La philosophe et le chef

Philosophie et cuisine n’ont-ils vraiment rien à voir l’un avec l’autre ? Si le mariage peut sembler en effet improbable, il constitue toutefois une illustration saillante pour appréhender le concept d’hybridation en tant que grande tendance de notre temps.

Guillaume Gomez est le plus jeune cuisinier de l’histoire à avoir remporté le titre de Meilleur Ouvrier de France. Il est entré au Palais de l’Élysée en 1997, lors de son service militaire, après sa formation à l’École de Paris des métiers de la table. Chef des cuisines de l’Élysée à partir de 2013, il se bat pour défendre les valeurs qui lui sont essentielles, telles que le travail, le partage, la transmission, et participe au rayonnement de toute une économie, tant sur le plan national qu’international : la défense et la promotion des savoirs, la transmission dans les écoles, la mise en avant de producteurs et le rayonnement des produits qui sont le fleuron de la gastronomie française. En 2011, Guillaume Gomez fonde l’association Les Cuisiniers de la République française. Il est également membre de l’Académie nationale de cuisine, des Disciples d’Auguste Escoffier, de l’Académie culinaire de France, de la Société des cuisiniers de France et des Toques françaises. Depuis mars 2021, il est ambassadeur de France de la gastronomie, l’alimentation et les arts culinaires.

Lauréats de nombreux prix, ses ouvrages sont désormais des références. En 2018, Cuisine, Leçons en pas à pas1CuisineLeçons en pas à pas, Paris, Chêne, 2017. ayant reçu le titre de « Meilleur livre de cuisine du monde » et étant traduit dans plusieurs langues avait ouvert la voie pour Cuisine, Leçons en pas à pas, pour les enfants2CuisineLeçons en pas à pas, pour les enfants, Paris, Chêne, 2018. qui, en 2019, remporte également le titre de « Meilleur livre de cuisine du monde » dans la catégorie « enfant ». Aussi chevalier de la Légion d’honneur et chevalier des Arts et des Lettres, Guillaume Gomez a de nombreux engagements associatifs.

Gabrielle Halpern est docteure en philosophie, chercheure associée et diplômée de l’École normale supérieure. Elle a travaillé au sein de différents cabinets ministériels, avant de participer au développement de startups et de conseiller des entreprises et des institutions publiques. Elle possède également une formation en théologie et en exégèse des textes religieux. Ses travaux de recherche portent en particulier sur la notion de l’hybride et elle est l’auteur de Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Le Pommier, 2020.

Faire dialoguer un chef et une philosophe est ce que vous appelleriez, Gabrielle Halpern, un « mariage improbable ». Quel est, à vos yeux, le lien entre la philosophie et la cuisine ?

Gabrielle Halpern : Effectivement, la cuisine et la philosophie n’ont a priori pas grand-chose à voir ensemble, mais lorsque l’on y réfléchit de plus près, leurs liens sont beaucoup plus forts qu’on ne le croit. Il y a d’ailleurs un certain nombre de philosophes qui s’y sont intéressés de près : Platon ou Nietzsche, pour ne citer qu’eux ! Si la cuisine est une forme de chimie entre les aliments, la philosophie est une alchimie entre les idées, entre les concepts. L’ingéniosité du cuisinier réside, entre autres, dans les mariages qu’il va réussir à réaliser entre les aliments, entre les saveurs ; celle du philosophe réside dans sa capacité à créer des ponts entre des mondes, entre des idées. Le philosophe et le cuisinier sont des marieurs, si j’ose dire ! Sans compter qu’ils sont tous les deux au service de la société et que chacun à sa manière lui apporte une nourriture qui lui permet de survivre et de vivre. Ne dit-on pas que l’estomac est comme un deuxième cerveau ? Cela est d’ailleurs prouvé scientifiquement, puisque les laboratoires de recherche ont mis en évidence l’existence de tout un réseau de neurones situés sur les parois du tube digestif et qui régule les fonctions digestives… Cela me fait penser à une phrase de Nietzsche qui me revient souvent en tête : « Les préjugés viennent des intestins. » Cuisine et philosophie, qui peuvent sembler éloignées, ont donc énormément en commun et leur mariage improbable peut être très fécond ; les faire résonner et les entrecroiser est précisément ce que j’entends par « hybridation » – mon grand thème de recherche en philosophie depuis de nombreuses années. 

