La fièvre coopérative pour réconcilier la société

À la suite de la publication en avril 2024 d’une étude consacrée aux enseignements politiques de la série La Fièvre créée par Éric Benzekri, Timothée Duverger, codirecteur de l’Observatoire expérimentation et innovation locales de la Fondation, prolonge la réflexion en revenant sur la question spécifique de la coopérative, élément central de la série et qui est porteuse d’un puissant imaginaire pour la gauche.

Un nouvel espoir

La Fondation Jean-Jaurès a récemment consacré une étude aux enseignements politiques de La Fièvre, une série créée par Éric Benzekri et diffusée sur Canal+ entre le 18 mars et le 25 avril 20241Raphaël LLorca, Jérémie Peltier (coord.), Sur La Fièvre : enseignements politiques d’une série, Fondation Jean-Jaurès, avril 2024.. Si la série y est examinée sous toutes les coutures, il reste cependant un angle mort : la coopérative, pourtant centrale dans l’histoire, est absente des analyses. On en retrouve certes vingt-sept occurrences, mais elle est largement invisibilisée, simplement mentionnée au détour de développements qui ne la traitent pas. Signe d’une époque où les peurs prennent le dessus dans des sociétés en panne de récits collectifs. Nous proposons en conséquence dans cette note d’élargir la focale à la fièvre coopérative qui s’empare du Racing, le club de football qui constitue le principal protagoniste de la série, autour duquel se construit l’ensemble du scénario.

Tout démarre lorsque Fodé Thiam, le joueur vedette du club, dérape et traite son entraîneur de « sale toubab » devant les caméras. S’ensuit un face-à-face entre deux expertes de la communication pour orienter l’opinion. D’un côté, Marie Kinsky, une figure populiste qui instrumentalise les réseaux sociaux pour installer un clivage sur les questions identitaires et promouvoir l’autorisation du port d’armes. De l’autre, Samuelle Berger, qui cherche à préserver l’unité du pays face au risque de « guerre civile », alors que les institutions échouent à réguler les conflits.

Quand menace « la guerre de tous contre tous », ce n’est pas du Léviathan, autrement dit de l’État, que vient la solution, mais de la coopération. La transformation coopérative du Racing n’est pas une anecdote sympathique que l’on peut réduire au folklore démocratique mis en scène par la série, où chacun est sans cesse appelé à voter sur tous les sujets, jusqu’à l’épineuse question du maintien en laisse du chien. C’est bien davantage la possibilité d’un récit positif pour réconcilier la société. Comme nous l’a confié Éric Benzekri, « les programmes politiques consistent d’abord et avant tout à éviter une apocalypse. Chacun a le choix de son apocalypse : le réchauffement climatique, l’intelligence artificielle, le « grand remplacement », etc. Je voudrais qu’on ait le choix entre différents espoirs »2Entretien réalisé avec Éric Benzekri, 11 mai 2024.

Recevez chaque semaine toutes nos analyses dans votre boîte mail

Abonnez-vous

La solution coopérative

Cette solution coopérative a trois sources. D’abord, la démocratie corinthiane, à laquelle se réfère le président du Racing, François Marens. Il s’agit d’une expérience autogestionnaire dans le club des Corinthians, à São Paulo, qui s’est opposé à la dictature militaire du Brésil entre 1981 et 1985. Suite à l’élection d’un nouveau président, le club a instauré une démocratie directe et participative dans laquelle étaient mobilisés tous les salariés du club, des joueurs aux jardiniers en passant par le staff technique. Tout faisait l’objet d’un vote, y compris les décisions les plus stratégiques comme le choix de l’entraîneur ou des recrues. Médiatisé par la présence au sein du club de Sócrates, par ailleurs capitaine de la Seleção, ainsi que par ses victoires du championnat paulista en 1982 et 1983, le mouvement portait la revendication démocratique jusque sur son maillot. Il arborait à l’arrière le mot « Democracia », remplacé à l’occasion des premières élections libres du 15 novembre 1982 par l’incitation « Dia 15 Vote » (« Le 15 novembre, allez voter »)3David Ranc et Albrecht Sonntag, « La “démocratie corinthiane“, un exemple d’organisation créative dans le football au temps de la dictature brésilienne », Humanisme et entreprise, n°313, vol. 3, 2013, pp. 3-18.. La coopérative peut être de la sorte conçue comme un antidote à la dérive autoritaire de nos régimes, ce que montre le Racing quand il prend position contre l’autorisation du port d’armes.

