle est très faible pour ces dépenses : pour une monture de lunettes pour les plus de 18 ans, le montant est par exemple limité à 2,84 euros.

Tous les professionnels de santé sont dans l’obligation d’accueillir les bénéficiaires de l’AME. Les droits sont ouverts pour une durée d’un an renouvelable et, depuis 2020, certains soins non urgents font l’objet d’un délai de carence de neuf mois. Enfin, le dispositif du médecin traitant ne s’applique pas, et les bénéficiaires ne sont pas concernés par les campagnes nationales de dépistage des maladies.

Pour les étrangers en situation irrégulière qui n’ont pas déposé de demande, ou qui ne justifient pas de la durée de séjour minimale, ou dont le dossier a été refusé, il existe un dispositif dérogatoire destiné, dans l’environnement hospitalier, à la prise en charge des soins urgents, c’est-à-dire ceux dont l’absence mettrait en jeu le pronostic vital ou pourrait conduire à une altération grave et durable de l’état de santé de la personne ou d’un enfant à naître. Les soins qui sont destinés à éviter la propagation d’une maladie (comme la tuberculose), les interruptions de grossesse et les soins aux mineurs sont également concernés. En 2022, ces soins urgents représentaient 9% des sommes consacrées à l’AME.

Enfin, de façon plus marginale, pour les personnes étrangères ne résidant pas en France mais présentes sur le sol national depuis moins de trois mois qui ont des besoins de soins qui ne peuvent pas être donnés dans leur pays d’origine, il existe une AME à titre humanitaire (AMEH) dont l’instruction relève du ministère de la Santé, et non de la Sécurité sociale. Peu de dossiers sont acceptés chaque année et la dépense est de l’ordre de 0,5 million d’euros.

Les chiffres du non-recours à l’AME

Le rapport Evin-Stefanini présente un certain nombre de données très actualisées sur les populations concernées par l’AME. On compte 423 000 bénéficiaires fin 2023, et il apparaît que les effectifs ont augmenté de 39% entre fin 2015 et mi 2023. Mais il faut noter qu’environ 25% des bénéficiaires sont des mineurs de nationalité étrangère qui ne sont donc pas juridiquement des étrangers en situation irrégulière. Si l’on prend seulement en compte les bénéficiaires sans titre de séjour, la progression sur la même période s’établit à 30%.

La répartition n’est pas uniforme sur le territoire, et il existe une forte concentration dans les régions les plus urbanisées. L’Île-de-France, les départements du Nord, du Rhône, des Bouches-du-Rhône et des Alpes-Maritimes rassemblent ainsi 55% des bénéficiaires de la métropole. De leur côté, les régions de l’Outre-mer regroupent 10,5% des bénéficiaires, dont 9% pour la seule Guyane qui, en raison de ses frontières terrestres avec le Brésil et le Surinam, accueille une proportion plus importante d’étrangers sans titre de séjour.

Il est par définition difficile d’évaluer le nombre d’étrangers en situation irrégulière, et plus précisément le nombre de personnes éligibles à l’AME. Mais il apparaît néanmoins qu’à l’instar d’autres prestations sociales de redistribution verticale, le non-recours est très significatif.

Une étude de l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (IRDES) de 2019, basée sur un panel observé à Paris et dans l’agglomération bordelaise, faisait état d’un taux de non recours de 49%3IRDES, « Le recours à l’Aide médicale de l’État des personnes en situation irrégulière en France : premiers enseignements de l’enquête Premiers pas », Questions d’économie de la santé, n°45, novembre 2019.. Cette proportion est considérée comme crédible pour l’ensemble de la population concernée présente sur le sol national, sachant que certains centres de santé, comme les centres d’accueil de soins et d’orientation (CASO) de l’association Médecins du monde, qui reçoivent des populations particulièrement démunies, relèvent un taux de non-recours beaucoup plus important, de l’ordre de 85%.

Selon les analyses réalisées auprès des patients par diverses structures impliquées sur ces questions, ce phénomène s’explique par plusieurs facteurs : le fait que la santé n’est pas considérée comme une préoccupation principale par les personnes en grande précarité par rapport à d’autres besoins comme le logement ou l’alimentation, la méconnaissance du dispositif liée aux situations d’isolement social, la complexité administrative, qui impose la présentation de documents parfois difficiles à établir (notamment la justification d’une domiciliation), les difficultés linguistiques, qui limitent la possibilité d’échanges efficaces avec l’administration et les personnes ressources, et la crainte de l’interpellation, qui crée une hésitation à entreprendre des démarches.

