La gauche et le « rapport Meadows » : un impensé programmatique en 1972

En 1972, le rapport Meadows publié aux États-Unis alerte sur le devenir de la planète. Apparu dans le débat public français au moment du référendum du 23 avril 1972 portant sur le traité d’élargissement de la Communauté économique européenne, il devient un sujet de discussion pour le Parti communiste et le Parti socialiste. Cinquante ans après, Christophe Batardy, auteur d’un ouvrage sur le Programme commun, revient pour la Fondation sur cet épisode qui interroge déjà les positionnements à gauche en matière d’environnement, de cadre de vie, de pollution et d’énergie nucléaire…

En 1972, la France doit se prononcer sur l’entrée dans la Communauté économique européenne (CEE) de l’Irlande, la Grande-Bretagne et le Danemark. Le gouvernement dispose alors d’une vaste majorité parlementaire1À l’issue du scrutin des 23 et 30 juin 1968, la majorité obtient 367 députés et la gauche 91 (PCF 34, FGDS 57). Le Sénat est également largement favorable à la majorité. pour entériner cette adhésion. Mais ce n’est pas cette voie qui est choisie pour des questions de politique internationale, mais aussi de politique intérieure2Christine Manigand, « Le référendum du 23 avril 1972 : un risque mal calculé ? », dans Gilles Richard et Jacqueline Sainclivier (dir.), Les Partis à l’épreuve de 1968, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.. Le 16 mars, le président de la République Georges Pompidou annonce en effet qu’un référendum aura lieu sur cette question le 23 avril. À ce moment-là, à gauche de l’échiquier politique, la dynamique est à l’union. Le Parti socialiste et le Parti communiste français ont chacun adopté leur propre programme politique – « Changer la vie » pour le Parti socialiste et « Changer de cap » pour le Parti communiste français – et sont sur la voie de l’adoption d’un programme commun. Mais les désaccords idéologiques à propos de l’Europe entre le Parti socialiste et le Parti communiste français sont tels que le gouvernement pense pouvoir freiner la dynamique unitaire en cours. En effet, à propos de l’Europe, si le Parti socialiste dans son programme « Changer la vie »3Adoption en janvier 1972 à l’issue de la convention de Suresnes. se prononce en faveur du marché commun et de son ouverture à la Grande-Bretagne, le Danemark, la Norvège et l’Irlande4Le Parti socialiste dans ce programme s’oppose également à « la dilution de la Communauté dans une vaste zone de libre-échange nord-atlantique »., ce n’est pas le cas du Parti communiste français qui est opposé à « l’entrée de la Grande-Bretagne » dans la CEE, considérant que cela « accentuerait la pénétration américaine »5Changer de cap, Paris, Éditions sociales, 1971.. Le 23 mars, les dirigeants socialistes et communistes se retrouvent pour essayer d’adopter une position commune pour le scrutin du 23 avril. Mais le désaccord subsiste à l’issue de cette rencontre. Le Parti communiste français appelle à voter « non », alors que le Parti socialiste se prononce en faveur de l’abstention avec pour slogan « Oui à l’élargissement, non à Pompidou ». Lors d’une conférence de presse le 4 avril, Georges Marchais, secrétaire général du Parti communiste français, dénonce « le grand dessein européen6« Polémique autour d’une lettre à M. Malfatti, Le Monde, 6 avril 1972. » du président de la République qui aurait selon lui « des conséquences désastreuses » pour les travailleurs. Pour appuyer sa démonstration, le Parti communiste français rend public ce jour-là un courrier envoyé le 9 février 1972 par Sicco Mansholt, vice-président de la Commission européenne, au président de cette Commission, Franco-Maria Malfatti. Ce document d’une dizaine de pages remet en cause le modèle de croissance économique alors en cours en Europe en s’appuyant sur les conclusions d’un rapport américain intitulé The Limits to growth7Donella H. Meadows, Dennis L. Meadows, Jørgen Randers et William W. Behrens III, The Limits to Growth, New York, Universe Books, 1972. produit par une équipe du MIT (Massachusetts Institute of Technology) en juillet 1972 pour le compte du Club de Rome8C’est un club de réflexion fondé en 1968. Il compte alors une centaine de personnalités.. Selon Georges Marchais, cette lettre de Mansholt annonce un projet de société européen qui vise à imposer une diminution de la consommation des biens de consommation, ce qui aurait des conséquences désastreuses pour les classes populaires. Au cours des jours qui suivent, le courrier de Sicco Mansholt est commenté dans la presse et les discours des politiques. Même si le rapport du MIT est alors rarement nommé, pendant quelques jours, certaines de ses conclusions sont évoquées.

