La postérité de Jaurès en Italie et en Allemagne

Le souvenir de Jean Jaurès, commémoré au moment de son assassinat, puis utilisé pendant la Première Guerre mondiale, a connu une pérennité différente en Italie et en Allemagne jusqu’à aujourd’hui. Elisa Marcobelli a choisi de l’étudier dans la table-ronde « Jaurès, vivant parmi les vivants » organisée par la Fondation et la Société d’études jaurésiennes le 6 octobre 2023, lors des Rendez-vous de l’histoire de Blois, centrés sur la thématique « Les vivants et les morts ».

En France, Jaurès est une figure éminente, qui n’a pas besoin d’être présentée. Des rues portent son nom, des écoles lui rendent hommage. Même ceux qui ne pourraient pas préciser ses réalisations dans sa vie connaissent son nom. Cependant, à l’extérieur des frontières françaises, cette reconnaissance s’atténue et, en dehors des milieux universitaires, Jaurès reste méconnu. Il n’est pas dans les programmes scolaires, mais non plus dans la toponymie : il n’existe qu’une seule rue Jean Jaurès en Italie, située à Milan, à proximité de la gare centrale. En Allemagne, on a pu recenser deux rues Jean Jaurès, l’une à Berlin, dans une zone qui était autrefois une zone résidentielle des troupes françaises, et l’autre à Cologne. Cela peut sembler modeste, surtout si l’on considère qu’à sa mort, il fut largement célébré dans ces deux pays comme l’un des plus illustres porte-parole du socialisme international.

Si l’on se penche sur la question de la postérité de Jaurès en Italie et en Allemagne, les traces les plus importantes se trouvent dans la presse. L’étude des journaux révèle une attention variable de l’opinion publique, dans les deux pays, envers cet homme politique français et met en lumière des perspectives très contrastées sur la figure de Jaurès ainsi que des interprétations multiples de sa pensée.

À sa mort : des célébrations unanimes

Après l’assassinat de Jaurès, l’Italie lui rend un hommage unanime, mettant de côté les divergences qui l’avaient opposé de temps à autre, de son vivant, aux socialistes italiens. Les journaux, en particulier les socialistes Avanti! et Critica sociale, utilisent des adjectifs solennels pour évoquer sa mémoire, le qualifiant par exemple de « fils titanesque du Parti socialiste international »1Avanti!, 2 août 1914.. Des cérémonies commémoratives sont organisées à Rome ainsi que dans des villes plus petites, comme Parme, où le conseil municipal se recueille autour d’un discours mémoriel et envoie un télégramme de condoléances au président de la République française2Avanti!, 7 août 1914.. L’Avanti! reçoit des messages d’hommage en l’honneur de Jaurès de la part de nombreuses sections locales du PSI. De surcroît, même les démocrates-chrétiens italiens expriment, dans les colonnes du quotidien socialiste, leur « horreur et indignation » face à l’assassinat de l’homme politique français3Avanti!, 6 août 1914..

En Allemagne, tout comme en Italie, la nouvelle du décès de Jaurès est relayée par tous les journaux, et c’est bien entendu le Vorwärts socialiste qui lui accorde la plus grande place. L’homme politique français y est décrit comme « l’incarnation du génie français », doté d’une « voix puissante » et d’une éloquence « extrêmement imagée » ; son discours est « si impressionnant, que même ceux qui ne partageaient pas ses idées étaient emportés par son enthousiasme »4Vorwärts, 2 août 1914.. Jaurès est célébré comme une figure de proue du socialisme français et l’une des éminentes personnalités de l’Internationale socialiste. Le 5 août, le Leipziger Volkszeitung, le journal pour lequel écrivait notamment Rosa Luxemburg, lui consacre un long poème, dont voici quelques vers :
« C’est lui qui, par son discours,
Peut-être encore perce les nuages,
Que l’on a enterré avec le regard humide,
Lorsque la mort l’a frappé de sa main meurtrière ! »5Leipziger Volkszeitung, 5 août 1914.