À ce tableau, il faut encore ajouter le fait que l’accès plus ou moins rapide à la prestation est dépendant des pratiques des services chargés de l’instruction des demandes au sein des CPAM. Ces derniers doivent réaliser un certain nombre d’opérations de contrôle, certes légitimes, mais qui peuvent favoriser les retards dans la prise en charge, comme l’a montré Céline Gabarro à partir d’une enquête de terrain approfondie menée dans plusieurs centres de traitement4Céline Gabarro, « Les demandeurs de l’aide médicale de l’État pris entre productivisme et gestion spécifique », Revue européenne des migrations internationales, vol. 28, n°2, 2012, pp. 35-56..

La dépense globale de l’AME est passée de 580 à 968 millions d’euros entre 2010 et 2022. Même si elle reste très modique par rapport à la dépense d’assurance maladie obligatoire, cette dépense reste politiquement très sensible, et les rédacteurs d’un rapport IGF-IGAS ont pu relever en 2019 que l’AME est volontiers décrite par les associations comme « le milliard le plus scruté de la dépense publique5IGF-IGAS, L’aide médicale d’État : diagnostic et propositions, 2019. ».

Cela dit, la croissance observée est largement corrélée à la progression du nombre de bénéficiaires, et non à celle de la dépense individuelle. Ainsi, sur cette période 2010-2022, la dépense a augmenté de 67% mais, dans le même temps, 76% de personnes supplémentaires ont eu accès à cette aide. La baisse de la dépense individuelle, malgré l’évolution du coût des soins, s’explique notamment par la réduction de la part de la dépense hospitalière (hors soins externes), passée 68% à 60,7% sur la période. 

Compte tenu de la lourdeur des problèmes de santé rencontrés, la part de cette dépense dans le montant total du budget consacré à l’AME reste cependant supérieure à celle observée pour l’assurance maladie obligatoire (56,7%), mais cette différence n’apparaît finalement pas très importante. Notons enfin une progression marquée de la dépense en soins urgents ces dernières années (+43,6% entre 2019 et 2022) mais, comme nous l’avons dit, ces soins représentent moins de 10% de la dépense.

La fraude à l’AME reste limitée

La fraude fait partie des maux couramment attribués à l’AME. Les travaux menés sur le sujet relèvent quatre éléments qui peuvent y contribuer dans certains cas : la déclaration d’identité, la déclaration de résidence, la date d’entrée sur le territoire et la déclaration de ressources. Les données disponibles montrent cependant que, depuis plusieurs années, la fraude à l’AME reste limitée.

Le Sénat, peu suspect de complaisance avec les fraudeurs, indique dans son rapport sur le projet de loi de finances pour 2024, enregistré le 23 novembre 2023, que même après la mise en œuvre d’une partie des recommandations de vérification formulées dans le rapport IGF-IGAS cité plus haut, les fraudes détectées correspondent à des montants « assez modestes », soit 0,5 million d’euros en 2020 et 0,9 million en 2022. Elles ne constituent donc pas une explication crédible à l’augmentation des dépenses.

En outre, comme l’indique le rapport Evin-Stefanini, les contrôles opérés n’indiquent pas un taux de malversations supérieur chez les bénéficiaires de l’AME par rapport à ce qui est enregistré pour le régime général, à propos duquel on note un objectif de 500 millions d’euros à détecter et à stopper pour l’année 20246CNAM, Lutte contre les fraudes : bilan à mi-année et résultats de nouvelles évaluations, octobre 2023. Les données présentées n’intègrent pas les fraudes aux prélèvements sociaux..

Ces éléments étant précisés, il reste que la confiance vis-à-vis du dispositif est un enjeu très important pour son acceptabilité sociale. Le rapport présenté en décembre 2023, tout en notant la bonne qualité générale des contrôles réalisés, fait un certain nombre de propositions pour les compléter ou les renforcer. Parmi ces recommandations, citons la nécessité d’une présence physique pour toute demande, la réalisation d’analyses mieux ciblées sur les gros consommateurs, et la possibilité de faire des recherches d’identité plus poussées.

L’AME n’apparaît pas comme un facteur d’attractivité pour les candidats à l’immigration

Parallèlement à ses objectifs humanitaires, régulièrement rappelés, l’AME répond à une ambition de protection de la santé des individus et, plus largement, de la population. De ce point de vue, le premier bénéfice qu’elle produit est d’ouvrir une possibilité d’accès aux soins à plus de 460 000 personnes qui présentent globalement un état de santé caractérisé par ce qu’on appelle le gradient social.

