À l’aube du deuxième tour de l’élection présidentielle, l’heure est à la confrontation entre les deux programmes électoraux. Pour l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation, Victoria Géraut et Frédéric Potier analysent les ressorts du programme de la candidate du Rassemblement national consacré aux libertés.
Dès septembre 2021, Marine Le Pen avait annoncé la couleur en lançant sa campagne avec une affiche proclamant « Libertés, libertés chéries ». Par ce geste, la candidate du Rassemblement national (RN) a cherché d’emblée à prolonger sa stratégie de dédiabolisation en adoptant une communication très lisse et aseptisée, supposée lui permettre de rallier de nouveaux électeurs1Voir Émeric Bréhier, Antoine Bristielle, Gilles Finchelstein, Antoine Jardin, Raphaël Llorca, Jérémie Peltier et Max-Valentin Robert, Le Dossier Le Pen. Idéologie, image et électorat, Fondation Jean-Jaurès, 2022 ; Raphaël Llorca, Les nouveaux masques de l’extrême droite. La radicalité à l’ère Netflix, La Tour-d’Aigues/Paris, L’Aube/Fondation Jean-Jaurès, 2022.. Dans ce cadre, la thématique des libertés publiques est évoquée à un double niveau : il s’agit de gommer autant que possible les aspects autoritaristes et antilibéraux de sa culture politique et de son programme, mais aussi de dénoncer l’action du gouvernement, notamment dans le domaine de la lutte contre la Covid-19 (passe sanitaire, attestations, etc.) et dans la gestion des mouvements sociaux (telle que la supposée « répression » des « gilets jaunes »).
Mais, au-delà de la communication, qu’en est-il réellement du programme de Marine Le Pen concernant le champ des libertés publiques et de la démocratie ? Notre hypothèse est que la douceur des chats, dont Marine Le Pen se revendique, ne doit pas masquer ni le bilan du RN, ni son programme en la matière.
Le vrai bilan législatif : un grand vide et une allergie aux propositions renforçant les libertés publiques
Au-delà des stratégies d’image et de communication, nous avons souhaité revenir sur deux éléments factuels : d’une part, les votes de Marine Le Pen à l’Assemblée nationale entre 2017 et 2022 et, d’autre part, ceux des députés RN au Parlement européen depuis 2019.
Le grand vide : un bilan des votes de la députée Le Pen à l’Assemblée nationale
La consultation du site « Nos députés » est éloquente. Une rapide consultation de la période 2017-2022 permet d’établir un large absentéisme dès qu’une liberté fondamentale est en jeu. Le bilan législatif de la députée Marine Le Pen s’apparente ainsi à un grand vide.
La députée du Pas-de-Calais n’a ainsi pas voté le projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes (loi du 3 août 2018), ni la proposition de loi visant à renforcer le droit à l’avortement (loi du 2 mars 2022), ni celle sur le harcèlement scolaire (loi du 2 mars 2022 aussi). Elle n’a pas voté non plus le projet de loi confortant le respect des principes de la République (loi du 24 août 2021), ni le projet de loi relatif à la prévention des actes de terrorisme et au renseignement (loi du 20 juillet 2021), ni, enfin, la résolution visant à lutter contre l’antisémitisme (3 décembre 2019).
Sur le plan de la politique étrangère, Marine Le Pen semble systématiquement donner quitus ou trouver des excuses aux régimes les plus sanguinaires. Elle n’a ainsi pas voté la résolution sur la dénonciation du coup d’État en Birmanie (votée le 23 février 2022), pas plus que celle condamnant le régime biélorusse d’Alexandre Loukachenko (votée le 17 janvier 2022), ni encore la résolution sur la protection du peuple arménien et des chrétiens d’Orient (adoptée le 3 décembre 2020) ou celle condamnant l’offensive militaire turque dans le Nord-Est syrien (du 30 octobre 2019). Sans surprise, elle s’est aussi prononcée contre la proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information du 22 décembre 2018 dite « anti-fake news » qui prévoyait une disposition importante pour prémunir les campagnes électorales françaises contre les tentatives d’ingérences de la part de puissances étrangères…
Enfin, Marine Le Pen est constante dans ses choix anti-LGBT et contre les droits des femmes. Elle dénonçait en 2012 des « avortements de confort » et proposait en 2016 de « supprimer le mariage homosexuel »2« Marine Le Pen persiste sur “l’avortement de confort” », France info, 8 mars 2012.. Sans surprise, elle vote en 2021 contre la loi relative à la bioéthique qui permet d’élargir la PMA à toutes les femmes. Au début de cette année, elle ne vote pas non plus en faveur de la loi qui interdit les thérapies dites « de conversion » (loi du 31 janvier 2022).