Guillaume Gomez : De mon côté, je dirais qu’il y a de la philosophie dans la cuisine ! En tant que chef, ma philosophie est de ne surtout pas tomber dans la routine, de ne pas avoir d’idées figées. Il faut savoir s’intéresser à tout et penser que la vérité est toujours ailleurs… Ce n’est pas parce que tu as toujours fait quelque chose comme ça et qu’un autre va la faire différemment que ce ne sera pas intéressant et que cela ne mérite pas ton attention. Le principe même d’une brigade est construit comme ça. La cuisine, c’est de l’esprit critique, de l’empathie, un sens de l’autre, du partage, et donc une forme d’éthique. C’est aussi de la créativité, de la remise en question de soi, en un mot, c’est de la philosophie !

Vous avez parlé d’« hybridation ». Qu’est-ce que vous évoque ce mot ?

Gabrielle Halpern : L’« hybridation » m’évoque ce personnage mythologique du Centaure ; cette figure mi-homme et mi-cheval, qui est le fruit d’un mariage improbable. Il représente l’hybride, cette part de la réalité dont nous nous méfions, parce qu’elle n’entre dans aucune de nos cases. Il incarne le mélange, l’insaisissable, l’imprévisible, l’hétéroclite, le contradictoire. C’est peut-être pour cela qu’il a presque toujours été décrit, dépeint ou sculpté comme un personnage dangereux et étrange ; signe que l’hybride nous dérange. Le terme « hybride » était plutôt rare jusqu’à présent, à part en biologie et dans le secteur automobile et lorsqu’il était utilisé, à l’endroit d’une personne ou de quelque chose, c’était rarement pour faire un compliment. Et, pourtant, progressivement, nous apprivoisons cette angoisse de l’hybride et nous assistons à une démultiplication de signaux faibles tout autour de nous témoignant de ce que l’hybridation est en train de devenir la grande tendance de notre temps. Prenez les villes : les projets de végétalisation se multiplient, les fermes urbaines, les potagers, les élevages d’animaux sur les toits des bâtiments se développent au point que la frontière entre les villes et les campagnes tend à devenir de plus en plus ténue. Cette hybridation de la nature et de l’urbanisme se fait parallèlement à celle des produits et des services proposés par les entreprises. Si nous étions avant dans une société industrielle et que nous sommes passés à une société de services, il devient difficile aujourd’hui de distinguer les deux et ils s’hybrident dans ce que l’on pourrait appeler une société des usages ou des relations. Ces innovations par hybridation vont bouleverser les entreprises, les métiers, les secteurs, les marchés et la notion même de concurrence. Les écoles, les universités, les laboratoires de recherche, les entreprises, les administrations publiques commencent, partout et de plus en plus, à collaborer de manière plus étroite – ce qui accroît le nombre de doubles diplômes, brouille les fiches de poste et les métiers et chamboule les modèles organisationnels et les identités professionnelles. La Covid-19 a accentué ces hybridations, en métamorphosant les manières de travailler à distance et en présentiel. La case « travail » doit être complètement revisitée. Les objets n’échappent pas à la règle et s’hybrident également : le téléphone, pour prendre l’exemple le plus trivial, est aussi un réveil, une radio, un scanner et un appareil photo. Il est paradoxalement et tout à la fois un espace/temps de loisir et de travail. Les territoires, eux, voient se multiplier les tiers-lieux : des endroits insolites qui mêlent des activités économiques de services, avec de la recherche, des startups, de l’artisanat, de l’innovation sociale, ou encore des infrastructures culturelles. Les modes de consommation et de commercialisation suivent également cette grande tendance à l’hybridation et l’on voit émerger de nouveaux types de magasin où il ne s’agit plus seulement de vendre et d’acheter, mais également d’apprendre, de jouer, de se cultiver, de se rencontrer… Il y a une hybridation non pas seulement des canaux (distanciel/présentiel), mais aussi des usages et des fonctionnalités, des espaces, des générations et des activités. L’hybridation est une chance pour notre société ! C’est un sujet qui me passionne et c’est pour ça que je lui ai consacré ma thèse de doctorat en philosophie et mon premier essai Tous centaures ! Éloge de l’hybridation3Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020..