Revenir cinquante ans après presque jour pour jour sur la polémique née du courrier de Sicco Mansholt permet de revenir sur les positionnements à gauche en matière de cadre de vie, de pollution, d’énergie nucléaire, de questionner les points de vue d’une gauche qui promet de « changer la vie », tout en s’insérant dans une approche vantant les Trente Glorieuses. Au-delà, ce retour sur ces quelques jours du mois d’avril 1972 peut permettre d’essayer d’éclairer les raisons qui ont fait que la gauche en France « rate le virage » de la prise en considération de l’écologie en ayant pourtant sous les yeux l’outil intellectuel pour penser un autre développement, pour remettre en cause le capitalisme qu’elle condamne.

Du « rapport Meadows » à la lettre du socialiste néerlandais Sicco Mansholt

Le rapport du MIT, très vite appelé « rapport Meadows » (du nom de deux des rédacteurs), dresse un bilan alarmant sur le devenir de la planète. Utilisant un modèle prédictif, les rédacteurs prédisent un effondrement de l’humanité en raison de la croissance démographique et industrielle si l’humanité ne se décide pas rapidement à limiter la population et la production. Pour les rédacteurs, la « croissance zéro » est la seule solution permettant d’éviter l’effondrement. La publication aux États-Unis de cette étude passe quasiment inaperçue en France. Le Monde n’en rend compte qu’à travers quelques lignes dans son édition du 8 mars 1972 dans un article non signé intitulé « La fin du monde en 2100 ». L’article résume brièvement le contenu de ce rapport en parlant des prévisions d’effondrement catastrophique de la population en 2100. Le Club de Rome qui a commandité ce rapport est qualifié « d’association de futurologues » dans l’article et les auteurs Donella H. Meadows, Dennis L. Meadows, Jorgen Randers et William W. Behrens III sont juste nommés sans que soient précisés leurs domaines de compétences. Le journaliste conclut en pondérant le caractère alarmiste de ce rapport, précisant que ses conclusions sont loin de « faire l’unanimité » et que, de plus, « selon certains », les prévisions de cette étude permettraient « aux plus riches de rester les plus riches et en contraignant les plus pauvres à être toujours les plus pauvres ». Le 15 mars, un article plus important analyse le rapport américain avec pour titre « Le monde dans cent ans – Lire l’avenir dans les cartes perforées ». L’analyse est seulement technique avec la reproduction de certains des graphiques du rapport. C’est finalement le 29 mars qu’un article de Pierre Drouin propose une analyse plus approfondie dans les pages du Monde. À travers ce papier, avec pour titre « La peur de l’an 2000 », le journaliste insiste sur la « coloration apocalyptique de l’avenir » qui est prédite si rien n’est fait, et donc sur les changements drastiques nécessaires dans le système de production via la « croissance zéro » : tout ceci nécessitant pour y parvenir « un changement complet des mentalités ». Mais en fin d’article, tout en reconnaissant l’intérêt des questions soulevées, Pierre Drouin affiche son scepticisme. Il considère que l’étude relève d’un mythe, sans doute nécessaire pour faire réagir, mais qu’à ce titre il ne peut être question de lui donner un quelconque « label scientifique ».