Une deuxième source renvoie aux transformations coopératives de clubs de football. Si les sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic) s’avèrent plus adaptées pour le monde amateur, entre les associations et les structures commerciales4Mohamed Mechmache et Bernard Amsalem, L’économie du sport, Avis du CESE, 2019., elles peuvent également être mobilisées dans le monde professionnel, comme le prouve l’exemple du Sporting Club de Bastia. Luc Dayan, qui en a été à l’origine, a d’ailleurs été consulté pour la série. Confronté en 2017 à une relégation en National 3 (cinquième division) et à des problèmes financiers, le club s’est transformé pour se « rebâtir sur des fondations solides et une gouvernance transparente »5Jérôme Negroni et Élodie Griffon, « Le Sporting Club de Bastia : une alternative au foot business », dans Timothée Duverger et Thierry Germain, Vivre en coopération : cahier de tendances, Paris/La Tour-d’Aigues, Fondation Jean-Jaurès/L’Aube, 2023, pp. 117-118.. Il est en effet composé de cinq collèges, qui rassemblent les fondateurs, les acteurs économiques, les supporters, les salariés ou anciens salariés et les collectivités locales. Ce modèle de « foot populaire » interdit toute spéculation financière sur les droits TV ou la vente de joueurs. Ancré sur ton territoire, le club mène une démarche active de responsabilité sociale (inclusion et éducation) et environnementale (réduction des déchets, maîtrise des énergies, transports, alimentation responsable). C’est aussi le projet du Racing qui mobilise les supporters pour résoudre la crise financière qu’il traverse. Non seulement il refonde une communauté politique, mais en plus il régénère la solidarité en organisant des visites scolaires ou en reversant ses bénéfices à des œuvres caritatives.

Enfin, une troisième source reste à relever, quoique moins présente dans la série. Pour Éric Benzekri, « l’expérience de Lip est fondatrice. Elle nous montre deux choses : d’une part, il n’y a pas besoin d’une avant-garde et, d’autre part, il est possible de résister à un mouvement qui paraît inéluctable quand il y a une volonté et une démocratie »6Entretien réalisé avec Éric Benzekri, 11 mai 2024.. Il se réfère à la grève qui a eu lieu dans l’usine horlogère de Lip en 1973 à Besançon. Face à une menace de licenciement massif, les ouvriers ont décidé d’occuper l’usine et de mener une expérience autogestionnaire fortement médiatisée autour du mot d’ordre : « C’est possible : on fabrique, on vend, on se paie ». L’histoire familiale fait écho à l’histoire collective. Dans les années 1970, le père d’Éric Benzekri était un militant de la CFDT, sensibilisé à l’utopie autogestionnaire. Technicien de profession, suite à un licenciement, il bénéficia d’une aide aux chômeurs créateurs d’entreprise qui lui permit de constituer une Scop fabriquant des armoires électriques. Comme le souligne à propos de la série l’ancien secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, « l’engagement collectif […] est ce qui émancipe »7Laurent Berger, « L’engagement collectif fait reculer l’outrance », dans Raphaël Llora, Jérémie Peltier (coord.), op. cit., pp. 92-94..

Un imaginaire pour la gauche

À travers cette fiction, Éric Benzekri propose surtout un nouvel imaginaire pour une gauche qui s’est trop longtemps confondue avec le jacobinisme français. Si pour lui, « la coopérative n’est pas LE moyen d’empêcher une guerre civile », elle fait partie « des initiatives et des organisations qui permettent de dépolariser, de dépassionner, d’apaiser la société à travers la recherche de solutions communes »8Entretien réalisé avec Éric Benzekri, 11 mai 2024.. Rappelant le texte de Jean Jaurès de 1905 faisant l’éloge la cave coopérative de Maraussan en pleine crise viticole9Jean Jaurès, « À Maraussan », L’Humanité, 7 mai 1905., il regrette que « les coopératives aient été banalement effacées des mémoires militantes […], considérées comme une coquetterie, un supplément d’âme […], que la gauche ait pris les coopératives comme une sorte d’invention à la “professeur Tournesol“ »10Entretien réalisé avec Éric Benzekri, 11 mai 2024..

La Fondation Jean-Jaurès a publié un Cahier de tendances consacré à la coopération, en partenariat avec le Crédit coopératif et de la Confédération générale des Scop et des Scic11Timothée Duverger et Thierry Germain, op. cit.. Pour Laurence Ruffin, la vice-présidente de ce dernier et PDG de la Scop Alma à Grenoble, spécialisée dans l’édition de logiciels, La Fièvre « ouvre un nouvel imaginaire, elle montre que l’on peut “faire autrement“ ». Les coopératives sont un remède « à l’extrême droite, à l’apathie, à la lassitude »12Entretien réalisé avec Laurence Ruffin et Jérôme Saddier, 17 mai 2024.. Le président du Crédit coopératif et d’ESS France, Jérôme Saddier, appuie : le prochain congrès de l’économie sociale et solidaire (ESS), qui se tiendra à Paris les 12 et 13 juin prochains, s’intitule Imagin’ère. Comme l’explique le président du Racing, François Marens, dans l’épisode 5, « ce n’est pas qu’un mode de gouvernance, c’est une identité, une façon de voir dans le monde ce qui nous rassemble plutôt que ce qui nous divise, ce qui nous unit plutôt que ce qui nous oppose ».