Ce dernier exprime l’idée que, même si tout un chacun est potentiellement concerné par la maladie, il existe une relation entre la situation socio-économique des individus et leur état de santé. Elle s’établit selon un continuum, qui fait que plus un individu se trouve dans une situation difficile de ce point de vue, plus sa santé a tendance à se trouver dégradée.

Ainsi, malgré leur bon capital santé de départ en général, les traumatismes vécus par les migrants lors de leur parcours, souvent long et douloureux sur le plan physique et psychologique, entraînent une forte dégradation de leur état de santé. Le healthy migrant effect, mis en avant il y a quelques années pour rendre compte du fait que les migrants qui arrivent sur le territoire national sont en moyenne en meilleure santé que la population native, est moins vrai aujourd’hui étant donné la rudesse des nouveaux parcours.

Une fois arrivés dans le pays destinataire, les migrants subissent des conditions d’accueil qui ne contribuent pas à soulager ces maux. Au contraire, elles ont tendance à les accentuer en raison des divers obstacles à surmonter pour trouver un toit, pour accéder à un travail, pour éviter les discriminations, etc. Les femmes apparaissent particulièrement touchées par ces difficultés, lesquelles peuvent aussi concerner les personnes qui disposent d’un titre de séjour, comme le montrent les comptes rendus d’activité des CASO de Médecins du monde.

Dans ce contexte, on comprend facilement que, contrairement à ce qui est mis en avant dans les arguments qui plaident pour un durcissement des conditions d’éligibilité aux prestations, les motivations médicales restent extrêmement marginales dans la décision de migration.

Les diverses études menées sur le sujet s’accordent pour mettre au premier plan d’autres raisons beaucoup plus convaincantes comme l’espoir d’échapper à l’insécurité et aux conflits armés, la volonté d’accéder à une situation économique plus favorable, la possibilité de compléter sa formation ou encore le souhait de se rapprocher de sa famille ou de ses proches. Le rapport Evin-Stefanini souligne ainsi que l’AME n’apparaît pas comme un facteur d’attractivité pour les candidats à l’immigration.  

Les séquelles des parcours passés et les conditions de vie des migrants dans le pays d’accueil se traduisent par des besoins de santé souvent importants, dont l’AME permet d’assurer la prise en charge.

L’AME permet une prise en charge globale des besoins de santé plutôt satisfaisante

Comme nous l’avons souligné, la part hospitalière dans les dépenses tend à diminuer sensiblement au cours des dernières années, et la médecine de ville prend une place plus importante, à la fois pour les consultations médicales, pour les interventions dentaires et pour les actes des auxiliaires médicaux.

Sur ce sujet, une étude de l’IRDES, publiée en août 2023, met en évidence que les étrangers en situation irrégulière qui bénéficient de l’AME sollicitent davantage les cabinets médicaux et les centres de santé comme points d’entrée dans le système de soins, et ce d’autant plus que le soutien permis par l’AME est ancien7IRDES, « Accès aux soins et lieux de soins usuels des personnes sans titre de séjour couvertes par l’aide médicale de l’État », Questions d’économie de la santé, n°280, juillet–août 2023.. Il est reconnu que l’utilisation de ces lieux dédiés aux soins primaires permettent une meilleure intégration dans les parcours de soins, concourent à un suivi plus régulier et limitent l’aggravation des troubles. Les personnes non couvertes utilisent davantage les services des permanences d’accès aux soins (PASS), les urgences ou les services des associations, qui offrent des services indispensables mais plus ponctuels.

Une autre étude publiée en décembre 2023 par le même institut compare les dépenses ambulatoires des personnes consommant des soins entre les bénéficiaires de l’AME et les bénéficiaires de la CSS-NC8IRDES, Des assurés comme les autres. Une analyse des consommations de soins de ville des personnes couvertes par l’Aide médicale de l’État, n°284, décembre 2023.. Il s’agit en effet de deux populations qui autorisent cette mise en parallèle car, à l’exception du dentaire et de l’optique, elles bénéficient du même panier de soins et du même degré de couverture. Elles ont par ailleurs de faibles revenus, et présentent toutes les deux un état de santé moins favorable par rapport au reste de la population.

Il ressort de cette analyse que le niveau de leurs dépenses est proche sauf, sans surprise, pour celles qui concernent le dentaire et l’optique, qui se révèlent significativement plus faibles pour les titulaires de l’AME, compte tenu du strict respect des tarifs de responsabilité. Pour l’optique, par exemple, 18% des bénéficiaires de la CSS ont recours à ces prestations contre seulement 2% des titulaires de l’AME. Cette particularité mise à part, les études de l’IRDES montrent que l’AME permet, dans des conditions financières favorables pour les intéressés et pour la collectivité, une prise en charge globale des besoins de santé plutôt satisfaisante et contribue à limiter le non-recours.

