La quatrième vague féministe en Amérique latine : de la rue aux institutions

À l’occasion de la journée des droits des femmes, Paula Forteza nous présente un tour d’horizon des dernières luttes et avancées en matière de droits des femmes en Amérique latine. Ce militantisme ne s’arrête pas aux frontières de la rue et des réseaux sociaux, il est aujourd’hui arrivé au niveau politique et institutionnel et commence à faire bouger les lois et avancer les droits.

Depuis plusieurs années l’Amérique latine s’affiche comme le nouveau laboratoire des luttes et des expérimentations féministes. De Buenos Aires à Bogota, du mouvement transnational #NiUnaMenos relayé pour protester contre les violences sexistes et sexuelles aux foulards verts symboles d’une lutte pour les droits reproductifs, la quatrième vague féministe vient d’Amérique latine, et a peu a peu réussi à s’imposer politiquement en passant de la rue et des reseaux sociaux à la scène institutionnelle. 

C’est en Europe, au début du XXe siècle, que les vagues féministes ont vu le jour. La première s’est concrétisée sous la IIIe République avec la mobilisation des suffragettes, qui se sont battues en Angleterre pour le droit de vote. La seconde, dans les années 1960, a révélé une profonde mutation des mœurs et des représentations, notamment avec une volonté des femmes de disposer de leur propre corps. Enfin, dans les années 1980, le féminisme intègre de nouvelles luttes et pratiques en rupture avec celles de la génération précédente et une volonté de plus de diversité.

Contrairement aux vagues précédentes, cette nouvelle mobilisation a donc débuté dans les pays du Sud. « Ni una mujer menos, Ni una muerta más » (« Ni une femme en moins, ni une morte de plus ») : ce slogan fort prononcé par Susana Chávez, poète et militante mexicaine, assassinée en 2011, est l’emblème de cette révolte. Depuis 2015, le continent latino-américain porte cette lutte féministe, militante et politique, montrant une nouvelle voie au monde. 

Inspirant toutes les femmes, ce militantisme ne s’arrête pas aux frontières de la rue et des réseaux sociaux. Il est aujourd’hui arrivé au niveau politique et institutionnel, et commence enfin à faire bouger les lois et avancer les droits.

Les femmes d’Amérique latine s’appuient sur un entrepreneuriat féminin très actif. Au Mexique et au Brésil par exemple, la proportion entrepreneuses est égale à celle des hommes. Cela cache cependant des disparités fortes : les femmes touchent en moyenne un salaire horaire inférieur de 17% à celui des hommes et, si elles sont de plus en plus nombreuses à arriver sur le marché du travail, elles sont encore loin d’être traitées à égalité. 

Pourtant, cette émancipation économique a permis d’une certaine manière la large diffusion des combats féministes dans la région. En effet, l’indépendance économique par le salaire demeure un des supports décisifs de toute émancipation, notamment dans la sphère privée.

La vague féministe sud-américaine : tardive mais précurseuse sur les modes d’action

Le mot « féminicide », une bataille culturelle

Le mouvement féministe latino-américain évolue dans un contexte politique particulier. Sur un continent où les femmes sont davantage confrontées aux violences sexistes et sexuelles que dans le reste du monde, la notion de féminicide y a fait son chemin. 

C’est dans les années 1990 que le néologisme « féminicide » est né au Mexique, à Ciudad Juarez. Marcela Lagarde, anthropologue mexicaine, a employé au départ ce terme dans une région où, chaque jour, de plus en plus de femmes étaient découvertes assassinées. Définissant le meurtre misogyne de femmes par des hommes, le terme « féminicide » s’est popularisé et a été depuis largement repris par les médias et les associations féministes, s’exportant désormais à l’international comme un terme légal de référence. Rappelons que le mot n’est entré dans le dictionnaire français qu’en 2015.

On a pu déplorer 3 800 féminicides en 2019 en Amérique latine, soit une augmentation de 8% par rapport à 2018. L’Amérique latine est aujourd’hui le second continent, après l’Afrique, recensant le plus de féminicides. À titre d’exemple, la commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL) dénombre un féminicide toutes les deux heures en 2018. 

