« Qu’est-ce qu’une nation ? » est la question posée au XIXe siècle par Ernest Renan que l’historien Pascal Ory reprend dans un ouvrage récemment paru en se plaçant dans une perspective résolument planétaire ; une autre manière de faire de l’histoire globale. Milan Sen l’a lu pour la Fondation en s’interrogeant plus spécifiquement sur ce que cet ouvrage nous apprend sur le lien entre gauche et Nation.
Qu’est-ce qu’une Nation ? Voilà une question récurrente dans les débats politico-philosophiques, à laquelle l’on répond souvent par les expressions restées célèbres d’Ernest Renan : « Possession en commun d’un riche legs de souvenirs », « désir de vivre ensemble », « plébiscite de tous les jours », etc. Les formules marquantes ne manquent pas. Pascal Ory n’entend pas dans son ouvrage contredire le magnifique exposé de l’auteur de la Vie de Jésus, mais y apporter une approche critique d’historien. Ce livre peut, par ses enseignements, nous apporter des éléments de réflexion sur les liens entre la gauche et la Nation.
Qu’est-ce qu’une Nation ?
Ni trajectoire unique, ni aléa absolu, le mouvement des nationalités est un objet historiographique déjà riche. Que l’on pense aux ouvrages de Gellner, Anderson ou Hobsbawm par exemple, tous cités par Pascal Ory, la question a été traitée par différents courants historiographiques. Ory entend ici approfondir le travail déjà fourni, en sortant de lectures marxistes, ou tout du moins marxisantes. Face au XXIe siècle à un retour en trombe du fait national, sous sa forme populiste ou sous sa forme plus classique incarnée dans la figure de l’État-Nation, l’historien d’aujourd’hui doit composer avec une réactualisation de la chronologie du national, autrefois imposée par des courants historiographiques qui ont eu au XXe siècle le vent en poupe. Loin de nous l’idée ici de restituer tous les développements portés par Pascal Ory dans son ouvrage, tous au demeurant fort instructifs et riches d’enseignement, mais essayons de rendre compte dans un premier temps de sa définition de la Nation. « Un peuple qui devient le Peuple », six mots, un aphorisme en apparence simple, mais qui demande clarification.
La Nation n’a rien de naturel, n’en déplaise aux tenants de la « France éternelle », elle est un construit historique et social souvent développé sur le long terme, comme en France, ou parfois instituée de toutes pièces, à l’image de la Belgique. Il n’empêche, les nations existent, et Pascal Ory nous apprend que leur formation porte des atours plus politiques que culturels ou ethniques. Non pas que le substrat culturel, ou ethnique pour certains cas, soit négligeable (pensons à la terrible guerre de l’ex-Yougoslavie), mais c’est précisément au moment où ce substrat culturel devient un véritable levier politique, où « un ethnos s’enrichit d’une nouvelle identification, celle d’un demos », que la Nation apparaît. L’aspect culturel d’un peuple, avec un « p » minuscule, s’ancrait dans des traditions et rituels passés, alors que la politisation (au sens de création politique) du Peuple, avec un « P » majuscule, porte dorénavant un projet politique dans l’avenir. Aussi, cette formation de la Nation est indissociable de la souveraineté populaire, qui entérine de jure le Peuple comme fondement de la Nation démocratique. On retrouve ici l’idée de Renan selon laquelle la Nation, ou du moins sa définition française, se fonde tout autant sur un passé commun, imaginé comme commun, que sur un avenir partagé. La construction imaginée que se font d’eux-mêmes les populations de leur Nation vient par la suite prolonger cette institution politique du Peuple. L’historiographie, la grammaire, la philologie ou encore la géographie participent de ce mouvement national.
La gauche et la Nation
Le livre de Pascal Ory ne porte pas spécifiquement sur le rapport entre la gauche et la Nation. Cependant, il développe dans son introduction une réflexion fine sur ce qui apparaît, selon lui, comme une erreur inhérente à la gauche intellectuelle post-Seconde Guerre mondiale, celle d’avoir cru que les nations étaient de l’histoire ancienne. De Gaulle était raillé pour être un des seuls à appeler « Russes » ceux que tout le monde nommait depuis déjà quelques décennies « Soviétiques ». Le second terme n’a rien de géographique, il porte seulement sur une construction politique, les « soviets », alors que l’usage de l’expression de « Russes » signifiait dans la bouche du Général la persistance d’un habitus national, pour reprendre le concept d’Elias, en l’occurrence russe. Pour la génération d’intellectuels dont fait partie Pascal Ory, ancrée à gauche, la Nation était un cadre théoriquement suranné, qui devait en conséquence être, en pratique, dépassé. La Nation semblait avoir tout faux, et ce pour trois principales raisons.
Tout d’abord, elle symbolisait le passé, un temps révolu, et c’est un pléonasme de dire que pour le parti du mouvement, le passé est à dépasser. Le printemps européen de 1848 avait ouvert une nouvelle ère, à son acmé entre le traité de Versailles de 1919 et la fin de la Seconde Guerre mondiale, celle du mouvement des nationalités. Or les jeunes nés après ce conflit sanglant, les « baby-boomers », voulaient à tout prix conjurer le sort de la Nation, responsable de tous les maux, alors même que l’internationalisme était dans les années 1960 à son zénith (qu’on pense ainsi aux pancartes brandies à Paris en mai 68, affichant la figure joyeuse du camarade Mao, ou aux manifestations pro-Vietnam dans tout l’Occident). Pourtant, le mouvement national n’a en réalité jamais cessé, même après la Seconde Guerre mondiale. Bien au contraire, puisque tous les mouvements de décolonisation, bien que nombreux fussent inspirés du marxisme-léninisme, débouchèrent in fine sur un primat du national sur le social. « L’internationalisme communiste est certes mort, mais la mondialisation dilue malgré tout le cadre national ! », pourrait-on rétorquer à Pascal Ory. L’idée ici n’est pas de dénier le caractère global de la mondialisation, qui restreint de facto la souveraineté des Nations, mais de comprendre que cette mondialisation ne signifie pas, bien au contraire, le déclin de l’imaginaire national, et que celui-ci pourrait, mais l’avenir nous le dira, rétracter la mondialisation. Sans préjugé normatif qui dicterait les bons et les mauvais points, il est évident que le sentiment national ressurgit, si tant est qu’il ait réellement disparu dans la seconde moitié du XXe siècle. Que l’on pense aux populismes aux États-Unis, en Turquie, en Inde ou au Brésil, ou aux luttes d’indépendance qui se jouent encore dans de nombreuses régions du monde, comme en Palestine, au Sahara occidental ou au Kurdistan, le cadre national semble, contrairement à une doxa longtemps dominante, porteur d’avenir.