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L’utilisation de la figure de Jaurès par la propagande de guerre

La mort de Jaurès survient toutefois à un moment où l’opinion publique est fortement polarisée. Jaurès quitte ce monde juste avant des événements qui l’auraient inévitablement poussé à prendre une position claire vis-à-vis de la guerre. Il ne peut plus s’exprimer ni défendre ses opinions, et les actions qu’il n’a pas pu accomplir, les décisions qu’il n’a pas pu prendre, se retrouvent enchevêtrées dans l’engrenage de la propagande, manipulées au gré des différentes causes en présence.

On le sait, la mort de Jaurès coïncide presque avec le début de la guerre en France. De son côté, l’Italie reste neutre jusqu’en mai 1915. Malgré cela, des affrontements autour de la question de la neutralité ont lieu dans la Péninsule. Ainsi, la figure de Jaurès est exploitée tant par ceux qui prônent l’entrée en guerre de l’Italie, parmi lesquels se trouve Mussolini6À cette époque Benito Mussolini est encore l’un des leaders charismatiques du Parti socialiste italien. Après s’être farouchement opposé à l’entrée en guerre de l’Italie, il embrasse ouvertement des positions bellicistes à partir d’octobre 1914., qui mettent l’accent sur le patriotisme jaurésien, que par ceux qui plaident en faveur de la neutralité italienne. Ces derniers décrivent Jaurès comme un « martyr de l’antimilitarisme »7Avanti!, 7 août 1914.. Un pamphlet intitulé Contro il nazionalismo e contro il militarismo (« Contre le nationalisme et le militarisme ») est rapidement publié en italien, rassemblant des extraits de divers écrits de Jaurès qui présentent l’ensemble de ses idées antimilitaristes et pacifistes8Jean Jaurès, Contro il nazionalismo e contro il militarismo, Milan, Avanti !, 1914..

En réalité, cette dualité d’attitude des socialistes italiens envers Jaurès trouve ses origines de son vivant. L’historien Alain Goussot a identifié dans la perception des socialistes italiens une distinction entre un « bon Jaurès » et un « mauvais Jaurès »9Alain Goussot, « Jaurès et les intellectuels italiens », in Madeleine Rebérioux et Gilles Candar (dir.), Jaurès et les intellectuels, Paris, Les Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 1994, p. 261.. Le « bon Jaurès » serait celui des réformes et des grands discours parlementaires, celui qui « incarne le socialisme latin et une politique socialiste ouverte aux alliances »10Franco Andreucci, « Il partito socialista italiano e la Seconda Internazionale », Studi storici, n°2, 1977, p. 53.. Le « mauvais Jaurès », quant à lui, dérange une partie des socialistes italiens en raison de ses positions dans L’Armée nouvelle et de son attitude envers Millerand après 1905, lesquelles ont fait l’objet de nombreuses critiques en Italie11Andrea Geuna, « La réception manquée de L’Armée nouvelle par le mouvement ouvrier italien. Le cas de la revue Critica sociale », Cahiers Jaurès, n°207-208, 2013, pp. 103-114..

Contrairement à l’Italie, qui maintient sa neutralité pendant plusieurs mois, l’Allemagne adresse un ultimatum à la Russie le jour du décès de Jaurès et déclare la guerre à la Russie le jour suivant, le 1er août (et le 3 à la France). Les répercussions de ces événements se manifestent également dans la manière dont l’assassinat du tribun socialiste français est interprété dans le pays.

Pour les sociaux-démocrates qui reprennent le combat pour la paix dès 1915, à mesure que la guerre s’enlise, Jaurès devient la figure emblématique de la lutte pour la paix. Le Jaurès en tant que défenseur de la paix au sein de l’Internationale socialiste devient l’un des guides à suivre dans les sombres années de la guerre12Vorwärts, 25 janvier 1915 et 31 juillet 1915 ; Berliner Tageblatt, 31 juillet 1915..