Face à cette triste réalité, la notion de féminicide et l’usage de ce terme particulier a permis le développement d’une meilleure connaissance de ces crimes. Conjointement à une importante mobilisation militante, les violences sexistes sont devenues un sujet politique dans de nombreux pays et ont été parfois même retranscrites dans la loi. 

Ainsi le Chili, la Colombie ou encore le Salvador ont édicté des peines plus lourdes, comme la mention spécifique du terme « féminicide » dans le code pénal. Dans plusieurs pays d’Amérique latine, le féminicide est la circonstance aggravante du meurtre, lorsqu’il est commis sur une femme par son mari ou son ancien compagnon. Au Mexique, des milliers de femmes protestent dans la rue et sur les réseaux sociaux depuis plusieurs mois contre l’inaction des autorités dans les affaires de féminicides et de violences. Donnant raison aux militantes, la justice de Mexico a ainsi ordonné début février la mise en place d’un programme d’urgence. 

Cette première mobilisation a inspiré de nombreux pays dans le monde, dont la France, qui a elle aussi renforcé son arsenal juridique a travers la loi du 3 août 2018 sur la lutte contre les violences sexuelles et sexistes et a organisé un grenelle des violences conjugales associant forces de l’ordres, professionnels de santé, associations et administrations.

Un mouvement militant devenu transnational grâce aux réseaux sociaux

Depuis plusieurs années, le continent latino-américain subit la montée de la droite radicale. Cette Amérique latine patriarcale et ultra-conservatrice est pourtant devenue le poste avancé des combats féministes, grâce notamment à l’usage des réseaux sociaux et aux nouvelles formes de mobilisation. 

En Argentine, le mouvement « Ni Una Menos » est né en 2015, sous l’impulsion d’un groupe de journalistes demandant l’arrêt des féminicides et des violences basées sur le genre. Mourir parce qu’on est une femme est un fait en Argentine. De trop nombreuses femmes et jeunes filles se sont d’ailleurs retrouvées particulièrement exposées à ces violences durant la crise sanitaire. Pendant les vingt premiers jours de confinement, ce sont 18 femmes qui ont été tuées par leur conjoint. La lutte contre la violence machiste s’est répandue et popularisée dans tout le pays. Le slogan est devenu un cri de ralliement et s’est propagé au-delà des frontières, au Chili, en Uruguay et dans le reste de la région. Ces revendications, jusqu’alors ignorées, s’imposent  désormais sur la scène politique.

Le Chili s’est à son tour saisi de la lutte contre les violences sexuelles avec le mouvement impulsé par le collectif Las Tesis « Un violador en tu camino », « Un violeur sur votre chemin ».  La vidéo postée en novembre 2019, forte, poignante, est rapidement devenue virale et a été reproduite par la suite dans de nombreux pays. Même si la chanson fait spécifiquement référence aux violences de genre au Chili et l’inaction de l’État, elle a eu une résonance internationale, entraînant des performances dans le monde entier, accompagnant les protestations des femmes.

Ces deux exemples illustrent ce nouveau concept de transnationalisation des mouvements féministes d’Amérique latine. Les combats ne s’arrêtent pas aux frontières. Les combats des unes deviennent les combats des autres. C’est cette sororité, ce ricochet contestataire qui permet aujourd’hui de mettre ces luttes à l’agenda politique.

Du mouvement social et culturel à l’impact politique et institutionnel 

La lutte pour la parité dans l’assemblée constituante chilienne 

Faisant écho à un contexte global contestaire, l’élan féministe chilien met en lumière les violences machistes et les dominations au sein des rapports sociaux de sexe, causées par une constitution structurellement inégalitaire.

Le texte constitutionnel en vigueur a été écrit en 1980, sous la dictature militaire d’Augusto Pinochet. Contrairement à la France, la constitution ne régit pas uniquement la définition des principes fondamentaux et l’organisation des pouvoirs. Elle structure également le modèle socio-économique, ainsi que des questions sociétales ou institutionnelles déterminantes.

Ce modèle actuel fragilise les femmes et les empêche d’accéder pleinement à la citoyenneté. Comme l’a mis en évidence le chercheur Franck Gaudichaud, les Chiliennes rencontrent actuellement une grande précarisation dans de nombreux domaines, causée notamment par les violences de genre et les inégalités salariales : difficultés pour avoir recours à des crédits, pour accéder à la santé, à des assurances… Quand à leur droit à disposer de leur corps, l’accès à l’avortement reste encore très limité dans le pays et uniquement dans certains cas. 

