Neisi Dajomes et Tamara Salazar, deux athlètes afro-équatoriennes, ont remporté des médailles dans la discipline de l’haltérophilie aux Jeux olympiques de Tokyo, parées d’un ruban à fleurs coloré dans les cheveux. Florence Baillon, docteure en littérature et spécialiste du genre, revient sur ce geste politique à plus d’un titre, donnant ainsi une visibilité aux femmes afro-équatoriennes.
« Africa mama yo soy tu hijo, no importa el color; Africa mama yo soy tu hijo, no importa el dolor »
Chanson du film équatoriano-argentin Defense 1464, de David Rubio Roman, producteurs Nicolas Battle (Magoya Films), Paul Venegas (Xanadu), 90 mn, 2008.
Ils sont venus participer à un festival de danse folklorique à Buenos Aires à la fin des années 1990 et ils y restent. Freda Montaño et son groupe, issus de la province d’Esmeraldas en Équateur, rencontrent un Argentin aisé qui leur laisse la jouissance d’un bel immeuble de la fameuse avenue Defensa qui traverse la capitale argentine. Le groupe crée une sorte de centre culturel un peu foutraque, avec cours de danse et cuisine régionale, une initiative à l’image du quartier bohème de San Telmo où se retrouvent également d’autres Afro-descendants. Mais, un jour, le propriétaire souhaite récupérer la jouissance de son bien et demande à la petite troupe de s’en aller, ce qu’ils se refusent. Pour aller où ? L’électricité étant coupée, ils recherchent les fusibles et découvrent une petite porte qu’ils avaient ignorée jusqu’alors et qui aboutit à des galeries souterraines. Celles-ci hébergeaient au XVIIIe siècle les domestiques noirs des riches familles portègnes qui ne les laissaient ni dormir à l’intérieur de la maison ni parcourir les rues de cette ville qui se prenait pour Paris. En effet, en 1810, un tiers de la population de Buenos Aires était noire, presque entièrement descendante d’esclaves. Cette histoire racontée par le cinéaste équatorien David Rubio dans son documentaire Defensa 14641Defensa 1464, film équatoriano-argentin de David Rubio Roman, producteurs Nicolas Battle (Magoya Films), Paul Venegas (Xanadu), 90 mn, 2008. constitue une tentative de réflexion autour de l’imaginaire collectif – où sont les traces de cet héritage ? – et une mise en parallèle symbolique de l’invisibilité des Afro-descendants, de leur place dans la société, de leur apport dans les histoires nationales et de leurs expressions culturelles.
En Équateur, la population afro-équatorienne2La nouvelle Constitution de 2008 en Équateur a exclu le terme de « noir » connoté racialement et lié à une vision négative pour intégrer le concept de « peuple afro-équatorien », en référence au caractère ethnique et identitaire de la diaspora africaine dans le monde. Il s’agit aussi d’un concept utile pour la reconnaissance des droits collectifs. est historiquement discriminée, appartenant à la partie de la population la plus vulnérable. Elle est issue principalement de deux provinces : Esmeraldas, le Nord côtier du pays, où il s’agit de personnes issues de cimarrons qui ont échappé à leurs propriétaires esclavagistes, un acte de libération vécu comme un motif de fierté grâce à sa symbolique émancipatrice, et la vallée du Chota dans la province d’Imbabura, une région montagneuse extrêmement aride, dans laquelle les jésuites voyant mourir leurs esclaves indiens, notamment à cause de la chaleur étouffante, les auraient remplacés par des esclaves plus résistants, les évangélisant au passage. L’abandon persistant de ces populations de la part de l’État et des gouvernements a généré un exode rural vers Guayaquil et Quito, en quête d’emploi. À la situation socio-économique dramatique s’ajoutent des manifestations très courantes de racisme et une tradition discriminatoire3Karen Lucero, Revista Gestión digital, 13 décembre 2020, Équateur..