Guillaume Gomez : L’« hybridation », cela m’évoque immédiatement Gabrielle Halpern, puisque ce sont ses travaux de recherche, dont on entend de plus en plus parler, à travers son livre et ses articles dans la presse. J’utilise d’ailleurs de plus en plus souvent ce mot, car je suis convaincu que c’est l’une des solutions dont notre société a besoin : si nous voulons construire la société que nous souhaitons, c’est par l’hybridation que nous y parviendrons. Aller vers une autre consommation, une autre société, un autre mode de fonctionnement, d’autres valeurs. Cela n’a rien d’artificiel, puisque l’être humain est naturellement hybride ; l’hybridation fait partie de nous. À partir du moment où l’on éduque, où l’on grandit, à partir du moment où l’on éduque l’autre, où l’on partage avec l’autre, il y a un début d’hybridation. 

La gastronomie française est ce qu’elle est précisément parce qu’elle a été ouverte sur le monde et a su s’enrichir des autres gastronomies, en intégrant d’autres produits, d’autres techniques d’autres pays. Dans les métiers de la restauration, dans les métiers de l’alimentation, cela fait partie de notre ADN, puisque l’origine même de nos métiers – les savoirs – est une hybridation. Nous nous calquons sur l’autre, nous apprenons de lui, avant de créer notre propre identité culturelle, gastronomique, culinaire, avec notre passé, notre histoire, notre famille, notre terroir et notre territoire, qui consistera en quelque chose de différent, d’unique. La cuisine doit ressembler à celui qui la fait : le type de restaurant, la saison, la région, le contexte (s’agit-il d’un repas de loisir ou de travail ? Est-ce un repas en solitaire ou en bonne ou mauvaise compagnie ?) influent sur le repas, sur l’alimentation. Tous ces paramètres ont une incidence sur le repas. Selon que le cuisinier est amoureux ou pas, a bien dormi ou non, le plat variera et l’histoire qu’il racontera à travers le plat sera différente ! La cuisine est un art vivant ; un plat est toujours unique. Les expériences de vie et la sensibilité de chacun vont apporter quelque chose au repas. Le métier de cuisinier est un métier hybride, car il n’y a pas une seule part de notre métier qui ne doive pas se relier à d’autres.

Comment réussit-on une hybridation ?

Gabrielle Halpern : Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que l’hybridation, ce n’est ni la fusion, ni la juxtaposition, ni l’assimilation – qui sont, pour moi, les trois pièges de la relation à l’autre, que ce soit dans le domaine amical, professionnel, amoureux ou géopolitique. Il existe une quatrième voie, qui est celle de la métamorphose : pour obtenir un centaure, il ne suffit pas de mettre un homme sur un cheval, mais il faut que chacune des parties fasse un pas de côté, sorte de son identité, se métamorphose, et alors seulement il y aura rencontre et donc création d’une tierce figure, d’un tiers monde ! Mettre une crèche à côté d’une maison de retraite, ce n’est pas faire de l’hybridation générationnelle, c’est juxtaposer des générations ; en revanche, organiser des cours de cuisine dans des tiers-lieux « maison de retraite-crèche-restaurant-potager » où petits et grands cuisinent ensemble un gâteau, là, ça commence à ressembler à de l’hybridation. De par mes formations et mes expériences professionnelles, au sein du monde académique, au sein de différents cabinets ministériels, puis dans l’univers des startups, celui des entreprises, ou encore celui des institutions publiques, j’ai trop souvent vu des mondes radicalement différents être incapables de parler la même langue : du startuper au PDG de grand groupe, du juriste au designer, en passant par le scientifique, l’administratif et le politique, c’est la tour de Babel à tous les étages. On fait des réunions, on se parle, mais on ne se rencontre pas. Il y a des oppositions, de la superposition, de la juxtaposition, mais il n’y a pas de métamorphose. Chacun sort malheureusement de la réunion comme il y est entré…

