Les électeurs ont le sentiment d’avoir fait leur travail. Puisqu’à leurs yeux le personnel politique et ses usages étaient devenus une source de blocage du pays, ils ont tout renouvelé, et fait un vrai pari. Analyse par l’Observatoire de l’opinion, à partir des questions ouvertes posées par l’Ifop la semaine dernière auprès de 2000 personnes.
En matière d’opinions politiques, les ruptures soudaines peuvent succéder aux périodes de grande stabilité apparente. À l’inverse, les périodes de trouble apparent peuvent être vécues avec sérénité, et même optimisme. Il suffit d’observer le quinquennat de François Hollande pour s’en convaincre : l’exigence apparente peut masquer une profonde envie de croire que tout est possible, la bienveillance peut cacher les signaux avant-coureurs de la défiance, et l’indifférence peut être la marque de l’indulgence ou alors le signal du début de la fin. Comment les Français ont-ils vécu la période qui vient de se terminer ? Comment envisagent-ils les mois à venir ?
Une page se tourne avec soulagement…
Avec le second tour des élections législatives et le remaniement, c’est une page que les Français ont enfin le sentiment d’avoir tournée. Non sans soulagement : ils en avaient « marre après plus d’un an de campagne ». Se dégage majoritairement le sentiment d’avoir « fait ce qu’il fallait » : on a brûlé les vieux partis, qui sont « essoufflés » et « laminés », en particulier le PS (« chute du PS », « PS lessivé », « naufrage », « fin des socialistes »). Le renouvellement des têtes garantit une forme d’apaisement, d’accalmie, « on part sur de nouvelles bases » – « un coup de balai bien nécessaire a été donné, malgré quelques patelles restées accrochées à leur rocher ».
On a également évité l’hégémonie d’un seul parti, qu’une majorité de Français – et y compris une partie des électeurs LRM – jugeait peu souhaitable pour le bon fonctionnement de la démocratie. Les Français louent un résultat net, « de sagesse et de raison par rapport aux estimations un peu déraisonnables », une « relative pondération » qui permettra au président de gouverner et à toutes les oppositions de s’exprimer sans pour autant l’entraver. La notion de « contre-pouvoir » revient à plusieurs reprises dans les propos tenus, même parmi les partisans de la majorité présidentielle. Et, avec elle, l’importance de la consultation, pour éteindre le doute sur l’avènement d’une pensée unique, voire d’une nouvelle forme d’autoritarisme : « il y a le désir d’une nouvelle façon de faire de la politique pour obtenir des résultats concrets en impliquant des gens d’horizons différents. Mais les gens attendent de voir si le gouvernement et le chef de l’État fonctionnent comme promis et arrivent à obtenir l’adhésion malgré les concessions demandées aux uns et aux autres.
À cela s’ajoute la force du positionnement central de LRM, qui fait que, pour le moment, chacun donne la coloration qu’il souhaite à cette victoire. Elle peut s’interpréter soit comme un coup fatal porté aux partis traditionnels (notamment approuvé par certains électeurs FN et dans une moindre mesure de La France insoumise), soit comme la défaite d’un PS « totalement déboussolé », « en voie de disparition », soit comme la nécessité d’une redéfinition de la ligne politique de la droite, notamment face à l’extrême droite.
Au-delà de ces motifs de satisfaction ou d’apaisement, il y a cependant quelques incertitudes. Les extrêmes prospèrent et, pour beaucoup, le paysage politique qui émerge de cette phase de grand chambardement reste très – trop ? – confus. Ici où là, on voit ainsi poindre quelques interrogations sur les « dommages collatéraux » de ce qui a été accompli en une année, avec ces huit votes consécutifs : les « excités élus aux extrêmes », l’abstention record aux législatives, les nouveaux élus sont inexpérimentés, la disparition des oppositions raisonnables, tout cela inquiète un peu… mais à ce stade, ces doutes ne remettent pas en cause le bien-fondé du travail de démolition des clivages et partis anciens auquel Emmanuel Macron s’est livré avec l’appuis des Français.
On remarque que les Français parlent finalement assez peu des derniers rebondissements « politiciens »: les « magouilles » sont certes commentées et décriées, mais elles ne semblent pas avoir instillé de doute dans la détermination et la capacité présidentielles à moraliser tout cela. La stratégie d’Emmanuel Macron, consistant à ne pas intervenir directement dans les affaires politiciennes, a semblé le préserver. Les affaires n’ont pas non plus amené les citoyens à réviser leurs ambitions à la baisse pour l’avenir. Au contraire, elles justifient d’autant plus la démarche présidentielle et ont fait grimper le niveau d’exigence : « le président a promis des ministres intègres et le résultat est effrayant, quand on promet de façon si précise on n’a plus le droit à l’erreur ».