La fraction la plus nationaliste de l’opinion publique allemande ne reconnaît de sa part aucune légitimité à l’engagement pacifiste de Jaurès antérieur à août 1914. Le quotidien nationaliste extrémiste, raciste et antisémite Rheinisch-Westfälische Zeitung (Essen) n’hésite pas à publier, le 29 juillet 1915, les lignes suivantes : « Aujourd’hui, Jaurès, comme ses compagnons de pensée, serait ministre dans le gouvernement de M. Poincaré, il serait l’un des piliers du gouvernement français actuel ». L’opinion selon laquelle Jaurès aurait probablement rejoint l’Union sacrée s’il n’était pas décédé juste avant était partagée par une grande partie des nationalistes allemands, et même au-delà.

Les journaux nationalistes allemands interviennent également dans le contexte de la mort de Jaurès, intégrant les faits à des visées de propagande. Une théorie avancée est que Jaurès aurait eu connaissance de preuves montrant la volonté belliqueuse de la France, ce qui aurait motivé son assassinat. Ces discours visent principalement à présenter la France sous un jour défavorable, suggérant qu’elle avait autant désiré la guerre que l’Allemagne. Une série d’articles abordent ce sujet de manière étonnamment fréquente dans la presse allemande pendant la guerre, en particulier dans des journaux nationalistes tels que Deutsche Tageszeitung, Norddeutsche Allgemeine Zeitung, Das grössere Deutschland, Kölnische Zeitung, Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) et Neue Hamburger Zeitung, pour n’en nommer que quelques-uns parmi les principaux. Jaurès aurait été assassiné par la volonté des nationalistes français, qui auraient été les véritables instigateurs de l’acte perpétré par Villain13Kölnische Zeitung, 2 août 1915, 6 août 1916 et 20 octobre 1916 ; Neue Hamburger Zeitung, 3 août 1915 ; Deutsche Tageszeitung, 20 janvier 1916 ; Das grössere Deutschland, 6 août 1916 ; Frankfurter Allgemeine Zeitung, 31 juillet 1917.. La raison de leur désir de l’éliminer serait que Jaurès aurait eu l’intention de publier, dans les pages de L’Humanité, le 1er août, une sorte de « J’accuse » qui aurait pointé du doigt les responsables français de la crise en cours – ce qui aurait mis en lumière les jeux politiques et « les intérêts mesquins » qui se cachaient derrière le déclenchement de la guerre. D’ailleurs, selon les journaux allemands, une preuve de ces allégations serait que les archives de Jaurès auraient été transférées en Suisse très rapidement après sa mort, car elles contiendraient des témoignages de la détermination de la France à entrer en guerre contre l’Allemagne14Norddeutsche Allgemeine Zeitung, 28 juillet 1918..

Il est évident que nous sommes en plein cœur de la propagande de guerre, après des années d’hostilités franco-allemandes dans les pages des journaux. L’Allemagne, accusée d’être l’instigatrice du conflit, tente de se dégager de ses responsabilités en accusant la France d’avoir autant, voire plus, souhaité le déclenchement des combats. Jaurès devient un pion dans cette partie.

Jaurès dans les années 1920 : le « martyr socialiste »

Après la guerre, ces interprétations propagandistes de la figure de Jaurès, et en particulier de sa mort, perdent leur pertinence. Tant les socialistes en Italie fasciste que les forces politiques de la République de Weimar en Allemagne se rallient à l’image largement partagée de Jaurès en tant que défenseur de la paix.