La situation observée dans les CASO de l’association Médecins du monde, même si elle n’est pas complètement représentative de l’ensemble de la population sans titre de séjour, permet d’apporter quelques précisions complémentaires sur les bénéfices de l’AME9Médecins du monde, Rapport de l’Observatoire de l’accès aux droits et aux soins, 2023..

Dans ces structures, qui accueillent des personnes en situation de grande précarité, 83% d’entre elles n’ont aucune couverture santé. Plus précisément, s’agissant des personnes potentiellement concernées par l’AME, qui représentent 62% des cas éligibles à une couverture, 86,5% n’ont pas de droits ouverts. Or, ces dernières déclarent lors de leur première consultation un renoncement aux soins deux fois plus élevé que celles qui sont couvertes, ceci très majoritairement pour des raisons financières.

On mesure plus clairement les avantages de la couverture AME dans l’accès à la prévention et aux soins quand on note par ailleurs que, selon l’avis des médecins, près de la moitié des personnes reçues en consultation dans les CASO – qui, rappelons-le, ne sont pas couvertes dans 83% des cas − présentent un retard de recours qui nécessite des soins médicaux urgents ou assez urgents, forcément plus coûteux.

Pour ce qui concerne les soins délivrés à l’hôpital, et pour lesquels l’AME joue un rôle de protection contre le risque lourd, les besoins apparaissent particulièrement importants pour l’obstétrique, qui rassemble 15% de leurs séjours pour l’ensemble médecine-chirurgie-obstétrique (MCO) et pour la psychiatrie, qui représente 14% de la dépense hospitalière dédiée. Il faut également souligner une forte activité de dialyse, largement supérieure à celle observée en population générale. La durée moyenne des séjours à l’hôpital (5,5 jours) est sensiblement supérieure à celle des assurés sociaux (4,7 jours).

Le projet de substitution AME-AMU fait l’objet d’une contestation soutenue de la part de diverses forces issues des sphères politiques, professionnelles, et de la société civile. À ce sujet, une tribune dans Le Monde, signée par 3000 soignants le 2 novembre 2023, a été particulièrement remarquée.

Cette prise de position n’a pas empêché le vote de l’amendement présenté au Sénat quelques jours plus tard. Cet amendement prévoit donc la création d’un panier de soins sans avance de frais, propre à l’AMU et destiné aux personnes résidant en France depuis plus de trois mois, et qui inclut la prophylaxie et le traitement des maladies graves et les soins urgents dont l’absence mettrait en jeu le pronostic vital ou pourrait conduire à une altération grave et durable de l’état de santé de la personne ou d’un enfant à naître. Ce panier intègre aussi la couverture des vaccinations réglementaires et des examens de médecine préventive. Un droit de timbre annuel, à fixer par décret, est par ailleurs réintroduit.

Une réforme porteuse de trois grands risques

Cette transformation radicale de la prestation expose à plusieurs risques qui peuvent être organisés en trois grandes catégories.

Des effets défavorables pour la santé des concernés et la santé publique

La première concerne la détérioration de l’état de santé. Au niveau individuel, nous avons vu à partir des études de l’IRDES et de Médecins du monde que les personnes non couvertes ont tendance à solliciter des services de soins primaires ponctuels et à moins recourir aux soins. L’exclusion des soins primaires ordinaires du panier de l’AMU contribuerait donc forcément à accentuer ces comportements. Par ailleurs, le paiement du droit de timbre annuel pourrait décourager d’entreprendre des démarches pour bénéficier de l’aide, et augmenter la proportion de personnes non couvertes – qui est déjà très élevée. 

On peut aussi s’interroger, malgré les préoccupations affichées de prophylaxie, sur les conséquences en matière de prévention, car la concentration de l’intervention sur l’urgence implique l’abandon du suivi des parcours d’amont, qui devraient pourtant en toute rigueur dépasser les vaccinations et les examens préventifs visés par l’AMU.

Au final, il ne fait pas de doute que l’affaiblissement de ces parcours et le moindre recours se traduiraient dans un deuxième temps par des retards de diagnostic et par l’aggravation des situations, renforçant ainsi le besoin en soins urgents par rapport à la situation actuelle.

Sur le plan global de la santé publique, il est indéniable que la dégradation de l’état de santé de ces personnes pourrait avoir des effets défavorables.