L’allergie aux libertés démocratiques des députés RN au Parlement européen
Au Parlement européen, les élus RN n’ont guère davantage brillé dans la protection de l’État de droit. Ils se sont illustrés par un vote négatif sur tous les enjeux LGBT depuis 2019. Les résolutions visant les discriminations publiques et discours de haine à l’égard des personnes LGBT en Pologne ou en Hongrie ont ainsi été rejetées par les élus RN. La protection de l’État de droit recherchée par les résolutions européennes visant expressément la Pologne et la Hongrie n’est pas non plus un enjeu sur lequel les élus RN se sont positionnés favorablement. Au contraire, ils se sont rendus complices des diverses tentatives de destruction de l’État de droit dans ces pays en votant contre les mesures qui prétendaient les condamner. La transparence n’est pas non plus du goût des élus RN qui se sont prononcés contre les rapports parlementaires pour éviter la corruption, les dépenses irrégulières, la fraude ou les conflits d’intérêts3« De 2014 à 2019, comment le Rassemblement national a-t-il voté au Parlement européen », Toute l’Europe, 20 mai 2019. Le site Toute l’Europe fait l’inventaire des votes RN en fonction des résolutions..
Un programme politique rétrograde et ultraconservateur qui avance masqué
Le programme de la candidate du RN au deuxième tour des présidentielles, malgré une intense stratégie d’euphémisation, est révélateur d’un projet réactionnaire et dangereux pour les libertés fondamentales.
Le référendum contre l’État de droit
Dès 2017, Marine Le Pen prévoyait, si elle était élue, de réviser la Constitution grâce à un référendum afin d’élargir le champ d’application de l’article 11 de la Constitution permettant au président de la République de soumettre un projet de loi par référendum à la population. Dans son programme actuel, si la révision de la Constitution est toujours d’actualité, c’est bien pour instaurer un référendum d’initiative citoyenne (RIC) afin de contourner le Parlement sur toutes les thématiques auxquelles elle souhaiterait soumettre la population. Or, la manœuvre n’est pas sans danger. L’usage du référendum rendrait inactifs les contre-pouvoirs que sont le Parlement, mais aussi le Conseil constitutionnel. Pierre Rosanvallon évoque ainsi une « dépossession démocratique paradoxale du référendum » dont l’usage fréquent « conduit à réduire et à dévaloriser le pouvoir législatif. Il contribue du même coup mécaniquement à renforcer le rôle de l’exécutif et à mettre en place un régime paradoxalement hyperprésidentiel »4Pierre Rosanvallon, Le Siècle du populisme. Histoire, théorie, critique, Paris, Seuil, 2020, p. 215..
Marine Le Pen souhaite, comme en 2017, instaurer un système proportionnel aux élections législatives pour deux tiers des députés, distribuant ainsi le nombre de sièges en fonction du nombre de voix recueillies. Là encore, il convient d’aller au-delà de l’intention de façade (défendre le pluralisme) : une assemblée nationale élue à la proportionnelle aurait toutes les chances de n’aboutir à aucune majorité stable, ce qui justifierait encore davantage l’usage du référendum !
En résumé, Marine Le Pen entend combattre la dérive monarchiste de la Ve République en concentrant encore davantage les pouvoirs dans les mains du président de la République et en contournant le contrôle du Conseil constitutionnel. Pour le constitutionnaliste Dominique Rousseau, le régime issu du programme Le Pen « tournerait le dos à toute notre tradition constitutionnelle démocratique faite d’équilibres des pouvoirs et s’inspirerait de ce qu’on retrouve en Hongrie »5Nicolas Massol, « Dominique Rousseau : “En réalité, Le Pen veut contourner le Parlement” », Libération, 14 avril 2022..
Cette architecture institutionnelle trouverait évidemment à s’appliquer en priorité dans le domaine de la solidarité. « Sitôt élue, Marine Le Pen veut convoquer un référendum sur l’immigration pour remplacer le principe d’égalité – qui fait aux yeux du monde l’identité de la France – par celui de la préférence nationale, qui établit une discrimination entre Français et étrangers6Ibid. », avertit Dominique Rousseau. Le programme de la candidate d’extrême droite se caractérise ainsi sans surprise par une préférence nationale assumée se traduisant notamment par l’expulsion des étrangers sans emploi depuis un an, ou encore l’octroi du RSA aux étrangers ayant travaillé durant au moins cinq ans. Par la même méthode, Marine Le Pen souhaite supprimer le regroupement familial et le droit du sol, ou encore expulser les « délinquants et criminels étrangers » systématiquement. Là encore, le démantèlement de l’État de droit est flagrant et implacable.