Dans ce contexte, en Équateur, les personnalités afro-équatoriennes jouissant de notoriété sont quelques politiciens (Mae Montaño, Jaime Hurtado…) et de nombreux sportifs, tout particulièrement les footballeurs qui ont été parfois récupérés par des partis politiques comme des figures populaires bénéficiant d’un capital de notoriété. Au-delà du football, la proportion de sportifs de haut niveau afro-équatoriens est élevée, que ce soit en athlétisme, en boxe ou en haltérophilie. Et c’est donc dans ce contexte que surgissent les médailles olympiques de Neisi Dajomes et de Tamara Salazar. L’Équateur participe aux Jeux olympiques depuis 1924 et n’avait jusqu’à Tokyo 2021 remporté que deux médailles grâce au marcheur Jefferson Perez : l’or en 1996 à Atlanta et l’argent en 2008 à Pékin. Cette fois-ci, après la médaille d’or assez prévisible de Richard Carapaz en cyclisme, Neisi Dajomes crée la surprise en haltérophilie (catégorie 76 kilos) avant d’être suivie par Tamara Salazar, médaille d’argent dans la même discipline (catégorie 87 kilos). Ces victoires s’inscrivent dans une tradition d’haltérophiles afro-équatoriennes à laquelle Neisi Dajomes a rendu hommage, à travers l’évocation d’Alexandra Escobar (« C’est mon idole », a-t-elle déclaré), sélectionnée à cinq reprises pour des Jeux olympiques (quatrième aux JO de Rio en 2016) ; mais la relève est également assurée notamment avec Angie Paola Palacios, sixième place à Tokyo pour sa première participation.
Les deux médaillées portaient un ruban à fleurs coloré dans les cheveux, ce qui a été commenté dans les médias. Le musée du Comité olympique international a envoyé une lettre à Neisi Dajomes lui demandant d’en faire cadeau à l’institution. Ce petit bout de tissu est intéressant à plusieurs titres. C’est d’abord une touche de féminité dans un sport qui se caractérise par la force, qualité liée au masculin, même si la journaliste équatorienne Désirée Yepez écrit à ce sujet, dans le quotidien espagnol El Pais : « pour une fillette noire, être forte est pratiquement un mécanisme de survie »4Désirée Yepez, « Ser mujer y negra en Ecuador : un oso panda sobre los hombros », El País, 9 août 2021, Madrid.. Le turban de couleur peut donc apparaître en première lecture comme une démonstration d’une féminité assumée pour compenser une discipline sportive associée à la virilité.
C’est ensuite une tradition culturelle dont l’origine première est associée aux temps de l’esclavage comme une survivance d’usage africain, avec probablement une manière de distinguer les catégories sociales5Helen Bradley Griebel, The African American Woman’s Headwrap: Unwinding the Symbols, en ligne, Cornell University, Department of Fiber Science and Apparel Design, 2014.. Elle incarne ensuite une imposition liée à l’hypersexualisation associée au corps féminin : la chevelure féminine, symbole presque universel de sensualité, doit être cachée ou éliminée pour ne pas perturber l’homme blanc à l’époque de l’esclavage mais aussi des colonisations, comme le tignon en Louisiane par exemple. Il faut dompter les cheveux comme la personne, soit en les rasant, soit en les dissimulant6Le défrisage au XXe siècle est un autre avatar de l’imposition des codes culturels dominants., d’autant que la chevelure représentait un moyen de communication. En effet, le tressage permettait de faire parvenir des messages, comme un plan pour se retrouver fugacement entre membres d’une même famille. Contraintes, les femmes, qui ont de fait toujours travaillé, ont adopté ce tissu aussi pour protéger leurs cheveux et amortir le poids des charges à porter sur la tête, ce qui leur libérait les mains7Repositorio digital CIDAP (Centro interamericano de artesanías y artes populares, Cuenca, Équateur..