Premièrement, comme cela a été souvent souligné, le relâchement important de la surveillance au niveau des soins primaires pourrait favoriser la diffusion de certaines maladies contagieuses. On peut d’ailleurs questionner ici le sens d’un droit d’entrée annuel, qui s’appliquerait aussi sur les vaccinations et les examens préventifs, alors même que la gratuité est reconnue comme une justification économique de l’intervention de l’État en matière de prévention pour éviter les effets externes des renoncements individuels sur l’ensemble de la collectivité. En protégeant mieux une population sensible, c’est la société tout entière qui se protège.

En second lieu, le traitement dans des conditions d’urgence d’une fraction plus importante de la demande de soins est susceptible d’exercer sur le système de santé, déjà fragilisé et en difficulté pour faire face à tous les besoins, une pression désorganisatrice très défavorable à la qualité de la prise en charge de la population générale.

Évidemment, à côté de ces répercussions sur les urgences et sur les services hospitaliers d’aval, les restrictions sur les soins de première ligne ne manqueraient pas de peser également sur les PASS et les structures associatives qui s’adressent aux populations en situation de précarité. Cela pourrait aussi poser de nouvelles questions délicates sur la priorisation des cas dans des contextes de fréquentation tendue. Au-delà du risque épidémique, ces observations constituent un second aspect de santé publique qu’il convient de bien garder à l’esprit.

Un risque financier

La deuxième catégorie de conséquences porte évidemment sur le coût d’une telle orientation pour la société.

S’il est difficile d’apprécier précisément a priori les effets financiers d’une telle mutation, il est raisonnable de penser que le basculement d’une partie de la dépense vers l’hôpital, avec des interventions plus complexes et parfois très coûteuses comme la réanimation, occasionnerait une dépense supplémentaire non négligeable. Les économies réalisées sur les soins courants seraient donc contrebalancées par des dépenses supplémentaires pour des soins plus spécialisés, avec des risques de perte en qualité compte tenu des nouvelles tensions d’organisation évoquées précédemment.

Une étude parue en 2015 de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA), basée sur une recherche incluant trois pays européens, confirme ces observations. Elle met en évidence que la prise en charge précoce des soins aux demandeurs d’asile et aux migrants permet des économies qui s’étendent de 9% à 69% selon les maladies et les pays10FRA, Cost of exclusion from healthcare. The case of migrants in an irregular situation, 2015..

Un risque de complexification administrative et médicale

Le troisième risque présenté par l’AMU est la complexification de la gestion du dispositif.

Le nouveau droit de timbre supposerait déjà d’ajouter des opérations de recouvrement annuel et de contrôle aux procédures actuelles. Mais, au-delà de cette première difficulté, se poserait surtout la question du traitement de la notion d’urgence. L’AMU viendrait s’ajouter au dispositif dérogatoire pour soins urgents déjà existant, destiné aux personnes non éligibles à la nouvelle prestation ou ne l’ayant pas demandée11Le rapport Evin-Stefanini précise bien que « l’amendement maintient un dispositif d’accès aux soins pour toutes les personnes qui ne relèveraient ni de la PUMA, ni de l’aide médicale d’urgence ».. Il est vrai que la société ne peut pas décemment rester sans réagir face à des situations qui peuvent menacer à très court terme la vie des personnes. Les migrants sans titre de séjour nouvellement arrivés passeraient donc, au bout de trois mois, d’une possibilité de prise en charge d’un ensemble de soins urgents délivrés à l’hôpital (et qui posent déjà un certain nombre de questions d’appréciation pour les praticiens hospitaliers) à un ensemble qui inclurait, en plus des soins urgents, la prophylaxie, le traitement des maladies graves, les vaccinations réglementaires et les examens de médecine préventive, le tout sous réserve de s’acquitter du forfait annuel.

Comme dans le cas précédent, l’appréciation des soins urgents et du risque d’altération grave et durable de l’état de santé pourrait poser de sérieuses difficultés et donner lieu à des pratiques différentes selon les professionnels impliqués, perturbant ainsi le principe d’égalité des droits. De la même manière, la détection de la maladie grave et l’estimation des nécessités de traitement dans cette circonstance pourraient se révéler très compliquées, dans la mesure où ces actes ne peuvent pas être complètement déconnectés d’interventions plus en amont dans les parcours. Elles permettent en effet, à partir des enseignements apportés par les consultations et les examens préalables, d’évaluer avec plus de finesse le processus et l’état de dégradation de la santé des patients, et de dégager des éléments plus précis de diagnostic. Pour les soignants, l’appréciation de l’urgence peut aussi poser des questions difficiles sur le plan de l’éthique médicale. Comment, par exemple, faire le lien entre les « douleurs aiguës » exprimées par les patients et le degré d’urgence des soins sans disposer d’informations suffisamment précises sur les antécédents médicaux de la personne ? 