Pour réussir l’hybridation, il faut qu’il y ait des centaures, c’est-à-dire des personnes qui aient un pied dans ces différents mondes et qui servent de passeur, de traducteur entre ces mondes. Les centaures, ce sont ces êtres humains aux multiples formations, aux multiples cultures et horizons, qui ne se laissent pas enfermer dans une identité et qui sont curieux de tout ce qui n’est pas eux. Les centaures, ce sont ceux qui « jettent sans cesse leur ancre le plus loin possible », pour reprendre les mots du philosophe Elias Canetti. L’intelligence et la force du centaure résident dans sa capacité à créer des ponts, sans idées préconçues, entre des mondes radicalement différents, voire totalement contradictoires. Être un centaure n’est pas un luxe, ni le privilège de quelques-uns ; au fond de nous, nous savons bien que nous sommes tous des centaures, c’est-à-dire des êtres insaisissables, contradictoires, hétéroclites, en perpétuelle métamorphose. C’est tout le sens du titre de mon livre Tous centaures ! qui est une invitation à ce que chacun d’entre nous s’assume enfin en tant que centaure ! 

Guillaume Gomez : La cuisine, l’effet chimique même voulu dans la cuisine, est une transformation, une hybridation. C’est une hybridation aussi bien de matières que de destination, c’est-à-dire de goût. Avant même le sujet du goût, il y a une hybridation due à l’assaisonnement, à la perte d’eau, à la transformation moléculaire. Qu’est-ce qui fait qu’un morceau de viande ou un morceau de poisson passé au sel ou dans la marinade n’est plus le même, ni en goût, ni en texture, ni visuellement. 

On le voit au sein même de la recette de cuisine, qui est une hybridation. Si vous prenez cinq ingrédients, en fonction de la façon dont vous allez les faire se rencontrer, les mélanger, le résultat ne sera pas le même. Ce n’est pas juste « je mets cinq ingrédients et je mélange » ! Prenons la mayonnaise, qui est un bel exemple très simple d’hybridation : c’est du jaune d’œuf, de la moutarde, du sel, un corps acide – vinaigre ou citron – et de l’huile. Qu’est-ce qui va faire que l’on obtient une mayonnaise ? Ce sera grâce à un savant mélange et à un savoir-faire où l’on va mettre les ingrédients dans un certain ordre et avec une certaine technique. Si vous mélangez la moutarde avec l’huile et qu’après vous mettez le sel, le citron et, à la fin, le jaune d’œuf, vous obtiendrez tout ce que vous voulez, mais ce ne sera pas une mayonnaise ! Ce sera autre chose, qui n’aura pas le même goût, ni la même texture et qui n’aura pas du tout la même apparence. Si l’on met le sel sur le jaune d’œuf, l’œuf va cuire et l’on n’aura pas non plus le même résultat, donc vous voyez ? Tout est important ! Cela prouve que l’hybridation, ce n’est pas juste « mettre des choses ensemble », c’est un mélange de rencontres, d’acceptations – est-ce que les ingrédients s’acceptent ? –, de techniques. L’hybridation, en cuisine, a quelque chose d’intrinsèque : les cuisiniers mènent leurs hybridations, parce qu’on leur a transmis ces savoirs et qu’ils ont appris quels étaient l’ordre et la manière dont ils devaient amener les aliments à se rencontrer. On crée d’ailleurs souvent des recettes de cuisine, en changeant l’ordre des ingrédients ! Un morceau de viande cuit soit à la poêle, soit à l’eau, soit au four, soit au barbecue, soit pas du tout : Qu’est-ce qui fait qu’il n’a pas la même apparence, pas la même texture, pas le même goût ? La façon dont on découpe la viande, dont on la cuit, peut complètement la métamorphoser. Dans tout phénomène, tout processus d’hybridation, tout est important, alors même que rien n’est écrit. Le rôle de l’hybrideur, c’est-à-dire du cuisinier, est également fondamental : on donne les mêmes recettes, les mêmes ingrédients à dix cuisiniers, il y aura à la fin dix plats différents ! 