En février 1972, Sicco Mansholt, travailliste néerlandais vice-président de la Commission européenne en charge de l’agriculture, s’appuie sur les inquiétudes et les recommandations de l’étude du MIT pour proposer un projet pour l’Europe dans le courrier dont il a déjà été question. Ce courrier est reproduit dans L’Humanité du 7 avril 1972. Sicco Mansholt propose de changer de modèle en Europe. Pour faire face aux défis relevés par l’étude du MIT, il considère que les dix membres de l’Europe ont une « mission » à accomplir. Il cite les grands déterminants pour le devenir de l’humanité que sont l’évolution démographique dans le monde, la production alimentaire, l’industrialisation, la pollution, l’utilisation des ressources naturelles. Il précise qu’il faudrait ajouter d’autres points non pris en compte par le rapport du Club de Rome, à savoir : le sens du travail humain, l’instauration d’une démocratie véritable, l’égalité des chances pour tous, nos rapports avec les pays en voie de développement. Il poursuit en indiquant que le socialisme d’État ayant échoué, cela rend nécessaires d’après lui à la fois une « planification fortement centralisée » et une production « largement décentralisée ». Il affirme que « la société de demain ne pourra être axée sur la croissance » et qu’il faut donc remplacer le produit national brut par « l’utilité nationale brute », comme le préconise le rapport du MIT. Il évoque également la notion de « bonheur national brut ». Afin de sauvegarder « l’équilibre écologique et de réserver aux générations futures des sources d’énergie suffisantes », il propose d’interdire la production de biens non essentiels en raison d’un « gaspillage inconsidéré ». Afin de préserver les ressources planétaires d’une démographie mondiale galopante, il propose la « suppression des aides aux familles les plus nombreuses » et en matière agricole il fait état de la « perturbation de l’équilibre écologique » due à l’utilisation de pesticides. Il est question de produits CR (clear and recycling) « dont la production doit être avantagée par une politique fiscale en leur faveur » et donc d’une économie de recyclage. Il évoque, enfin, pour réaliser tout cela la nécessité d’un « plan quinquennal » dans le cadre d’« une économie rigoureusement planifiée qui assurerait à chacun le minimum vital » tout en concédant que ce projet se traduira nécessairement par un « net recul du bien-être matériel par habitant » et une « limitation de la libre utilisation des biens » avec pour contrepartie un meilleur cadre de vie (moins de pollution).

Tous les membres de la Commission européenne ne partagent pas les conclusions du rapport du MIT. Ainsi Raymond Barre, alors vice-président de la Commission européenne, remet en cause de nombreuses conclusions de cette étude. La fin des énergies fossiles n’est, par exemple, pas un problème selon lui car « la mise au point de réacteurs rapides » permettra de satisfaire les mêmes besoins (ceux de dix milliards d’hommes ayant un niveau de consommation double de celui qui est actuellement atteint aux États-Unis) pendant un million d’années9“M. Raymond Barre critique sévèrement le rapport du club de Rome”, Le Monde, 15 juin 1972..

La contemporanéité des termes utilisés dans le courrier de Mansholt est frappante. L’évocation de l’idée de planification résonne avec celle de « planification écologique » utilisée au cours de la campagne présidentielle de 2022. Mise à part la question du changement climatique qui n’est pas à l’ordre du jour, l’atteinte à l’environnement en raison d’un mode de production basé sur la croissance est pointée du doigt. Ce rapport est publié par l’agence Europe le 28 février et diffusé à tous ses abonnés. Ce courrier est ensuite diffusé par le Comité économique et social le 16 mars10« Le Monde dans cent ans », Le Monde, 15 mars 1972.. Même si l’article de Pierre Drouin dans Le Monde (voir supra) évoque l’existence de ce courrier dès le 29 mars, c’est le Parti communiste français qui popularise l’existence de ce document, à l’occasion de la conférence du 4 avril et le publie dans son intégralité dans l’édition du 6 avril du quotidien communiste.

Le Parti communiste français et le Parti socialiste face au courrier de Mansholt

Au Parti communiste français       

Le secrétaire général du Parti communiste français, qui n’est pas député, assure à l’occasion de cette conférence de presse des parlementaires communistes que la preuve de la duplicité du pouvoir est apportée par le contenu de la lettre de Mansholt – Mansholt qui a été depuis nommé à la présidence de la Commission « avec l’assentiment et le soutien du gouvernement français aux destinées du gouvernement français ». Georges Marchais dénonce « la petite Europe des trusts » qui « uniformisera les chances en uniformisant le dénuement » : un dénuement proposé selon lui en échange « d’un épanouissement culturel et intellectuel » et de « la protection de l’environnement », ce qu’il rejette. L’Humanité le 5 avril titre en première page « Une révélation accablante » et publie la première page du rapport.