Emboîtant le pas aux contestations sociales, les mouvements féministes ont réussi à s’imposer dans le renouvellement de la constitution chilienne, plébiscité le 25 octobre 2020 par un référendum national. Les Chiliennes mettent la pression pour être parties prenantes dans l’élaboration de cette nouvelle constitution de manière active afin d’y faire figurer les questions relatives à l’égalité et à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Elles revendiquent notamment une institution libre, souveraine et féministe. 

Le 11 avril prochain, les Chiliens éliront les membres de l’Assemblée constituante qui aura pour mandat de rédiger la nouvelle constitution du pays. Dans sa conception, cette assemblée constituante est une innovation démocratique majeure par son caractère entièrement paritaire, mais aussi par sa volonté d’inclure toutes les composantes de la société civile (indépendants, minorités ethniques). Pour la première fois dans l’histoire mondiale, une constitution sera élaborée à moitié par des femmes. 

Le réseau de femmes politologues, NoSinMujeres, projet visant à promouvoir, visibiliser et valoriser le travail des femmes dédiées à la science politique latino-américaine, a permis de concevoir un scrutin permettant une parité réelle, au niveau des sièges et non seulement des candidatures.

Nous devrons regarder avec beaucoup d’attention ce moment democratique historique. Il ne manquera pas d’alimenter nos débats sur le nécessaire renouvellement de notre démocratie, notamment en vue des prochaines élections présidentielles.

La protection des femmes engagées en politique : l’exemple bolivien  

Cette mobilisation politique des femmes a également marqué positivement la Bolivie. Dans un pays marqué par un système patriarcal et une culture machiste, la violence à l’égard des femmes en politique est encore très forte.

En 2012, une loi historique contre le harcèlement et la violence à l’égard des femmes en politique est adoptée. Elle prévoit des peines de prison de deux à cinq ans pour quiconque exerce des pressions, persécute, harcèle ou menace une femme exerçant des fonctions publiques. Au-delà de l’impact juridique, l’agenda politique a permis de jouer un rôle inestimable dans la mise en visibilité des violences à l’encontre des politiciennes boliviennes.

Lors de mon déplacement en Bolivie en décembre dernier, j’ai pu une nouvelle fois constater le dynamisme des mouvements féministe du continent. J’ai été particulièrement impressionnée par cette législation à l’égard des femmes politiques et par leurs réflexions prospectives sur les nouvelles masculinités. J’ai notamment rencontré les associations Coordinadora de la mujer et Asociacíon de Abogadas Feministas dont l’objectif est d’accroître la participation des femmes dans les espaces de pouvoir et de prise de décision, dans la sphère locale, départementale et nationale.  

Soulignons par ailleurs que l’Amérique latine fait, de manière générale, figure de bonne élève s’agissant de la représentativité des femmes en politique à des fonctions locales (27,3%) et dans les parlements (31,6%). Avec 53,1% de femmes dans son parlement, la Bolivie est un pays pionnier en la matière. Bien devant la France par exemple, avec seulement 39,5% de femmes parlementaires.

IVG : l’espoir suscité par le combat législatif en Argentine

Le ralliement des foulards verts en Argentine, en décembre dernier, en faveur du droit à l’avortement a également fait l’objet d’une mobilisation politique forte. Après plusieurs années de manifestations à ce sujet, la loi en vigueur depuis 1921 (seulement en cas de viol ou de danger pour la mère) a finalement été modifiée, en faveur d’un droit au recours à l’IVG généralisé. La campaña nacional por el derecho al aborto legal, seguro y gratuito a mené dans cet objectif une action forte et inscrite dans la durée. Cet espace de rencontre pour les associations, les experts et les mouvements politiques en faveur du droit à l’avortement s’est avéré déterminant dans cette lutte. 

Une révolution pour le pays et un symbole fort en Amérique latine où les droits des femmes sur ce sujet restent limités. En effet, sur tout le continent, seuls quatre pays l’autorisaient jusqu’alors : Cuba, l’Uruguay, le Guyana et Porto Rico, ainsi que deux provinces du Mexique. Autrement dit, environ 97% des femmes en Amérique latine vivent dans un pays où l’avortement reste restreint voire interdit.