Une peine de mort ressuscitée et une justice au double standard
Du côté de la justice, alors même qu’elle est abolie depuis 1981, le Rassemblement national n’hésiterait pas à remettre à l’agenda une mesure aussi rétrograde que le retour de la peine de mort. Jordan Bardella déclarait ainsi en 2020 souhaiter un « référendum d’initiative citoyenne […] si les Français veulent se saisir de la possibilité de rétablir la peine de mort7Cité par Antoine Jardin, « Sécurité, terrorisme et lutte contre l’islamisme : les multiples contradictions de Marine Le Pen », Le dossier Le Pen. Idéologie, image, électorat, op. cit., 2022. ». Le programme de la candidate, afin de ne pas trop effrayer, se limite à rétablir les peines plancher pour « tout criminel » et supprimer les réductions et aménagements de peine. Elle veut de surcroît instaurer une présomption de légitime défense aux forces de l’ordre. Cette proposition tend à renforcer le recours à la violence légitime des autorités en instaurant une présomption de légitime défense spécialisée. Par ces mesures, elle s’inscrit incontestablement dans une logique d’affaiblissement des droits et de la présomption d’innocence.
Une laïcité dévoyée
Historiquement, le Front national puis le RN ont d’abord défendu l’identité chrétienne de la France. L’adhésion très récente du RN à la défense du principe de laïcité a pour objectif évident de permettre une stigmatisation des populations étrangères et de rejeter l’islam. Dévoyant complètement le principe de laïcité et de neutralité de l’État, Marine Le Pen propose d’interdire tout signe religieux ostentatoire dès lors qu’il promeut, selon elle, une idéologie politique. Ainsi, si elle ne s’attaque plus directement à la kippa, comme en témoigne son interview dans la matinale de France Inter du mardi 12 avril, elle considère le voile comme « un marqueur d’une idéologie ». Elle entend ainsi combattre, par cette mesure, l’islamisme, « qui n’est pas une religion, qui est une idéologie totalitaire » qu’elle croit « aussi dangereuse que le nazisme »8Noémie Lair, « Jean-Luc Mélenchon trouvait-il le voile “obscène” en 2010, comme l’affirme Marine Le Pen », France Inter, 12 avril 2022.. Interdire l’islamisme, dont la définition est très floue, laisserait place à un arbitraire dangereux. Cette mesure, sans nul doute inconstitutionnelle, traduit une volonté de porter atteinte à la liberté de conscience et à la liberté d’expression. Si l’État et les services publics sont astreints à une absolue neutralité, il n’en est rien des usagers du service public ni des citoyens. « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi », affirme l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Le programme Le Pen inquiète tout particulièrement sur ce point en annonçant un climat de défiance et de suspicion à l’égard des religions. La mise en application de ce programme aboutirait à une confrontation avec les sages du Conseil constitutionnel qui ne pourraient que constater sa non-conformité à la Constitution.
Une Europe des droits mise à l’écart
Si la candidate d’extrême droite ne prévoit plus explicitement de sortir de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), Marine Le Pen entend réformer la Constitution pour affirmer la primauté du droit national sur les autres droits, en particulier européen. Cela aurait pour conséquence de priver de tout effet utile ce texte et conditionnerait à l’adoption d’une loi nationale les apports jurisprudentiels considérables en termes de droits et de protections individuelles de cette juridiction. Ce mécanisme puissant de protection des droits fondamentaux s’en trouverait ainsi largement affaibli.
Une indépendance des médias remise en cause
Interrogée sur Europe 1 le 14 septembre 2021, Marine Le Pen indiquait clairement : « Je suis pour la privatisation du secteur public audiovisuel. À part un audiovisuel pour les outre-mer et un audiovisuel pour que la voix de la France dans le monde continue à porter, on n’a pas besoin d’un service public audiovisuel aussi important9« Marine Le Pen confirme sa volonté de privatiser l’audiovisuel public », Europe 1, 14 septembre 2021. » Peu de commentateurs se sont à l’époque émus de cette proposition tendant à privatiser l’audiovisuel public (à l’exception de l’Ina, d’Arte et des antennes outre-mer) au motif de supprimer simultanément la redevance audiovisuelle qui permet de financer une partie ou le total des chaînes publiques françaises. Si cette intention était menée à bien, l’indépendance des médias audiovisuels français s’en trouverait fortement entamée au profit de médias d’opinion néoconservateurs sur le modèle de CNews obéissant aux intérêts de Vincent Bolloré ou de Fox News relayant la propagande trumpiste. Relevons d’ailleurs que lors de la conférence de la presse de la candidate dédiée à une question démocratique, plusieurs médias comme la BBC, Les Jours et Quotidien ont trouvé porte close. Marine Le Pen s’arroge donc le droit de définir qui est autorisé ou pas à couvrir sa campagne10« Ah oui, je suis chez moi ! Si, si, c’est moi qui décide. J’assume quand c’est moi qui décide ! J’accrédite l’ensemble des autres, y compris des médias qui sont extrêmement hostiles », cité dans Franck Johannès, « Marine Le Pen veut gouverner par référendum en contournant le Parlement et le Conseil constitutionnel », Le Monde, 14 avril 2022.. Il y a là une très préoccupante conception du pluralisme et de l’accès à la culture, mais au fond très cohérente avec une conception de « la démocratie immédiate qui considère comme structurellement illégitime la prétention des corps intermédiaires – dont la presse constitue une des figures les plus notables – à jouer un rôle actif dans la vie publique11Pierre Rosanvallon, Le Siècle du populisme. Histoire, théorie, critique, op. cit., p. 48. ».