Sans compter que, comme l’être humain, l’ingrédient peut changer en cours de recette… Le produit, on ne va pas dire qu’il a une âme ou une vie propre, mais il a une histoire, en tout cas. Derrière un produit, il y a un homme, une femme et le produit raconte aussi leur histoire. C’est ce qui fait qu’une pomme n’est pas juste une pomme et qu’une asperge n’est pas juste une asperge ; chaque produit est unique et porte une singularité, selon la manière dont le pommier ou l’asperge auront été plantés, la manière dont l’asperge ou le pommier auront poussé, selon leur terroir, leur territoire. Et même si l’on prenait deux pommes du même pommier, chacune est unique et évoluera différemment, comme un être humain. Cette histoire, portée par le produit, aura une influence sur le plat final. La seule différence avec l’être humain, c’est le libre arbitre ! Si deux personnes discutent ensemble, l’une pourra peut-être arriver à convaincre l’autre et lui faire changer d’avis, mais dans le cas d’une tomate cuisinée avec une aubergine, la tomate ne deviendra jamais une aubergine !

Gabrielle Halpern : Mais y a-t-il des aliments qui ne se mélangent pas ? Qui ne se marient pas ?

Guillaume Gomez : Oui, il y a des aliments qui sont censés, de par leur structure chimique, ne pas se marier, la mayonnaise en est un bon exemple. L’huile ne se mélange pas avec le vinaigre : l’œuf sert alors à créer une émulsion stable et les éléments arrivent à se mélanger !  

Gabrielle Halpern : En fait, quand l’hybridation est difficile, il faut un œuf ! Si l’on applique cela aux problèmes de gouvernance, on voit qu’il faudrait un œuf pour que ça marche ! L’œuf, dans la mayonnaise, c’est le rôle joué par le centaure !

Qu’en est-il de l’hybridation dans le domaine professionnel et la gouvernance ?

Gabrielle Halpern : Il y a une image que je trouve très forte qui nous est proposée par Lucrèce dans De rerum natura. Il écrit qu’aux débuts de l’univers, « les atomes descendent en ligne droite dans le vide, entraînés par leur pesanteur. Mais il leur arrive, on ne saurait dire où ni quand, de s’écarter un peu de la verticale, si peu qu’à peine on peut parler de déclinaison. Sans cet écart, ils ne cesseraient de tomber à travers le vide immense, comme des gouttes de pluie ; il n’y aurait point lieu à rencontres, à chocs, et jamais la nature n’aurait rien pu créer4Lucrèce, De la Nature, Paris, Flammarion, 1997, pp. 81-83. ». Cette image permet de comprendre ce qui se joue dans une réunion où le directeur du marketing, le directeur juridique, le directeur financier et le directeur de la R&D parlent ensemble, mais ne se rencontrent pas. Du fait d’identités professionnelles très rigides, du fait que l’on pense les métiers, les formations, les diplômes comme des cases sur lesquelles on colle des étiquettes, il y a une difficulté à se comprendre, au-delà du jargon professionnel de chacun, car chaque monde a ses imaginaires, sa culture, ses représentations, ses préjugés, ses points de repère, sa temporalité, ses intérêts. Le rôle du manager, et plus généralement du directeur des ressources humaines, devrait justement être de créer des ponts entre ces mondes, de garantir la possibilité des hybridations ; cela signifie qu’il faudrait repenser les fiches de poste et les cases emprisonnantes des organigrammes, mais aussi réinventer les métiers, qui eux aussi s’hybrident. La force d’un collectif, qu’il s’agisse d’une entreprise ou d’une institution publique, réside dans la constellation des compétences et dans leur hybridation. Nous avons vu ces dernières années combien ces hybridations dans la gouvernance étaient difficiles… Si nous prenons l’exemple de la gestion de la Covid-19, il est, à mon sens, trop facile de moquer le politique ; il est trop commun de blâmer l’administratif ; il est trop tentant de critiquer le scientifique. Le vrai sujet est leur difficulté à s’hybrider ! Or, il est de notre responsabilité collective de sortir de nos mondes, de nos identités, de nos langues et de nos préjugés et de nous hybrider !