Les insuffisances de l’AME

On le voit, l’AME telle qu’elle fonctionne depuis 2000 présente beaucoup d’avantages au regard de la conception très restrictive de l’AMU. Elle reste cependant une prestation sociale qui isole et marginalise les étrangers en situation irrégulière dans une catégorie à l’écart du droit commun, et qui donne à voir un certain nombre d’insuffisances.

Celles-ci sont d’autant plus problématiques que cette population est, dans sa très grande majorité, exposée à une précarité socio-économique qui impose un suivi médical de qualité. Plusieurs points méritent d’être soulignés.

Un dispositif discriminant

Il faut d’abord noter que, dans l’esprit collectif, les bénéficiaires de l’AME sont rattachés à une situation d’illégalité. Ceci affecte très directement la manière dont la société conçoit les besoins de soins et les mécanismes de solidarité à mettre en œuvre pour ces personnes, et a tendance à orienter les politiques publiques vers le moins disant. Poussées par ces logiques, des discriminations peuvent apparaître dans les parcours médicaux et dans la qualité des soins délivrés. Mais cette représentation touche aussi les bénéficiaires. Ils sont bien conscients que leur situation est non seulement socialement dévalorisée, mais aussi qu’elle est susceptible de leur attirer des ennuis. Ils peuvent alors faire passer leur très relative sécurité sur le territoire avant leur accès aux soins.

Des ruptures de droits

Deuxièmement, la gestion de l’AME entraîne de régulières ruptures de droits. Par exemple, les bénéficiaires qui accèdent au processus de demande d’asile sont couverts par la PUMA après trois mois de carence. Mais, s’ils sont déboutés, ils doivent à nouveau déposer un dossier pour l’AME à l’issue d’une période de six mois de maintien des droits. Compte tenu des délais d’instruction à chaque étape, ces périodes de ruptures peuvent être longues. Dans le dernier cas, par exemple, cette durée avoisine un an. Le renouvellement de l’AME, qui doit être fait annuellement, expose aussi à des périodes d’absence de couverture.

Il est facile de comprendre que la succession de ces statuts, avec toutes leurs phases transitoires, complique sérieusement la surveillance médicale, et qu’elle conduit à des retards de prise en charge et à des complications qui peuvent déboucher sur le recours aux urgences.

Des pertes de chance médicales

L’absence d’inscription des bénéficiaires dans les dispositifs du médecin traitant, du parcours de soins coordonné, du dossier médical partagé et de certaines mesures nationales de prévention comme les campagnes de dépistage de l’assurance maladie est une troisième insuffisance de l’AME.

Cela emporte des conséquences sur la qualité des suivis individuels, mais prive aussi la collectivité d’un ensemble d’informations sanitaires et de leviers d’intervention sur le plan de la santé publique au bénéfice de tous. À titre d’exemple, la couverture vaccinale de la population reçue dans les CASO est très en retrait par rapport à la moyenne nationale, et seulement 16,8% des femmes reçues en première consultation ont déjà bénéficié d’un dépistage du cancer du col de l’utérus. Malgré le fort durcissement des mesures votées, les sénateurs ont, semble-t-il, perçu ces carences en intégrant dans le périmètre de prise en charge de l’AMU les vaccinations réglementaires et les examens de médecine préventive.

Un dispositif lourd et complexe

Enfin, la gestion globale du dispositif s’avère particulièrement lourde et se traduit par des démarches complexes pour les bénéficiaires. Elle nécessite des phases d’instruction et de contrôle qui supposent d’affecter des agents très spécialisés à ces tâches et qui doivent tenir compte, lors des renouvellements annuels, des ajustements réguliers apportés sur le mode d’administration de la prestation.

Cette absence de fluidité se vérifie aussi du côté des soins, et il ressort que les bénéficiaires sont confrontés à un taux de refus de rendez-vous supérieur à celui qui est enregistré pour un patient de référence (non titulaire de la CSS ou de l’AME), comme le montre une étude très détaillée réalisée sur la base d’un testing par l’Institut des politiques publiques en 202312IPP, Les refus de soins opposés aux bénéficiaires de la complémentaire santé solidaire et de l’aide médicale de l’État, rapport n°43, mai 2023.. Ces refus n’apparaissent pas significatifs pour la CSS, mais les écarts de taux de rendez-vous avec le patient de référence sont bien réels pour l’AME dans trois spécialités étudiées, à savoir la médecine générale (+9%), l’ophtalmologie (+16,2%) et la pédiatrie (+6%). Les hommes apparaissent un peu plus touchés que les femmes.