Conclusion
Au fond, la conception de la démocratie et des libertés publiques de Marine Le Pen s’apparente à celle de ses modèles, les autocrates hongrois ou russes. Le peuple serait régulièrement consulté pour court-circuiter la Constitution, le Parlement ou le Conseil constitutionnel afin d’avaliser des décisions gouvernementales destinées à rogner les libertés des Français.
Pierre Mendès France rappelait dans La Vérité guidait leurs pas une définition ambitieuse de la démocratie : « La démocratie, c’est beaucoup plus que la pratique des élections et le gouvernement : c’est un type de mœurs, de vertu, de scrupule, de sens civique, de respect de l’adversaire ; c’est un code moral12Pierre Mendès France, La Vérité guidait leurs pas, Paris, Gallimard, 1976, p. 35 ; voir aussi Frédéric Potier, Pierre Mendès France, la foi démocratique, Paris, Bouquins, 2021.. » Or, si le programme de Marine Le Pen met en exergue de nombreuses mesures supposées renforcer la démocratie, il ne comporte aucune mesure visant à renforcer les libertés fondamentales, ni l’État de droit. Bien au contraire, il comporte de nombreuses dispositions qui iraient à l’encontre des libertés fondamentales, de la paix et de la concorde publique. Les citoyens attachés à la démocratie ne peuvent rester aveugles et passifs face à une telle menace.
- 1Voir Émeric Bréhier, Antoine Bristielle, Gilles Finchelstein, Antoine Jardin, Raphaël Llorca, Jérémie Peltier et Max-Valentin Robert, Le Dossier Le Pen. Idéologie, image et électorat, Fondation Jean-Jaurès, 2022 ; Raphaël Llorca, Les nouveaux masques de l’extrême droite. La radicalité à l’ère Netflix, La Tour-d’Aigues/Paris, L’Aube/Fondation Jean-Jaurès, 2022.
- 2« Marine Le Pen persiste sur “l’avortement de confort” », France info, 8 mars 2012.
- 3« De 2014 à 2019, comment le Rassemblement national a-t-il voté au Parlement européen », Toute l’Europe, 20 mai 2019. Le site Toute l’Europe fait l’inventaire des votes RN en fonction des résolutions.
- 4Pierre Rosanvallon, Le Siècle du populisme. Histoire, théorie, critique, Paris, Seuil, 2020, p. 215.
- 5Nicolas Massol, « Dominique Rousseau : “En réalité, Le Pen veut contourner le Parlement” », Libération, 14 avril 2022.
- 6Ibid.
- 7Cité par Antoine Jardin, « Sécurité, terrorisme et lutte contre l’islamisme : les multiples contradictions de Marine Le Pen », Le dossier Le Pen. Idéologie, image, électorat, op. cit., 2022.
- 8Noémie Lair, « Jean-Luc Mélenchon trouvait-il le voile “obscène” en 2010, comme l’affirme Marine Le Pen », France Inter, 12 avril 2022.
- 9« Marine Le Pen confirme sa volonté de privatiser l’audiovisuel public », Europe 1, 14 septembre 2021.
- 10« Ah oui, je suis chez moi ! Si, si, c’est moi qui décide. J’assume quand c’est moi qui décide ! J’accrédite l’ensemble des autres, y compris des médias qui sont extrêmement hostiles », cité dans Franck Johannès, « Marine Le Pen veut gouverner par référendum en contournant le Parlement et le Conseil constitutionnel », Le Monde, 14 avril 2022.
- 11Pierre Rosanvallon, Le Siècle du populisme. Histoire, théorie, critique, op. cit., p. 48.
- 12Pierre Mendès France, La Vérité guidait leurs pas, Paris, Gallimard, 1976, p. 35 ; voir aussi Frédéric Potier, Pierre Mendès France, la foi démocratique, Paris, Bouquins, 2021.