Une de L’Humanité, 5 avril 1972.

L’écho du courrier du commissaire européen en raison de la conférence de presse du Parti communiste français est à ce moment-là important. Le 6 avril, le journal de gauche Combat et Le Monde évoquent longuement la polémique lancée par le Parti communiste français à l’occasion de la conférence de presse du Parti communiste français. Ces deux journaux publient quelques passages du courrier de Mansholt.

Le quotidien communiste insiste sur un passage du courrier qui préconise « un net recul du bien-être matériel par habitant et une limitation de la libre utilisation des biens ». Pour l’organe du comité central du Parti communiste français, l’ensemble des mesures fiscales envisagées reviendraient à appauvrir les citoyens européens en proposant une économie « de pénurie ». Mais si, par ailleurs, le journal concentre ses critiques sur le caractère malthusien du courrier de Mansholt en raison de la suppression envisagée des aides aux familles nombreuses, il ignore totalement les inquiétudes soulevées par cette lettre en matière d’environnement. Ce document est instrumentalisé par le Parti communiste français pour s’opposer à l’Europe au nom de la souveraineté nationale en éludant complètement les enjeux environnementaux pourtant fortement mis en avant. En interne, la direction communiste pense avoir rempli son objectif médiatique. Le bureau politique (BP) du Parti communiste français du 7 avril juge positivement la portée de la divulgation par le parti de ce document, considérant avoir mis en difficulté l’Europe des dix11Bureau politique du Parti communiste français du 7 avril 1972. Extrait du relevé de compte rendu : « La divulgation du mémoire Mansholt et les commentaires qui l’ont accompagné placent les partisans de l’Europe des dix en difficulté et sur une position défensive. Il se confirme que le but de ce plan est de freiner la croissance dans les pays capitalistes afin de favoriser la pénétration américaine. Le mémoire met en évidence les véritables buts du marché commun et montre que les pays capitalistes ne peuvent surmonter la crise dans laquelle ils se trouvent ; que la crise monétaire est toujours présente. » (AD de Bobigny, Archives des organismes centraux du PCF).. Dans l’édition du 7 avril de Combat, un article de Henri Tricot souligne les paradoxes de la position communiste qui se fait le chantre de la défense du monde agricole, mais qui ne reprend pas à son compte la proposition de Mansholt de subventionner « les productions agricoles non rentables » alors même qu’une exploitation disparaît alors en France toutes les treize minutes.

Le 7 avril 1972, invité sur France Inter à 13 heures, Georges Marchais revient sur la notion de « qualité de la vie ». Il considère que les propositions de Mansholt font passer au second plan les questions de salaire qui permettent de « manger, pouvoir vivre, se loger se vêtir, de pouvoir donner une bonne éducation à ses enfants. C’est cette qualité de la vie que demandent des millions et des millions d’hommes en France12« Non à tout abandon de souveraineté nationale », L’Humanité, le 8 avril 1972. ». Le Parti communiste français instrumentalise le document à des fins électorales pour s’opposer à l’Europe et à Pompidou.

Malgré leur désaccord à propos de ce référendum, les négociateurs communistes et socialistes se retrouvent très vite après le 23 avril pour discuter d’un accord de gouvernement et se mettent d’accord le 27 juin sur un accord programmatique, le « Programme commun de gouvernement » qui est signé, avec les radicaux de gauche, le 12 juillet. L’un des objectifs tactiques assigné au référendum par le gouvernement a échoué. Le Parti communiste français publie aux Éditions sociales le Programme commun de gouvernement dès l’été 1972. Dans la préface à cette édition, Georges Marchais reprend les accusations à l’encontre de Mansholt accusé avec d’autres de remettre « aux goûts du jour cette vieille théorie réactionnaire qu’est le malthusianisme et proposent de renoncer au progrès des connaissances, à l’accroissement des richesses sociales, à l’expansion de l’humanité. M. Mansholt préconise “un net recul du bien-être”, “une forte réduction de la consommation des biens matériels par habitant” dans le cadre d’une “économie de pénurie” ». Le leader communiste reprend les mêmes arguments qu’à l’occasion de la conférence de presse du 4 avril. Et comme à ce moment-là, pour la direction du Parti communiste français, une grande partie des conclusions de l’étude du MIT n’existent pas, notamment sur les questions environnementales, ce n’est pas un enjeu.