En plus de symboliser le passé, la Nation représentait une sorte de « mal » politique. Incarnant le repli sur soi, le nationalisme belliqueux, la xénophobie et le racisme, on ne pouvait décemment se dire « nationaliste » après la Seconde Guerre mondiale. Au demeurant, l’emblème de cette « idée de la France » chauvine était De Gaulle, que les jeunes soixante-huitards abhorraient par-dessus tout. Les nations avaient abouti à la Première Guerre mondiale ainsi qu’à la Seconde, et c’est tout légitimement que les jeunes intellectuels voulaient tourner la page de ces inanités sanglantes. L’internationalisme affiché, qu’il provienne des intellectuels marxistes, des tiers-mondistes ou encore même de certains penseurs de l’Union européenne (avec, certes, quelques nuances), se donnait comme ouvert, tolérant, bienveillant, envers son prochain. À la haine nationaliste se substituait dans leur esprit une eschatologie universaliste, qui aboutirait à une union fraternelle de tous les hommes. Il ne s’agit pas ici de blâmer qui que ce soit. Vouloir dissoudre la Nation, responsable entre autres des guerres mondiales, était parfaitement compréhensible au sortir de la guerre. À tout cela Pascal Ory répond que la Nation ne saurait être confondue avec le nationalisme, théoriquement mais également historiquement. Aussi précise-t-il que la Nation était à l’origine fondamentalement de gauche, comme nous l’avons présenté plus haut, instituant une souveraineté populaire en lieu et place de dynasties monarchiques. Au XIXe siècle la Nation est pensée comme universaliste, chaque libération amenant d’autres libérations dans le monde entier. Pensons par exemple à Toussaint Louverture, profondément patriote, qui s’inspira des idéaux révolutionnaires français pour s’affranchir de la domination coloniale française, au nom de l’universalisme de ces idéaux ! Alors que la mondialisation dilue la souveraineté des peuples, et ce indépendamment du jugement normatif que l’on porte sur le rapport coût/bénéfice de cette mondialisation, le cadre national reste pour beaucoup un cadre protecteur qui permet de peser, par le vote et l’engagement politique, sur le cours de son existence.
Dernier facteur qui devait entériner la défiance de la gauche intellectuelle vis-à-vis de la Nation, son caractère construit. Un grand pan des sciences humaines de la seconde moitié du XXe siècle s’est en effet attaché à déconstruire tout ce qui, auparavant, paraissait aller de soi. Et effectivement la Nation n’a certainement rien de « naturel ». N’en déplaise aux thuriféraires de Bonaparte, la France n’a pas de frontières « naturelles ». Elle est en effet un construit social, historique. Benedict Anderson ne s’y trompe pas lorsqu’il choisit, pour son livre, le titre de Imagined Communities, qui traduit littéralement signifie « communautés imaginées », et non pas imaginaires. C’est ainsi bien malheureux qu’ait été traduit ce titre par « l’imaginaire national » en français, puisqu’il rend mal compte du caractère fonctionnel de cet imaginé. Pascal Ory insiste sur ce point, « imaginé » n’est pas synonyme d’« imaginaire », pas plus que « fiction » ne renvoie à la même définition que « fictif ». La Nation a beau être construite, elle l’est tout autant que l’humanisme ou l’internationalisme. Pascal Ory écrit : « Rien ne sert de dire avec l’intellectuel que ‘tout est construit’ si l’on n’ajoute pas avec le politique : ‘et ça marche’ ». Ainsi, malgré le caractère non naturel de la Nation, celle-ci reste efficiente politiquement et joue un rôle majeur dans la construction de l’identité de chacun. Selon une récente enquête de l’Ifop, 76% des jeunes de 18-30 ans se considèrent avant tout comme Français, laissant ainsi à la région, à la ville ou à la religion une place beaucoup plus faible dans le sentiment d’appartenance collective.
Et maintenant ?
Forte de tous ces éléments, que doit aujourd’hui faire la gauche ? Pascal Ory, en sa qualité d’historien, ne se pose pas la question. Il nous semble pourtant nécessaire, si l’on désire voir la gauche réussir dans les prochaines échéances électorales, de réinterroger notre rapport à la Nation, et ce d’autant plus si l’on souhaite que notre camp attire à nouveau les classes populaires. Promouvoir un populisme patriotique comme Jean-Luc Mélenchon en 2017 ? Se faire les parangons de la démondialisation et du made in France comme Arnaud Montebourg ? Ou au contraire prolonger l’intégration européenne en vue de former progressivement une conscience nationale (pardonnez l’oxymore) européenne ? Toutes ces solutions ont des avantages et des inconvénients. Le débat d’idées est ouvert.
Pascal Ory, Qu’est-ce qu’une Nation ? Une Histoire mondiale, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 2020