Finalement, les Français n’ont à ce stade, dans leur majorité, aucun regret. On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs… Ils tournent avec soulagement le dos à cette phase de « nettoyage » et de renouvellement du système et des pratiques politiques, qui n’était pas un but en soi à leurs yeux, mais seulement un préalable à l’ouverture de la phase suivante : celle du changement concret, et donc de l’action.
Place à l’action
Les électeurs ont ce sentiment d’avoir fait leur travail. Puisqu’à leurs yeux le personnel politique et ses usages étaient devenus une source de blocage du pays, ils ont tout renouvelé, et fait un vrai pari. Jusqu’au bout, ils ont « fait le job », malgré le marathon électoral d’un an qui leur a été imposé, malgré les affaires, malgré le flou ou même l’absence de débats sur des sujets déterminants pour eux, et malgré la lassitude et parfois l’excitation médiatique confinant à l’hystérie. Et maintenant que le président a tous les moyens nécessaires pour mener à bien ses projets, ils « attendent de voir », et espèrent que les nouveaux élus vont faire, à leur tour, leur travail !
Ce n’est plus le moment des « citoyens », mais celui où ces nouveaux élus vont devoir se montrer dignes de leur confiance, tenir les promesses de campagne et mettre rapidement le pays « en marche… »: « et maintenant on attend des changement réels », comme si jusqu’ici tous les changements n’avaient finalement été que les prérequis au vrai changement.
Il faut « réussir les réformes pour remettre le pays sur de bons rails », « réussir les réformes et anéantir le terrorisme », « on va voir ce qu’il est capable de faire », d’autant plus qu’il n’a « pas de véritable parti d’opposition » et va pouvoir « appliquer son programme, sans restriction ». « Que le gouvernement en place gouverne enfin et prenne des mesures rapides et efficaces pour la création d’emplois entre autres, et la diminution du chômage ».
Il ne faut cependant pas se méprendre sur le sens de cette « demande d’action », même si les mots sont les mêmes que ceux utilisés lors du quinquennat précédent. Il n’y a, pour le moment, rien qui ressemble à un soupçon d’inaction, pourtant si traditionnel envers les politiques. À ce stade, personne ne semble ni « douter » que l’action viendra, ni voir Emmanuel Macron comme un potentiel roi fainéant qui irait se reposer après avoir tout gagné. Contrairement à ses prédécesseurs, son accession à l’Élysée n’est pas l’aboutissement de trente ou quarante ans de carrière politique. On imagine donc qu’il ne va pas s’arrêter là, considérant que passer les portes de l’Élysée serait un objectif en soi.
L’attente « d’action » correspond à une sorte de logique partagée par les Français et leur président, de séquençage bien calculé : ils avaient bien compris qu’il restait, après l’élection présidentielle, encore une élection avant que tout soit en place, étaient prêts à se montrer indulgents sur les premiers pas – notamment la composition d’un gouvernement qui les a agréablement surpris – et ne demandaient donc pas grand-chose de concret avant que cette ultime étape n’ait été franchie.
En revanche, une interrogation – en forme de curiosité plutôt que de doute – plane dans les esprits: « quelle action? ». Comment Emmanuel Macron va-t-il remplir et colorer politiquement un macronisme qui n’est à ce stade guère plus dans leur esprit qu’une méthode (le renouveau, faire travailler les meilleurs ensemble, le pragmatisme…) et un état d’esprit (l’optimisme, la bienveillance). La question des jours et semaines qui viennent est donc bien celle-ci: maintenant que nous savons « comment », « où » va-t-on?
On attend que « le gouvernement nous indique clairement ses intentions », « la communication des nouveaux projets », et on avoue « une méconnaissance du projet Macron par les Français » avec son cortège de blocages potentiels et de désillusions à la clef. La campagne, centrée sur les « conditions » de l’action (le renouvellement politique), n’a pas clarifié toutes ces questions.