Les socialistes

Il n’en est pas tout à fait de même au Parti socialiste. En mars 1972, est en effet créé parmi les instances nationales du Parti socialiste un « comité consultatif pour l’environnement » dont la direction est confiée à Édith Cresson. L’objectif de ce comité est de définir la doctrine socialiste en matière de défense de la nature en vue des élections législatives prévues au printemps 1973. Au micro de la radio Europe 1, le 13 avril, François Mitterrand prend la défense de Mansholt en raison de sa volonté de « planifier l’économie européenne » prouvant selon le premier secrétaire du Parti socialiste qu’il s’agit d’un véritable socialiste. Dans l’hebdomadaire du Parti socialiste, L’Unité, en date du 21 avril 1972, Jean-Pierre Chevènement prend la défense des positions prises par Sicco Mansholt. Il souligne que Mansholt rêve d’une Europe qui montrerait l’exemple. Il donne sa définition du socialisme en s’appuyant sur les propos du commissaire européen : « Le socialisme sait que l’abondance n’existe encore pour beaucoup qu’à la télévision, mais il doit être capable d’imaginer autre chose que l’imitation des valeurs bourgeoises et la poursuite des mêmes objectifs que le capitalisme. Il doit maîtriser sa croissance […] devenue l’abécédaire des hommes politiques de droite qui se prétendent intelligents […] qui nous renseignent mal sur la réalité. »Jean-Pierre Chevènement poursuit en critiquant la notion de croissance en économie dont il fustige le caractère intrinsèquement bourgeois : « La bourgeoisie a compris, pour maintenir son pouvoir, quelles ressources recelait la croissance de l’économie. Au lieu d’utiliser le progrès technique pour soulager la peine des hommes, elle l’asservit à ses propres fins pour maintenir ses privilèges. » Dans L’Unité du 29 décembre 1972, Claude Fuzier signe un article intitulé « Mansholt et l’autogestion » soulignant selon lui les liens évidents avec les analyses et les propositions portées par les programmes « Changer la vie » et le « Programme commun ». « Sicco Mansholt a certainement lu avec attention et le programme adopté par les socialistes français et le programme commun de gouvernement. La rencontre entre les idées contenues dans ces documents et celles qu’il exprime est évidente. C’est bien la preuve que ces questions sont à l’ordre du jour, que dans tout le mouvement socialiste des hommes s’interrogent avec force et qu’au niveau européen il n’est plus possible d’éviter le débat sur le comportement spécifique des socialistes dans la construction d’un continent uni. » Le propos est surprenant à double titre : d’une part, Sicco Mansholt ne prône pas l’autogestion, se présentant même comme très favorable à la planification, et d’autre part un retour au contenu du « Programme commun » permet d’observer que si le concept d’« autogestion » est en effet bien mentionné, il ne l’est qu’en référence aux questions de gestion du secteur nationalisé et qu’il n’est pas accepté par le Parti communiste français. C’est même la seule divergence actée13Extrait du « Programme commun de gouvernement » à propos de la gestion des entreprises publiques : « L’intervention des travailleurs dans la gestion et la direction de l’entreprise prendra des formes nouvelles – que le Parti socialiste inscrit dans la perspective de l’autogestion et le Parti communiste français dans le développement permanent de la gestion démocratique. » dans le texte, le Parti communiste français préférant parler de « développement permanent de la gestion démocratique ». Néanmoins, force est de constater que le Parti socialiste est bien plus sensible aux thèses développées par Sicco Mansholt que le Parti communiste français.

La gauche et la question environnementale en 1972

Dans « Changer la vie », le terme d’« environnement » est ainsi utilisé douze fois avec un chapitre intitulé « La sauvegarde de l’environnement : attention danger ! ». Les socialistes font le constat d’un « environnement qui se dégrade de plus en plus vite » en raison du « déboisement, de l’emploi inconsidéré de substances chimiques qui détériorent les productions animales et végétales, dégradation des eaux par le rejet de résidus divers, y compris les contaminations radioactives ». Considérant que ces dégradations ne sont pas inéluctables, mais liées au système actuel qui entraîne la dégradation du patrimoine naturel, le Parti socialiste propose une « politique socialiste de l’environnement » qui prévoit « un plan national d’aménagement du territoire [qui] sera établi, ainsi qu’un Code de l’environnement définissant toutes les interdictions et obligations édictées pour protéger et mettre en valeur notre cadre de vie ». Le Parti socialiste dénonce « les répercussions déprédatrices des activités humaines vis-à-vis de la biosphère ». Aussi est-il prévu qu’aucun « produit chimique alimentaire, industriel » ne pourra être commercialisé « sans l’accord au préalable du ministère de la Protection de la nature et de l’Environnement ».