C’est bien un projet démocratique que porte La Fièvre, ce que reconnaît son créateur pour qui le club de football n’est qu’un exemple à petite échelle parmi tant d’autres : « À partir du moment où il y a un lieu commun, je pense qu’il doit y avoir la démocratie. C’est vrai en politique, dans l’économie, à l’école ou dans nos associations. […] La IIIe République a produit des anticorps républicains en instituant de grandes lois. Il faut un nouveau train de démocratisation la société. Il faut que les individus participent à la construction collective »13Entretien réalisé avec Éric Benzekri, 11 mai 2024.. S’affirme ainsi un projet autogestionnaire, défini par Pierre Rosanvallon dans les années 1970 comme l’« exercice collectif de la décision, [la] possibilité d’intervention directe de chacun dans les problèmes qui le concernent »14Pierre Rosanvallon, L’âge de l’autogestion ou la politique au poste de commandement, Paris, Seuil, 1976..

Alors, qu’attend la gauche pour remettre l’ouvrage sur le métier ? Pour Jérôme Saddier, « la politique pense qu’elle ne peut plus rien pour l’économie, qu’elle ne peut pas agir dessus, la réguler. Dans ces conditions, ça devient compliqué de penser des alternatives »15Entretien réalisé avec Laurence Ruffin et Jérôme Saddier, 17 mai 2024.. C’est sans doute là la principale leçon de La fièvre : le retour au politique, à la délibération, au collectif, dans les idées comme dans les pratiques. Une nouvelle étoile polaire pour une gauche qui doit retrouver ses fondamentaux.

Dans son dernier ouvrage sur la coopération, Éloi Laurent a écrit un paragraphe qui pourrait servir de synopsis à la série : « La coopération est […] un antidote au poison de la polarisation sociale, nourrie de contrevérité. Parce qu’elle est une recherche libre de connaissance partagée qui prend du temps, elle est à même de restaurer la confiance perdue, laquelle peut en retour démultiplier sa force cohésive dans toutes ses dimensions. Parce qu’elle repose sur la connaissance commune, la coopération est le plus sûr chemin vers la paix, à la fois civile, entre humains, et écologique, avec la biosphère »16Éloi Laurent, Coopérer et se faire confiance, Paris, Rue de l’Échiquier, 2024.. Loin d’être une prophétie de malheur, La Fièvre rallume l’espoir de réconcilier la société17Jérôme Saddier, Pour une économie de la réconciliation : faire de l’ESS la norme de l’économie de demain, Paris, Les Petits Matins, 2022..

  • 1
    Raphaël LLorca, Jérémie Peltier (coord.), Sur La Fièvre : enseignements politiques d’une série, Fondation Jean-Jaurès, avril 2024.
  • 2
    Entretien réalisé avec Éric Benzekri, 11 mai 2024.
  • 3
    David Ranc et Albrecht Sonntag, « La “démocratie corinthiane“, un exemple d’organisation créative dans le football au temps de la dictature brésilienne », Humanisme et entreprise, n°313, vol. 3, 2013, pp. 3-18.
  • 4
    Mohamed Mechmache et Bernard Amsalem, L’économie du sport, Avis du CESE, 2019.
  • 5
    Jérôme Negroni et Élodie Griffon, « Le Sporting Club de Bastia : une alternative au foot business », dans Timothée Duverger et Thierry Germain, Vivre en coopération : cahier de tendances, Paris/La Tour-d’Aigues, Fondation Jean-Jaurès/L’Aube, 2023, pp. 117-118.
  • 6
    Entretien réalisé avec Éric Benzekri, 11 mai 2024.
  • 7
    Laurent Berger, « L’engagement collectif fait reculer l’outrance », dans Raphaël Llora, Jérémie Peltier (coord.), op. cit., pp. 92-94.
  • 8
    Entretien réalisé avec Éric Benzekri, 11 mai 2024.
  • 9
    Jean Jaurès, « À Maraussan », L’Humanité, 7 mai 1905.
  • 10
    Entretien réalisé avec Éric Benzekri, 11 mai 2024.
  • 11
    Timothée Duverger et Thierry Germain, op. cit.
  • 12
    Entretien réalisé avec Laurence Ruffin et Jérôme Saddier, 17 mai 2024.
  • 13
    Entretien réalisé avec Éric Benzekri, 11 mai 2024.
  • 14
    Pierre Rosanvallon, L’âge de l’autogestion ou la politique au poste de commandement, Paris, Seuil, 1976.
  • 15
    Entretien réalisé avec Laurence Ruffin et Jérôme Saddier, 17 mai 2024.
  • 16
    Éloi Laurent, Coopérer et se faire confiance, Paris, Rue de l’Échiquier, 2024.
  • 17
    Jérôme Saddier, Pour une économie de la réconciliation : faire de l’ESS la norme de l’économie de demain, Paris, Les Petits Matins, 2022.

Du même auteur

Sur le même thème