La question de la direction prise par Emmanuel Macron et son gouvernement est double: elle concerne évidemment en tout premier lieu les mesures mises en place et les réformes entreprises à court et moyen terme. Mais elle commence également à porter sur le modèle de société défendu, et sur les dimensions idéologiques qu’il impliquerait. La peur d’une forme de « pensée unique », « ni de droite, ni de gauche » qui aurait vocation à remplacer l’idée du « et droite, et gauche », est exprimée par certains. Or, même si beaucoup ont souhaité envoyer un message fort aux partis traditionnels, cela ne veut pas dire qu’ils ont abandonné leurs valeurs, ou n’ont plus soif de débats de société ou d’idéologie.
Pour l’instant, pour certains, le changement de paradigme et l’ère nouvelle que souhaite incarner Emmanuel Macron ressemblent surtout à une nouvelle façon de nommer les choses, plus qu’à une nouvelle vision du monde : les helpers ont remplacé les militants, le mouvement s’est substitué au parti, la co-construction remplace la négociation… Le changement de méthode était nécessaire et se révèle bénéfique par un certain nombre d’aspects. Pour la première fois, la jeunesse et les femmes se sont invitées en grand nombre à l’Assemblée nationale; mais quelles sont les idées défendues, quelles sont les grandes lignes idéologiques et les valeurs communes à tous ces nouveaux visages ? Pour beaucoup de Français cela semble encore très difficile à identifier. Or, une société n’a pas uniquement besoin de nouveaux visages mais d’une vision, d’un projet qui pour l’instant ne donne à voir, aux yeux de l’opinion, que quelques mesures (souvent davantage restituées par les plus sceptiques vis-à-vis de la majorité présidentielle). Le nouveau gouvernement d’Édouard Philippe, en nommant des personnalités qui pour beaucoup sont inconnues du grand public, respecte le changement de méthode mais renseigne peu sur le positionnement idéologique et sur la vision commune partagée.
On voit donc, naturellement, apparaître une interrogation qui peut paraître inhabituelle juste après une élection: le président a-t-il bien entendu le message délivré par les Français (à travers l’abstention, mais pas uniquement, y compris à travers son élection)? Saura-t-il comprendre que par leur vote, une partie des Français qui lui ont accordé leur confiance mais aussi ceux qui ne l’ont pas fait ont voulu lui signifier leur espoir, mais aussi lui dire qu’ils resteront vigilants sur la direction qui pourrait être prise (d’où les mauvais reports des voix de gauche sur les candidats LRM aux législatives, ou la chute de popularité enregistrée à gauche par certains baromètres)?
Les premiers signes de vigilance, d’exigence ou de craintes que l’on voit apparaître portent d’abord sur certaines réformes annoncées, comme la hausse de la CSG ou la réforme du code du travail. « Pour les semaines qui viennent j’attends une libéralisation des innombrables textes et contraintes, véritables obstacles à la création d’emploi avec en parallèle des mesures de formation pour l’accès à l’emploi des jeunes. J’espère aussi la fin du matraquage des classes moyennes et l’abandon de l’augmentation de la CSG en direction des retraités véritables pourvoyeurs d’emploi ». « Qu’il tienne compte de l’opposition des Français à deux réformes: la modification du code du travail et la hausse de la CSG ».
Derrière ces interrogations sur la CSG ou la loi travail, premiers actes forts anticipés par les Français, c’est l’impression de ne pas forcément faire partie de la France qui va « gagner » avec Emmanuel Macron qui s’exprime chez certains: « des choses vont être votées qui seront défavorables aux revenus moyens », « le plumage des retraités ».
Par conséquent, s’exprime également la crainte qu’il ne tienne pas compte de l’opposition – syndicale ou parlementaire. On espère d’ailleurs qu’une opposition va « se structurer », car sinon c’est dans la rue que les choses pourraient se passer. Parmi ceux qui ne veulent manifestement pas donner les « pleins pouvoirs » au président, on note que beaucoup se sentent orphelins, peu défendus, car par ailleurs ils ne se reconnaissent pas dans La France insoumise ou le FN (« que les égos surdimensionnés de ceux qui s’imaginent être les seuls sauveurs du pays se calment et apprennent le respect des autres: FI, FN, etc. »).
C’est à ces questions et ces craintes qu’Emmanuel Macron va désormais devoir répondre: quel changement? Quel modèle de société pour demain? Comment concilier l’ouverture et le dialogue souhaités, avec le besoin de changement rapide, radical et concret? Et surtout: comment être inclusif, donner à tous le sentiment d’être défendus et d’avoir quelque chose à gagner dans la « France en marche »? On le voit, derrière la demande « d’action », la vraie demande qui émerge est celle du « sens »… Le pays va se mettre en marche, plus personne n’en doute. Mais au fait, vers où exactement ?