Guillaume Gomez : Le bon côté de la gastronomie, c’est que cela nous amène à réfléchir sur plein de choses. Certaines personnes trouvent que c’est un sujet secondaire et pas très sérieux, mais ils ont tort : la gastronomie, c’est un sujet très sérieux et c’est ce que j’essaie de mettre sur la table ! La gastronomie nous fait réfléchir à la saisonnalité, sur le fait même de faire société, à l’échange, on est le seul pays où l’on parle des repas à table ! Comme le dit la maxime du Club des Chefs : « La politique divise les hommes, la table les réunit. » C’est en ce sens que la gastronomie devrait être reconnue comme une merveille de l’humanité. Aujourd’hui, comme le dit Gabrielle Halpern, on se parle, mais on ne se rencontre pas, chacun campe sur ses positions, et la gastronomie, c’est l’inverse de tout cela, c’est le partage. La gastronomie permet de s’ouvrir à des choses que l’on ne connaît pas : on mange un nouvel aliment, on découvre des saveurs nouvelles, on accepte cette forme d’inconnu, on s’ouvre vers quelque chose d’autre que soi, vers quelque chose d’autre que ce que l’on connaît. L’intelligence devrait être de se parler et de se faire grandir : c’est ça, l’alimentation ! Il faut être curieux et ouvert. Pendant un repas, une autre forme de communication s’instaure : le dialogue, ce n’est pas que la parole, ce sont des gestes, des regards. Lorsqu’il m’est arrivé de cuisiner à l’étranger avec des équipes qui ne parlaient pas la même langue, nous arrivions pourtant à échanger autrement que par des mots et cela fonctionnait très bien !

Dans un restaurant, on est habitué à gérer des équipes avec des gens extrêmement différents ; ils n’ont pas la même culture, ni les mêmes attentes, ni la même langue, ni parfois les mêmes besoins. Chacun a une histoire différente. Qu’est-ce qui fait que le chef de cuisine arrive à être le chef d’orchestre de toute cette diversité ? À mon sens, c’est parce qu’il maîtrise l’hybridation, il sait qui faire travailler ensemble, comment et quand. La brigade est un modèle de travail collectif très particulier, parce que ce n’est ni de bas en haut, ni de haut en bas, mais c’est une vraie transversalité, une véritable hybridation où le commis va apporter quelque chose au chef, le serveur va apporter quelque chose au sommelier, etc. Ce qui fait la force d’une brigade, ce n’est pas que ses membres sont bons, mais qu’ils sont bons ensemble ! Il y a peu de métiers où l’on dépend comme ça autant de l’autre…

Qu’en est-il de l’hybridation des métiers, et plus précisément de celui de cuisinier ?

Gabrielle Halpern : L’hybridation est la grande tendance de notre temps et le monde du travail n’y échappera pas. Mais, vous l’avez compris, nous passerions complètement à côté du trésor que constitue l’approche hybride si nous la limitions à un banal « mélange de présentiel et de distanciel », comme malheureusement beaucoup de personnes la comprennent. Non, l’hybridation, ce n’est pas se contenter d’ajouter du numérique à ce que je fais, ce n’est pas juste retransmettre en streaming un événement, ce n’est pas animer une réunion ou une formation devant des participants présents dans la salle et d’autres présents derrière leur écran, ce n’est pas un banal multi-canal. L’approche hybride est infiniment plus riche !Demain, tous les métiers seront hybrides. Un designer ne pourra plus se cantonner à son métier, mais devra l’hybrider avec celui du développeur, et inversement. Le directeur commercial devra nécessairement s’hybrider avec le directeur de la R&D, etc. Parce que le monde est de plus en plus hybride, les métiers devront de plus en plus s’hybrider et cela conduira à repenser entièrement la formation professionnelle et la philosophie des ressources humaines.