Dans le programme communiste « Changer de cap », le terme d’« environnement » n’est jamais utilisé. Un court paragraphe14Changer de cap, op. cit., 1971, pp. 58-60. aborde néanmoins la question du cadre de vie avec pour titre « Réduction de la pollution et aménagement du cadre de vie ». Il est question de « nuisances et pollutions […] qui risquent d’enclencher un processus de dégradation de plus en plus irréversible ». Cette courte allusion au caractère potentiellement pérenne des atteintes au cadre de vie est la seule mention alarmiste du programme communiste en la matière. Le reste du paragraphe considère plutôt qu’il sera en effet possible de « reconstituer » les paysages, de les nettoyer des pollutions et de les défendre contre les appétits du « capital monopoliste », concept alors en vogue chez les économistes communistes15Paul Boccara, Étude sur le capitalisme monopoliste d’État, sa crise et son issue, Paris, Éditions sociales, 1974.. Même si politiquement les questions soulevées ne sont pas partagées par l’ensemble de la direction socialiste et les militants, la sensibilité au « cadre de vie », pour reprendre la terminologie alors en vogue, est clairement plus forte au Parti socialiste qu’au Parti communiste français.

Les questions d’environnement ne sont que très peu abordées dans le « Programme commun ». Seul un chapitre intitulé « La lutte contre la pollution et les nuisances » aborde cette thématique sans reprendre le terme d’« environnement ». Le terme d’« environnement » n’est même utilisé que deux fois dans le « Programme commun ». Et, ironie du sort, si on se réfère à la position communiste vis-à-vis du courrier de Mansholt, c’est à la CEE qu’est assignée dans le « Programme commun » « la définition progressive des mesures propres à lutter efficacement contre les pollutions de toute nature et à protéger l’environnement ». Ce chapitre du « Programme commun » reprend presque mot pour mot celui de « Changer de cap ». La phrase qui suit est même reprise telle quelle du programme communiste : « Les entreprises nationales conduiront en liaison avec l’Université les recherches nécessaires et recevront, à ce titre, une aide du fonds de péréquation. » La croyance au progrès pour résoudre les nuisances est mise en avant : « Une politique démocratique pourra utiliser pleinement le progrès scientifique et technique pour résoudre les problèmes de la pollution et des nuisances. »

En avril 1972, le Parti socialiste ne partage pas le point de vue du Parti communiste français à propos du contenu du courrier de Mansholt. Mais il ne se présente pas aux négociations avec les communistes sur l’adoption du « Programme commun » avec la volonté d’imposer sa vision en matière environnementale, il n’impose pas le contenu de « Changer la vie ».

Si François Mitterrand menace le Parti communiste français de rompre les négociations en juin 1972 en raison de la volonté communiste d’intégrer la sidérurgie dans la liste des nationalisations, cette menace n’est pas brandie pour ce qui est de la question du cadre de vie alors que la prise en compte de cette question dans le « Programme commun » signifie un net recul par rapport à « Changer la vie ». L’attention des dirigeants socialistes se porte plus sur les chapitres relatifs aux relations internationales et aux institutions de la Ve République, domaines où, au contraire, les socialistes imposent leur vision programmatique.