Ce qui explique l’écart avec le patient de référence réside dans le caractère discriminatoire des refus qui peuvent être explicites ou implicites, c’est-à-dire, dans ce dernier cas, fondés sur un motif légitime mais présenté de manière abusive. De façon plus générale, ces refus peuvent s’expliquer par l’absence d’avance de frais par les patients, qui peut faire craindre aux professionnels des retards de paiement de l’Assurance maladie, par la difficulté de pratiquer des dépassements d’honoraires ou par la perception défavorable des situations sociales et économiques des bénéficiaires susceptibles d’entraîner certaines complications dans la prise en charge

Une autre piste à explorer : le rattachement des étrangers en situation irrégulière à la PUMA

Nous l’avons noté, l’AME représente un montant modeste par rapport à la dépense de santé couverte par la Sécurité sociale. Mais il reste évident que les différents niveaux de dysfonctionnement qui viennent d’être mentionnés perturbent la qualité de l’action publique et ne contribuent pas au bon usage de la dépense mobilisée. Ce constat donne des arguments pour l’examen d’une perspective d’évolution radicalement différente de la couverture santé des étrangers en situation irrégulière : le rattachement à la PUMA.

Compte tenu du nombre de voix qui se sont élevées contre l’amendement voté par le Sénat et de la solidité des critiques qui ont été formulées à cette occasion, il est permis de considérer que le remplacement de l’AME par l’AMU a moins de risques de se produire qu’un durcissement des conditions actuelles. Mais il est certain que les propositions qui iraient dans cette dernière direction ne feraient qu’accroître les difficultés d’accès aux soins et l’aggravation des états de santé.

Le rapport Evin-Stefanini insiste relativement peu sur le durcissement des conditions d’accès à l’AME, à l’exception notable de l’extension du recours à l’accord préalable pour un ensemble plus vaste d’actes ou d’affections, et au-delà de neuf mois après la date d’admission à l’aide. Il s’attache plutôt, comme nous l’avons dit, à proposer un renforcement des contrôles et des mesures destinées à mieux soutenir la prévention. Mais cela ne signifie pas que les décisions politiques à venir respecteront cette relative modération. L’exploration d’une piste plus satisfaisante reste donc légitime.

La suppression de l’AME au profit de l’affiliation au régime commun qui, rappelons-le, existait jusqu’en 1993 est défendue par divers acteurs de la société civile, du monde professionnel et par différentes autorités publiques, dont le Défenseur des droits et le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) – qui ne sont pas les moins autorisés à s’exprimer sur le sujet. 

Même si ce n’est pas le point le plus souvent mis en avant dans les positions exprimées, commençons par souligner que, sur le plan juridique, l’AME peut paraître fragile au regard des textes internationaux sur le droit aux soins. Il en va de même pour le cas français et il faut souligner que, dès la « loi Pasqua » de 1993, certains juristes avaient noté que le principe de remplacement du critère de résidence par le critère de régularité de séjour pour bénéficier des prestations sociales pouvait être sérieusement questionné du point de vue de sa conformité avec le préambule de la Constitution13Jean-Jacques Dupeyroux, « Protection sociale : la régression des principes constitutionnels », Plein Droit, n°22-23, octobre 1993..

Les autres lignes d’argumentation pour la fusion AME-PUMA s’appuient naturellement sur les insuffisances déjà évoquées de la prestation actuelle. Apportons quelques précisions complémentaires sur les points essentiels.

Un dispositif moins stigmatisant, plus efficace et plus fluide 

Les migrants sans titre de séjour ne sont pas des assurés sociaux et ne sont pas détenteurs de la carte vitale. Cette marginalisation sociale donne prise à une instrumentalisation politique, aujourd’hui très active, qui conduit à placer au premier plan, non pas l’exigence de protection de la santé, mais des préoccupations de lutte contre une immigration réputée « incontrôlée », lutte qui correspondrait à la demande d’une majorité de citoyens convaincus de l’existence d’une « prestation-appel-d’air ».

La fusion dans la PUMA, protection à vocation universelle, se prêterait beaucoup plus difficilement à cette interprétation, et permettrait aux étrangers en situation irrégulière d’être moins stigmatisés.