Dans l’Allemagne des années 1920, qui doit composer avec les contraintes imposées par le Traité de Versailles, Jaurès est célébré comme celui qui s’était toujours battu pour l’amitié franco-allemande. Le pays instaure un événement annuel pour protester contre toute guerre, qui a lieu autour de la date d’anniversaire de la déclaration de la mobilisation générale de 1914. Lors de ces rassemblements, Jaurès est invariablement évoqué : il est devenu une sorte de divinité protectrice du mouvement pour la paix.

Les deux pays donnent beaucoup d’importance à la décision prise en France de transférer le corps de Jaurès au Panthéon, en novembre 1924, et aux discussions qui ont lieu dans le pays autour de cela. Parmi toutes les années de publication des nombreux journaux consultés à la recherche des références à Jaurès, l’année 1924, qui marque également le dixième anniversaire de sa mort, est largement celle où l’on trouve le plus grand nombre d’articles consacrés au tribun socialiste. Il est remarquable de noter que ces discussions ne sont pas uniquement présentes dans la presse socialiste, mais également dans des journaux tels que le Corriere della Sera en Italie, le Hamburger Echo ou la Frankfurter Allgemeine Zeitung en Allemagne. Contrairement à ce qui a pu se produire en France, la panthéonisation de Jaurès et les célébrations organisées autour de cet événement ne suscitent aucune polémique dans ces deux pays. Dans un article daté du 23 novembre 1924, Vorwärts se félicite de cette initiative, saluant Jaurès comme l’homme qui s’est battu pour la paix franco-allemande. De même, la conservatrice Frankfurter Allgemeine Zeitung évoque Jaurès comme l’homme qui a su parfaitement synthétiser l’internationalisme et le nationalisme15Frankfurter Allgemeine Zeitung, 24 janvier 1924 et 24 novembre 1924 ; voir également Berliner Tageblatt, 24 novembre 1924.. En Italie, théâtre d’affrontements quasi quotidiens entre socialistes et fascistes, Jaurès est désormais couramment appelé le « martyr socialiste »16Avanti!, 25 novembre 1924.. Cette appellation, en pleine période fasciste, fait clairement référence aux différents martyrs socialistes italiens contemporains, tels que Giacomo Matteotti, assassiné par les fascistes en juin 1924. L’attention portée à Jaurès ne faiblit pas dans les années 1920 dans les deux pays, qui commémorent notamment les soixante-dix ans de sa naissance en 192917Hamburger Echo, 3 septembre 1929. et évoquent son nom à chaque anniversaire du début de la guerre.

D’ailleurs, en Italie, sa postérité est assurée grâce aux références qu’Antonio Gramsci fait à son égard. Gramsci, qui avait lu la biographie de Jaurès écrite par Charles Rappoport, cite Jaurès à seize reprises dans ses Quaderni del carcere. Dans l’un des passages du cahier 2, Gramsci décrit Jaurès comme « un orateur extraordinaire, inégalé, enflammé, romantique et en même temps réaliste »18Antonio Gramsci, Quaderni del carcere. A cura di Valentino Gerratana, Turin, Einaudi, 2014, p. 982.. Il déclare également plus loin, dans le cahier 3 : « Après la mort de Zola et de Jaurès, plus personne ne sait parler du peuple au peuple »19Ibid., p. 1143..

Entre controverses et oubli

Au-delà de cela, dans les années 1930, les références à Jaurès se font de plus en plus rares. Il existe toutefois une polémique intéressante en Allemagne qui a lieu à l’occasion de la célébration à Paris du 23e anniversaire de la mort du tribun, en août 1937, qui rassemble socialistes et communistes. Plusieurs articles dans la presse allemande affirment qu’il n’est pas approprié que les communistes français rendent hommage à Jaurès, car ils sont opposés à l’amitié de leur pays avec l’Allemagne et sont alliés de la Russie soviétique. Les communistes français qui célèbrent Jaurès sont accusés de trahir l’homme politique qui s’était battu pour la pacification entre la France et l’Allemagne et qui n’aurait jamais été « un laquais des bolcheviks »20Kölnische Zeitung, 2 août 1937 ; Deutsche Bergwerks-Zeitung, 8 août 1937.. Il est évident que nous sommes de nouveau face à une argumentation qui relève de la propagande et qui n’a rien à voir avec la pensée de Jaurès. En 1937, être allié de l’Allemagne aurait signifié soutenir Hitler.