En matière de politique énergétique, les communistes sont favorables – au nom de l’indépendance nationale – à un vaste projet de développement de l’énergie nucléaire via « la filière française (uranium naturel-graphite-gaz) » et proposent d’impulser « la mise au point et le développement ultérieur des surgénérateurs »16Changer de cap, Éditions sociales, 1971, p. 165.. Le Parti socialiste est traversé par des débats en interne dans les années 1970 à propos du nucléaire civil. Mais le sujet n’est pas du tout abordé dans « Changer la vie » et aucun chapitre ne porte sur ces questions dans le « Programme commun ». En juin 1975, dans un supplément au Poing et la Rose17Le Poing et la rose, supplément au numéro 42, juin 1975, Robert Chapuis, délégué national à la technologie et à la recherche, décline les trois principes sur lesquels repose la position des socialistes : « la diversification des sources d’énergie, la définition d’un programme énergétique d’ensemble et le caractère très progressif de tout programme nucléaire ». Communistes et socialistes ne sont pas à la tête des contestations qui ont lieu sur ces questions. Entre les mois de juin et juillet 1977, si plusieurs manifestations antinucléaires sont organisées à Gravelines, Nogent-sur-Seine, Paluel et Orléans (les 25, 26 juin), les deux forces de gauche ne sont pas à l’initiative de ces mouvements. L’ensemble des forces politiques et syndicales de gauche demandent même à leurs adhérents de ne pas se joindre à la manifestation, interdite par le préfet, les 30 et 31 juillet 1977 contre un projet de surgénérateur (Super-Phenix) au lieu-dit Malville dans la commune de Creys-Mépieu. Le fossé politique entre ces manifestants et le Parti communiste français est sans doute résumé par le dessin de Georges Wolinski qui propose en une de L’Humanité, la veille de la manifestation, un « baba-cool » s’éclairant à la bougie. Les propos du dirigeant socialiste Louis Mermaz dans L’Unité du 9 septembre 1977 attestent du fossé idéologique entre le Parti socialiste (ou du moins une partie de cette organisation) et les écologistes. Dans une « Lettre ouverte aux écologistes », il affirme que « ces hommes et ces femmes sont généralement dépourvus de culture et de tradition politiques ».

En 1981, si de nombreuses mesures parmi les 110 propositions du candidat socialiste sont appliquées, celle proposant un référendum1838e proposition du candidat François Mitterrand : « L’approvisionnement énergétique du pays sera diversifié. Le programme nucléaire sera limité aux centrales en cours de construction, en attendant que le pays, réellement informé, puisse se prononcer par référendum. Les crédits en faveur des énergies nouvelles ou des techniques nouvelles d’exploitation des énergies traditionnelles (charbon) seront très considérablement augmentés », 1981. sur la question du nucléaire est abandonnée au cours des deux septennats.

Conclusion

Alors que les inquiétudes en matière de pollution et d’atteinte à l’environnement sont alors très peu reprises dans les discours politiques des principaux partis de gauche, la lettre de Mansholt et le rapport commandité par le Club de Rome mettent en avant pendant quelques jours ces thématiques qui deviennent un sujet de polémique, et secondairement un sujet politique. Car en France, si les préoccupations environnementales ne sont pas hors champ durant les années 1970 et si une partie de la société critique le modèle de développement basé sur la croissance, ces questions ne sont pas néanmoins au cœur du discours politique à gauche. À l’occasion des élections municipales, en 1977, des listes écologistes, comme c’est le cas à Paris, réalisent des scores importants. Cela souligne en partie l’existence chez ces électeurs d’un refus de la bipolarisation droite/gauche, mais également le souhait de voir pris en compte les enjeux environnementaux.

La gauche en France au XXe siècle a su se faire le porte-drapeau de la question sociale. En 1972, dans le préambule au « Programme commun », la gauche annonce son désir d’« ouvrir la voie au socialisme ». Malgré un projet qui revendique de prendre en considération tous les enjeux de société, la gauche néanmoins passe à côté de celui de l’écologie. Pour tenter d’expliquer cette indifférence, il est tentant de mettre en avant l’idée commune selon laquelle ces enjeux n’avaient pas la même acuité qu’aujourd’hui. Mais cet a priori relève en partie d’un mythe, celui des Trente Glorieuses, période qu’il est nécessaire de relire aussi à l’aune des critiques, des contestations du « progrès »19Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil, Une autre histoire des « Trente Glorieuses ». Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, Paris, La Découverte, 2013. qui ont fortement existé. Le 11 juillet 1972, dans Le Monde, Jacques Popper présenté comme « diplômé du MIT » remet en cause les calculs de cet organisme. Le scepticisme l’emporte dans le journal au regard de ces questions. Le « rapport Meadows » est publié finalement en France en 1973 (aux éditions Fayard). Pendant plusieurs années, ce rapport va tomber dans l’oubli, tout comme le projet de société de Mansholt. Mais l’étude du MIT est depuis souvent citée et vient récemment d’être rééditée20Denis Meadows, Donella Meadows, Jorgen Randers, Les Limites à la croissance dans un monde fini, Paris, Rue de l’échiquier, 2022.. Elle est même devenue un mythe, en raison de son caractère prophétique. La catastrophe alors prédite est devenue une réalité à laquelle nous devrions faire face.