Par ailleurs, au moment où l’importance de la prévention et la cohérence des parcours de soins sont sans cesse réaffirmés, il est paradoxal de voir perdurer un système qui pousse vers les services d’urgence et vers l’hôpital et qui tend, via les ruptures de droits et les renoncements aux consultations, à exclure des personnes le plus souvent dans une situation de fragilité à l’égard de la santé. Leur inclusion dans le régime général de Sécurité sociale supprimerait nombre d’obstacles qui s’opposent au « juste soin ». 

Enfin, dernier point : pour les caisses d’assurance maladie, cette évolution simplifierait la gestion en évitant les complexes transferts d’information entre les services quand les personnes passent d’un dispositif à l’autre et limiterait les erreurs et les retards dans le traitement des dossiers.

Revenir à une pleine application du principe d’universalité

À rebours des progrès permis par l’universalisation progressive de l’assurance maladie, consolidée par la PUMA en 2016, et la clarification opérée à partir du 1er novembre 2019 par la fusion de la CMU et de l’aide à la complémentaire santé dans la CSS, la tentation semble grande aujourd’hui de céder aux sirènes qui prônent un renforcement des logiques clivantes.

Or, on sait par expérience que la fragmentation des systèmes sociaux a tendance à nourrir les incompréhensions et les ressentiments au sein de la population et à fragiliser l’adhésion collective à la Sécurité sociale, certains s’estimant moins bien traités que leur voisin compte tenu de leur contribution à l’effort collectif.

Il serait au contraire souhaitable de rompre avec cette politique et de revenir à une pleine application du principe d’universalité. Cela veut dire progresser vers une unification de la couverture santé, qui permettrait aux migrants en situation irrégulière de s’inscrire dans les dispositifs sociaux et sanitaires ouverts à la population générale.

Dans cet esprit, il ne s’agirait pas tant de mettre au premier plan l’efficacité économique de cette mutation, ni même la possibilité d’une meilleure protection collective contre le risque épidémique, mais bien plutôt de réaffirmer la conception de la santé comme un droit fondamental pour toute personne.

Cette politique aurait également l’avantage d’aborder la question de la santé des migrants en tant que vecteur d’une politique d’intégration cohérente, et non comme résultante d’une politique d’immigration incontrôlée.

  • 1
    Claude Evin et Patrick Stefanini, Rapport sur l’aide médicale de l’État, décembre 2023. Un certain nombre de données quantitatives présentes dans ce texte sont issues de ce rapport.
  • 2
    Les comptes nationaux de la protection sociale englobent les risques santé, vieillesse, famille, emploi, logement et exclusion-pauvreté.
  • 3
    IRDES, « Le recours à l’Aide médicale de l’État des personnes en situation irrégulière en France : premiers enseignements de l’enquête Premiers pas », Questions d’économie de la santé, n°45, novembre 2019.
  • 4
    Céline Gabarro, « Les demandeurs de l’aide médicale de l’État pris entre productivisme et gestion spécifique », Revue européenne des migrations internationales, vol. 28, n°2, 2012, pp. 35-56.
  • 5
    IGF-IGAS, L’aide médicale d’État : diagnostic et propositions, 2019.
  • 6
    CNAM, Lutte contre les fraudes : bilan à mi-année et résultats de nouvelles évaluations, octobre 2023. Les données présentées n’intègrent pas les fraudes aux prélèvements sociaux.
  • 7
    IRDES, « Accès aux soins et lieux de soins usuels des personnes sans titre de séjour couvertes par l’aide médicale de l’État », Questions d’économie de la santé, n°280, juillet–août 2023.
  • 8
    IRDES, Des assurés comme les autres. Une analyse des consommations de soins de ville des personnes couvertes par l’Aide médicale de l’État, n°284, décembre 2023.
  • 9
    Médecins du monde, Rapport de l’Observatoire de l’accès aux droits et aux soins, 2023.
  • 10
    FRA, Cost of exclusion from healthcare. The case of migrants in an irregular situation, 2015.
  • 11
    Le rapport Evin-Stefanini précise bien que « l’amendement maintient un dispositif d’accès aux soins pour toutes les personnes qui ne relèveraient ni de la PUMA, ni de l’aide médicale d’urgence ».
  • 12
    IPP, Les refus de soins opposés aux bénéficiaires de la complémentaire santé solidaire et de l’aide médicale de l’État, rapport n°43, mai 2023.
  • 13
    Jean-Jacques Dupeyroux, « Protection sociale : la régression des principes constitutionnels », Plein Droit, n°22-23, octobre 1993.

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