Plutôt que de se former systématiquement dans des champs, des secteurs, des disciplines correspondant à son métier, il faudra jeter son ancre le plus loin possible, y compris vers d’autres secteurs, d’autres métiers, d’autres disciplines, de manière à acquérir des compétences radicalement différentes de celles que l’on possède déjà. Et c’est ainsi que les juristes apprendront à coder en langage Python, que les comptables se formeront au commerce et que les managers suivront des cours d’anthropologie. En ce sens, les collaborateurs qui sont déjà des « centaures » – aux formations et compétences hétéroclites – doivent être considérés comme des joyaux. Ils seront les métisseurs, les chevilles ouvrières entre des métiers/départements/services différents capables de construire des ponts entre ces mondes qui ont du mal à dialoguer. Recrutez des juristes-développeurs, des commerciaux-philosophes, des managers-designers, des ingénieurs-artistes ! Valorisez ces profils hybrides, promouvez-les, ne leur coupez pas leur cinquième patte de mouton et aidez-les à hybrider leurs compétences. L’entreprise ou l’institution publique hybride, capable d’hybrider les métiers, les générations, les canaux et les usages, les services et les départements, les identités professionnelles, les collaborateurs, les compétences, les manières de travailler, sera alors d’autant plus à même d’hybrider les secteurs, les cas d’usage, les populations auxquelles elle s’adresse pour innover, et donc faire face à l’imprévisible, déguisé en Covid-19, en virus informatique ou autre.

Guillaume Gomez : Je me reconnais bien là, puisque mon tout premier stage, j’avais décidé de le faire dans une cordonnerie. Tout simplement parce que je savais que j’allais faire de la cuisine plus tard et que je voulais donc apprendre quelque chose d’autre avant. Ce sont ces expériences-là qui font la richesse de la vie ! L’hybridation, c’est juste du bon sens ! Un mélange de confiance en soi et de bon sens. Où est-ce écrit que tu dois être cuisinier toute ta vie, parce que tu as choisi d’être cuisinier ? J’ai un grand respect pour ceux qui se rendent compte qu’il est temps pour eux de changer de métier, non pas parce qu’ils sont malheureux – ce serait presque trop facile –, mais tout simplement, parce qu’ils veulent changer de vie, essayer autre chose, découvrir un nouveau métier. Ce n’est d’ailleurs pas parce que tu es pâtissier et que tu veux devenir charpentier que tu vas arrêter de pâtisser, tu vas continuer à le faire, mais différemment. Moi, j’ai été chef de cuisine, maintenant, en tant qu’ambassadeur de la gastronomie, je reste chef de cuisine, je reste au contact du produit, mais différemment. Je m’hybride moi-même en changeant ma voie !

Il y en a qui font cela très bien, ce sont les sportifs de haut niveau ; là, ça ne choque personne, chacun sait qu’après un certain âge les sportifs devront avoir une autre vie, donc ils s’y préparent. On peut être sportif et vétérinaire, sportif et musicien, sportif et mécanicien ! Mais, mis à part les sportifs, cela choque encore que l’on puisse être boulanger et banquier, opticien et chauffeur de taxi. Or, dans la cuisine, on rencontre beaucoup de professionnels qui ont eu une vie avant – on trouve des directeurs de ressources humaines, des pilotes d’avion, des politiques, des commerciaux, des professeurs, etc. – et qui se sont décidés à sauter le pas et à faire de la cuisine leur métier. De toute façon, le succès, c’est le travail et la passion !

Au sortir de la crise sanitaire, l’hybridation pourrait-elle être une stratégie d’innovation pour les entreprises, et en particulier pour les métiers de la restauration ? 