Les dernières références substantielles à Jaurès dans la presse allemande remontent à cette période. Le nazisme, la guerre et la division en deux blocs du pays semblent avoir complètement effacé la figure de Jaurès de la mémoire collective allemande, y compris de la mémoire socialiste, pendant une longue période. Il n’y a pas eu de regain d’intérêt pour Jaurès non plus en République démocratique allemande. Dans les trois principaux journaux de l’époque, à savoir Neues Deutschland (le journal officiel du SED), Berliner Zeitung (journal de Berlin-Est fondé en 1945) et Neue Zeit (un quotidien qui n’a pas grand-chose à voir avec la revue Die Neue Zeit du SPD, largement lue avant la Première Guerre mondiale), on ne trouve jamais de mention du nom de l’homme politique français. Ces journaux rappellent, en 1954, le début de la guerre et commémorent les cinquante ans de cet événement en 1964, sans jamais évoquer le nom de Jaurès. Cette absence, qui contraste fortement avec la période des années 1920 où la figure de Jaurès était fréquemment mentionnée, est probablement due au fait que Jaurès représentait aux yeux du SED un socialisme réformiste très éloigné, idéologiquement et temporellement, de celui d’un parti socialiste d’inspiration marxiste-léniniste, qui reflétait l’organisation du Parti communiste de l’Union soviétique.

En Italie, la situation politique après la guerre est différente, tout comme la place de Jaurès dans le discours public. Bien qu’il ne soit plus aussi présent qu’il l’était jusqu’aux années 1920, il n’est pas complètement effacé comme en Allemagne. La Critica sociale commémore à nouveau la mort de Jaurès en 1954 et en 1974, tout comme l’Avanti!, qui le salue lors de l’anniversaire de 1964. Jaurès est encore une fois célébré comme le « dernier défenseur du bastion de la paix » et le « bâtisseur de la démocratie et du socialisme »21Avanti! (édition romaine), 31 juillet 1964.. En 1970, le Corriere della Sera parle de lui comme « le Saint de la France laïque »22Corriere della Sera, 4 septembre 1970..

Les années les plus récentes : une mémoire apaisée

Dans les années les plus récentes, la référence à Jaurès, bien que devenue très rare, s’est normalisée. La mémoire de Jaurès dans les deux pays semble s’être définitivement apaisée. L’aspect prédominant de sa vie et de sa pensée qui est mis en avant reste son combat pour la paix et aucune polémique n’a lieu autour de sa figure. De temps à autre, Jaurès est rappelé dans la presse allemande et italienne lors des anniversaires. Par exemple, la Frankfurter Allgemeine Zeitung rappelle sa mort lorsqu’elle consacre un article aux quatre-vingts ans du début de la Première Guerre mondiale23Frankfurter Allgemeine Zeitung, 1er août 1994.. Die Zeit lui consacre un article en 2009 à l’occasion des cent cinquante ans de sa naissance24Die Zeit, 3 septembre 2009.. On retrouve ponctuellement des articles dédiés à Jaurès dans les pages du Corriere della Sera le 23 octobre 2007 ou le 29 avril 2008 par exemple. Ces articles sont désormais érudits et dépourvus de toute charge idéologique. La mémoire de Jaurès ne suscite plus, dans les deux pays, les passions qu’elle peut encore susciter en France, ou les passions qu’on observe encore aujourd’hui autour d’autres personnalités du socialisme de son époque, comme Karl Liebknecht ou Rosa Luxemburg en Allemagne, ou Filippo Turati en Italie – même si, pour susciter des passions politiques socialistes en Italie, il faut se rapprocher davantage des années contemporaines : des polémiques ou commémorations émues ont encore lieu autour des figures de Giacomo Matteotti ou des frères Rosselli, par exemple.