Avec le temps, il arrive que l’origine imposée au départ fasse l’objet d’une réappropriation par l’individu qui ainsi exprime une part de résistance, à l’instar de la récupération par Rihanna et les stars afro-américaines de rap du durag, tissu imposé aux femmes esclaves. Il existe bien parmi les Afro-équatoriennes cette tradition des turbans colorés comme accessoires de beauté mais aussi comme signe d’appartenance communautaire dont elles sont fières. Le fait de les porter lors de la plus grande compétition sportive internationale n’est pas une astuce mode en vue d’un buzz médiatique. Quand les journalistes leur ont posé la question concernant leur choix, Tamara Salazar a répondu : « Cela signifie beaucoup pour nous parce que cela identifie notre tradition afro-équatorienne et aussi parce que cela nous va bien ! ». De son côté, Neisi Dajomes a insisté sur l’aspect revendicatif de la présence du turban en ajoutant : « Je l’ai toujours utilisé, vous pouvez vérifier sur mes photos de compétitions précédentes. C’est une marque de respect pour nos racines. » On constate donc ce souhait de rendre visible la communauté afro-équatorienne et en particulier les femmes, ce qui constitue un acte politique et symbolique dans un pays où être une femme noire est lié à une longue histoire toujours vivace de discriminations. Le sport a cet effet un peu irrationnel de ramener dans la communauté nationale et avec une fierté nationaliste des athlètes appartenant d’habitude à une catégorie de la population dénigrée, minoritaire, discriminée : c’est vrai dans la plupart des pays et aussi en Équateur. Et le fait d’être des femmes accentuent encore plus ce renversement, puisque les Afro-équatoriennes sont encore plus dévalorisées que leurs homologues masculins. À la faveur des médailles, elles sont souvent devenues des héroïnes, célébrées, remerciées, avec notamment le fameux turban comme signe distinctif d’identité. Mais si les réseaux sociaux ont diffusé cette image, les médias traditionnels ont illustré leur ignorance dédaigneuse, évoquant des « petits foulards « afro » avec lesquels elles [les haltérophiles] ont revendiqué l’origine de cette minorité en Équateur »8« Estilo y moda ecuatoriana en las Olimpiadas de Tokio : entre la cábala y la reivindicación », El Universo, 3 août 2021.. Pire encore, un présentateur de journal télévisé connu recevant Neisi Dajones de retour de Tokyo lui a demandé si elle savait cuisiner et si elle lavait bien la vaisselle9Entretien d’Andrés Carrión, « Teleamazonas », Hora 25 Ecuador, 15 août 2021.… la renvoyant en quelques secondes vers la représentation – misogyne – de la femme afro-équatorienne de bonne à tout faire. Neisi Dajones et Tamara Salazar ont posé un acte, l’ont expliqué puis sont retournées s’entraîner pour à nouveau porter haut les couleurs de leur pays qui le leur rend bien mal. Les haltérophiles afro-équatoriennes ont gagné des médailles, mais pas le respect.
- 1Defensa 1464, film équatoriano-argentin de David Rubio Roman, producteurs Nicolas Battle (Magoya Films), Paul Venegas (Xanadu), 90 mn, 2008.
- 2La nouvelle Constitution de 2008 en Équateur a exclu le terme de « noir » connoté racialement et lié à une vision négative pour intégrer le concept de « peuple afro-équatorien », en référence au caractère ethnique et identitaire de la diaspora africaine dans le monde. Il s’agit aussi d’un concept utile pour la reconnaissance des droits collectifs.
- 3Karen Lucero, Revista Gestión digital, 13 décembre 2020, Équateur.
- 4Désirée Yepez, « Ser mujer y negra en Ecuador : un oso panda sobre los hombros », El País, 9 août 2021, Madrid.
- 5Helen Bradley Griebel, The African American Woman’s Headwrap: Unwinding the Symbols, en ligne, Cornell University, Department of Fiber Science and Apparel Design, 2014.
- 6Le défrisage au XXe siècle est un autre avatar de l’imposition des codes culturels dominants.
- 7Repositorio digital CIDAP (Centro interamericano de artesanías y artes populares, Cuenca, Équateur.
- 8« Estilo y moda ecuatoriana en las Olimpiadas de Tokio : entre la cábala y la reivindicación », El Universo, 3 août 2021.
- 9Entretien d’Andrés Carrión, « Teleamazonas », Hora 25 Ecuador, 15 août 2021.