Très récemment, le Honduras a par exemple gravé dans sa constitution l’interdiction totale de recours à l’IVG, clôturant ainsi toute possibilité de débat.

La victoire politique des militantes argentines est le reflet de cette lutte féministe et de sa consécration juridique. Elle met en évidence la détermination du mouvement militant argentin, qui, malgré un échec en 2018, a réussi à mettre de nouveau à l’ordre du jour la question de l’interruption volontaire de grossesse. 

Cette mise à l’agenda s’est traduite par une forte mobilisation médiatique. Il est intéressant de remarquer que le vote solennel a été suivi en direct, dans la rue, par des milliers de personnes. Une mise en scène hautement politique à la résonnance internationale qui, espérons-le, ouvrira la voie dans d’autres pays de la région.

Le rôle des femmes dans le processus de paix en Colombie 

En octobre dernier, nous célébrions les vingt ans de l’adoption par le le Conseil de sécurité des Nations Unies la résolution 1325 sur les femmes, la paix et la sécurité. Son objectif : faire participer les femmes à l’établissement de la paix, mieux les protéger contre les violations de leurs droits fondamentaux et leur donner accès à la justice et aux services de lutte contre la discrimination.

La participation directe des femmes aux négociations de paix accroît la durabilité et la qualité de la paix. Une étude, basée sur l’analyse de 98 accords de paix signés dans 55 pays entre 2000 et 2016, a révélé que les accords présentent plus souvent des dispositions relatives à l’égalité entre les sexes lorsque des femmes participent aux processus de paix officiels et officieux.

En novembre 2016, après quatre années de négociations et plus de cinquante ans de guérilla, le gouvernement colombien et les FARC (forces armées révolutionnaires de Colombie) ont signé un accord final afin de mettre fin au conflit. Ce document souligne notamment l’importance du rôle des femmes dans ce processus de paix. En effet, c’est bien la persévérance des Colombiennes qui a permis, entre autres, la construction de la paix et la défense des droits humains. Il est important de rappeler que ce conflit a fait 29 133 victimes de violence sexuelles depuis 1985. Un chiffre qui fait froid dans le dos et qui s’ajoute aux milliers de violences sexuelles et de féminicides que les femmes latino-américaines subissent au quotidien.

En novembre dernier, j’ai organisé une conférence en ligne sur la condition des femmes en Colombie. À cette occasion, nous avons pu recevoir de nombreuses femmes engagées sur la scène politique et associative. Les différents témoignages ont souligné l’urgence de mettre en place une politique punitive plus forte. Pour Yamile Roncacio, directrice de La Fundación Feminicidios Colombia (Femcol) et victime de violences, c’est aux hommes de changer de comportement et de mentalité. Plus de « Si no es mía no es nadie » : les femmes ne sont pas une propriété !

Conclusion : diplomatie féministe et convergence des luttes

Les féministes en Amérique latine ont clairement trouvé les moyens de se faire entendre et d’être soutenues par les femmes du monde entier. Cette résonnance internationale et la pugnacité des Latino-Américaines permettent d’inscrire peu à peu ces combats dans l’agenda politique et institutionnel. Mais le chemin à parcourir est encore long.

L’égalité entre les femmes et les hommes doit devenir une priorité non seulement des gouvernements latino-américains mais également de la communauté internationale. Une politique volontariste de promotion de la cause féministe doit être menée dans les relations avec la région. 

Une diplomatie féministe forte est de rigueur et doit être la norme. Le Forum Génération égalité, co-présidé par la France et le Mexique en 2021, a l’ambition de marquer une étape majeure dans l’accélération de la mise en œuvre des engagements mondiaux en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes. Cet événement se propose de lancer un ensemble d’actions concrètes, ambitieuses et transformatrices, afin de réaliser immédiatement et durablement les objectifs d’égalité.

Surexploitation des sols, érosion, destruction des nappes phréatiques, réduction de la biodiversité, pollutions toxiques, etc. : dans les années à venir, la force féministe pourra rejoindre le combat écologique dans une région où l’exploitation frénétique de la nature entraîne peu à peu des problèmes environnementaux importants. En effet, l’infériorisation des femmes et de la nature sont historiquement reliés et pourront faire l’objet de luttes jointes, sous la bannière de l’éco-féminisme. 

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