Le nom de Jaurès a refait surface avec une plus grande présence lors du centenaire de son assassinat en 2014. En Italie, bien que les références soient limitées, quelques articles de journaux ont abordé le sujet, notamment dans L’Unità le 31 juillet 2014. L’anniversaire de la mort de Jaurès est l’occasion pour un regain d’intérêt à la faveur de Jaurès aussi en Allemagne, et le vice-chancelier social-démocrate de l’époque, Sigmar Gabriel, accompagne le président français François Hollande lors de la commémoration au Café du croissant le 31 juillet 2014. Il s’agit d’un geste fortement symbolique, mettant en avant la composante franco-allemande comme le véritable thème de la rencontre. Cela s’inscrit dans la construction mémorielle du rapprochement franco-allemand autour de la Première Guerre mondiale, depuis la visite aux champs de bataille de la Marne de Charles De Gaulle et Konrad Adenauer, en 1964, jusqu’à la présence de Angela Merkel et François Hollande à Verdun en 2017, passant bien sûr, entre autres, par le célèbre hommage rendu par Helmut Kohl et François Mitterrand à Douaumont en 1984.

On le disait, en-dehors des pages des journaux, Jaurès n’occupe pas beaucoup de place dans l’espace publique italien et allemand. Cependant, son nom est apparu de temps à autre dans des créations artistiques. En 2008, l’auteure allemande d’origine croate Marica Bodrožić consacre à Jean Jaurès un poème en prose qui commence par « ÉCOUTEZ-MOI, je vais vous dire la vérité, criait-il, et la vérité, c’est qu’il était prêt à y laisser sa vie ». La même année (il ne s’agit là que d’un hasard), Jaurès est présenté dans une chanson du groupe Offlaga Disco Pax comme « un dirigeant du Parti socialiste français » qui « a été tué avant la guerre ».

Pour conclure avec une note divertissante, la chose la plus singulière concernant la mémoire de Jaurès en Italie est le fait que des enfants ont été prénommés « Jaurès », principalement en Émilie-Romagne et en Toscane, fiefs socialistes puis communistes. Il s’agissait souvent de fils de militants qui refusaient d’appeler leurs enfants par les prénoms des saints du calendrier, ce qui a été la norme pendant très longtemps dans l’Italie rurale et populaire, et choisissaient de les nommer plutôt « Marx » ou « Marxino », « Engles » (pour Engels), Uliano (pour Vladimir Oulianov Lenin)… Il n’était donc pas impossible (bien que cela demeurait rare) de rencontrer un individu prénommé Jaurès dans les rues de ces régions du centre de la Péninsule25Cette information est donnée par Jenner Meletti, « Quando li chiamavano Rivo, Luzio e Nario », Il Venerdì di Repubblica, 1er novembre 2002. Malheureusement, nous n’avons pas pu accéder aux archives de l’état civil italien, ce qui nous aurait permis de calculer l’ampleur de ce phénomène.. Parmi eux figure le fils du chef du groupe socialiste de Empoli, Jaurès Busoni, né alors que Jean Jaurès était encore en vie (en 1901), et qui a fait une carrière politique au sein du PSI jusqu’à sa mort survenue en 198926Scheda di attività – Jaurès Busoni – III Legislatura 1958-1963, Senato della Repubblica Italiana..