  • 1
    À l’issue du scrutin des 23 et 30 juin 1968, la majorité obtient 367 députés et la gauche 91 (PCF 34, FGDS 57). Le Sénat est également largement favorable à la majorité.
  • 2
    Christine Manigand, « Le référendum du 23 avril 1972 : un risque mal calculé ? », dans Gilles Richard et Jacqueline Sainclivier (dir.), Les Partis à l’épreuve de 1968, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.
  • 3
    Adoption en janvier 1972 à l’issue de la convention de Suresnes.
  • 4
    Le Parti socialiste dans ce programme s’oppose également à « la dilution de la Communauté dans une vaste zone de libre-échange nord-atlantique ».
  • 5
    Changer de cap, Paris, Éditions sociales, 1971.
  • 6
    « Polémique autour d’une lettre à M. Malfatti, Le Monde, 6 avril 1972.
  • 7
    Donella H. Meadows, Dennis L. Meadows, Jørgen Randers et William W. Behrens III, The Limits to Growth, New York, Universe Books, 1972.
  • 8
    C’est un club de réflexion fondé en 1968. Il compte alors une centaine de personnalités.
  • 9
    “M. Raymond Barre critique sévèrement le rapport du club de Rome”, Le Monde, 15 juin 1972.
  • 10
    « Le Monde dans cent ans », Le Monde, 15 mars 1972.
  • 11
    Bureau politique du Parti communiste français du 7 avril 1972. Extrait du relevé de compte rendu : « La divulgation du mémoire Mansholt et les commentaires qui l’ont accompagné placent les partisans de l’Europe des dix en difficulté et sur une position défensive. Il se confirme que le but de ce plan est de freiner la croissance dans les pays capitalistes afin de favoriser la pénétration américaine. Le mémoire met en évidence les véritables buts du marché commun et montre que les pays capitalistes ne peuvent surmonter la crise dans laquelle ils se trouvent ; que la crise monétaire est toujours présente. » (AD de Bobigny, Archives des organismes centraux du PCF).
  • 12
    « Non à tout abandon de souveraineté nationale », L’Humanité, le 8 avril 1972.
  • 13
    Extrait du « Programme commun de gouvernement » à propos de la gestion des entreprises publiques : « L’intervention des travailleurs dans la gestion et la direction de l’entreprise prendra des formes nouvelles – que le Parti socialiste inscrit dans la perspective de l’autogestion et le Parti communiste français dans le développement permanent de la gestion démocratique. »
  • 14
    Changer de cap, op. cit., 1971, pp. 58-60.
  • 15
    Paul Boccara, Étude sur le capitalisme monopoliste d’État, sa crise et son issue, Paris, Éditions sociales, 1974.
  • 16
    Changer de cap, Éditions sociales, 1971, p. 165.
  • 17
    Le Poing et la rose, supplément au numéro 42, juin 1975
  • 18
    38e proposition du candidat François Mitterrand : « L’approvisionnement énergétique du pays sera diversifié. Le programme nucléaire sera limité aux centrales en cours de construction, en attendant que le pays, réellement informé, puisse se prononcer par référendum. Les crédits en faveur des énergies nouvelles ou des techniques nouvelles d’exploitation des énergies traditionnelles (charbon) seront très considérablement augmentés », 1981.
  • 19
    Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil, Une autre histoire des « Trente Glorieuses ». Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, Paris, La Découverte, 2013.
  • 20
    Denis Meadows, Donella Meadows, Jorgen Randers, Les Limites à la croissance dans un monde fini, Paris, Rue de l’échiquier, 2022.

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