Gabrielle Halpern : Oui, tout à fait ! Cette stratégie permettra à des entreprises qui n’étaient positionnées que dans le produit de l’hybrider avec des services, et inversement – on a déjà vu que cette stratégie d’hybridation avait permis à nombre d’entreprises de survivre pendant la crise sanitaire. Des laboratoires pharmaceutiques, par exemple, sortent du paradigme du médicament et imaginent des parcours d’accompagnement des patients, dans une logique servicielle. Il faudra aller plus loin en hybridant les secteurs, les usages, les activités. Des centres commerciaux ont mis en place des espaces de co-working, des magasins s’hybrident avec des parcs d’attractions, des hôtels s’hybrident en résidences d’artiste et en école d’art. À l’heure où il faut réinventer les bureaux, les musées, les écoles, les commerces physiques ou encore les restaurants, il y a mille choses à inventer, mille mariages improbables à faire. À mon sens, demain, tous les lieux seront des tiers-lieux. Nous allons progressivement arrêter de ranger les populations, les produits, les services, les métiers, les bâtiments dans des cases et cela ouvre des perspectives enthousiasmantes. Mélangeons les maisons de retraite, les services de co-working et les incubateurs de startups ! Hybridons les centres commerciaux, les salles de sport, les ateliers d’artisanat d’art et les cours de langage informatique ! Métissons les gares, les musées, les résidences d’artiste, les auberges de jeunesse et les jardins potagers ! C’est seulement si les laboratoires de recherche, les entreprises, les institutions publiques s’hybrident, en recombinant les lieux, les matériaux, les équipements et en proposant des usages différents qu’il pourra y avoir une véritable mixité sociale, une vraie solidarité intergénérationnelle, des développements économiques durables et, bien sûr, un fonctionnement plus respectueux de l’environnement. Plus précisément, s’agissant des restaurants, il peut être intéressant de repenser leur modèle économique, en en faisant des tiers-lieux : Comment penser la réversibilité des espaces et les monétiser durant ces heures creuses ? C’est une solution à l’heure de la crise sanitaire pour la relance des restaurants.

Guillaume Gomez : Cela se fait déjà, de manière thématisée, d’ailleurs. Je suis d’accord avec cette idée que tous les lieux seront un jour des tiers-lieux. Il y a deux cas de figure : un restaurant propose des services hybrides ou alors il propose des services différents durant les heures creuses. Cela prend la forme de librairies-salons de thé, de restaurants-coworking, de boucheries-restaurants. Certains restaurants proposent des projections de film ou des cours collectifs. De toute manière, un restaurant reste un lieu hybride où les gens se rencontrent, où l’on va travailler, où l’on va créer des choses, où l’on va se détendre, etc. Oui, l’hybridation peut être une solution à l’heure de la crise sanitaire. 

Les restaurateurs ont dû faire preuve de créativité durant cette période : faire de la livraison à domicile ou de la vente à emporter. Maintenant qu’ils l’ont fait, nombreux sont ceux qui vont continuer, car cela fait découvrir leur restaurant à un autre type de clientèle, cela motive différemment les équipes, puisque les temporalités et les rythmes changent. Certains restaurateurs vont hybrider leurs services et, par exemple, proposer un service seulement le soir, tandis que le week-end et les déjeuners seront consacrés à la vente à emporter. 

La restauration, de toute façon, c’est un métier où l’on est par essence résilient, puisque l’on ne maîtrise rien. Beaucoup d’industriels s’intéressent d’ailleurs au modèle de la restauration, car c’est le métier de l’imprévisible et de la non-maîtrise par excellence : on ne sait pas si le client va venir ou pas ; s’il vient, on ne sait pas qui il est, ni ce qu’il voudra, ni combien il dépensera. Et lui non plus ne le sait pas ! Sans compter que, dans ce métier, il n’y a pas de retard de chantier possible ! Dans le bâtiment, on peut se permettre de dire aux clients qu’on n’a pas reçu le carrelage, mais, dans la restauration, on ne peut pas leur dire qu’on recevra le poisson dans deux jours ! C’est là que le métier de restaurateur est sublime, parce que personne d’autre ne construit un business sur autant d’inconnues, sur si peu de données. Dans chaque restaurant, il y a comme un petit miracle qui se réalise chaque jour.

L’hybridation doit se faire aussi ailleurs : il faudrait qu’il y ait des petits bacs de potager dans les cours de récréation à l’école pour que les enfants comprennent comment poussent les légumes. Non, les carottes râpées ne poussent pas dans les placards ! Il devrait y avoir des cours de cuisine obligatoires à l’école pour apprendre aux enfants à cuire un œuf, des pâtes, des choses simples. Hybrider l’école et le restaurant ! Il ne s’agit pas d’en faire des cuisiniers, mais tout simplement de meilleurs citoyens.

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    CuisineLeçons en pas à pas, Paris, Chêne, 2017.
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    CuisineLeçons en pas à pas, pour les enfants, Paris, Chêne, 2018.
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    Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020.
  • 4
    Lucrèce, De la Nature, Paris, Flammarion, 1997, pp. 81-83.

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