En somme, après le 31 juillet 1914, Jaurès a connu une fortune diverse en Italie et en Allemagne. Même s’il a été célébré lors de sa mort, les divergences idéologiques entre les différents groupes ont largement contribué à façonner la manière dont il a été perçu dans les deux pays. En Italie, Jaurès a été utilisé dans la lutte idéologique des années 1920 entre fascistes et socialistes, tandis qu’en Allemagne, il a été récupéré par les sociaux-démocrates et instrumentalisé par les nationalistes dans leur tentative de déresponsabiliser l’Allemagne de la guerre. Plus tard, en RDA, il a été occulté. En Italie, il a continué d’être célébré à travers des références à sa figure dans la presse, mais sans plus susciter de polémiques. Aujourd’hui, il est rappelé occasionnellement dans les médias des deux pays, mais sa mémoire n’a plus la même résonance qu’à l’époque où il était un acteur majeur de la vie politique française et internationale.

  • 1
    Avanti!, 2 août 1914.
  • 2
    Avanti!, 7 août 1914.
  • 3
    Avanti!, 6 août 1914.
  • 4
    Vorwärts, 2 août 1914.
  • 5
    Leipziger Volkszeitung, 5 août 1914.
  • 6
    À cette époque Benito Mussolini est encore l’un des leaders charismatiques du Parti socialiste italien. Après s’être farouchement opposé à l’entrée en guerre de l’Italie, il embrasse ouvertement des positions bellicistes à partir d’octobre 1914.
  • 7
    Avanti!, 7 août 1914.
  • 8
    Jean Jaurès, Contro il nazionalismo e contro il militarismo, Milan, Avanti !, 1914.
  • 9
    Alain Goussot, « Jaurès et les intellectuels italiens », in Madeleine Rebérioux et Gilles Candar (dir.), Jaurès et les intellectuels, Paris, Les Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 1994, p. 261.
  • 10
    Franco Andreucci, « Il partito socialista italiano e la Seconda Internazionale », Studi storici, n°2, 1977, p. 53.
  • 11
    Andrea Geuna, « La réception manquée de L’Armée nouvelle par le mouvement ouvrier italien. Le cas de la revue Critica sociale », Cahiers Jaurès, n°207-208, 2013, pp. 103-114.
  • 12
    Vorwärts, 25 janvier 1915 et 31 juillet 1915 ; Berliner Tageblatt, 31 juillet 1915.
  • 13
    Kölnische Zeitung, 2 août 1915, 6 août 1916 et 20 octobre 1916 ; Neue Hamburger Zeitung, 3 août 1915 ; Deutsche Tageszeitung, 20 janvier 1916 ; Das grössere Deutschland, 6 août 1916 ; Frankfurter Allgemeine Zeitung, 31 juillet 1917.
  • 14
    Norddeutsche Allgemeine Zeitung, 28 juillet 1918.
  • 15
    Frankfurter Allgemeine Zeitung, 24 janvier 1924 et 24 novembre 1924 ; voir également Berliner Tageblatt, 24 novembre 1924.
  • 16
    Avanti!, 25 novembre 1924.
  • 17
    Hamburger Echo, 3 septembre 1929.
  • 18
    Antonio Gramsci, Quaderni del carcere. A cura di Valentino Gerratana, Turin, Einaudi, 2014, p. 982.
  • 19
    Ibid., p. 1143.
  • 20
    Kölnische Zeitung, 2 août 1937 ; Deutsche Bergwerks-Zeitung, 8 août 1937.
  • 21
    Avanti! (édition romaine), 31 juillet 1964.
  • 22
    Corriere della Sera, 4 septembre 1970.
  • 23
    Frankfurter Allgemeine Zeitung, 1er août 1994.
  • 24
    Die Zeit, 3 septembre 2009.
  • 25
    Cette information est donnée par Jenner Meletti, « Quando li chiamavano Rivo, Luzio e Nario », Il Venerdì di Repubblica, 1er novembre 2002. Malheureusement, nous n’avons pas pu accéder aux archives de l’état civil italien, ce qui nous aurait permis de calculer l’ampleur de ce phénomène.
  • 26
    Scheda di attività – Jaurès Busoni – III Legislatura 1958-1963, Senato della Repubblica Italiana.

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