La démocratie ne s’arrête pas à la porte de l’entreprise !

Ne pas vouloir faire entrer la démocratie dans l’entreprise, c’est la fragiliser encore un peu plus dans la sphère publique. Au moment des discussions parlementaires autour de la loi Pacte, Jean Grosset et Pierre Victoria rappellent ce que la Fondation Jean-Jaurès défendait dans son rapport publié en février 2018, Entreprises engagées. Comment concilier l’entreprise et les citoyens.

Le président de la République l’avait pourtant bien dit sur TF1 le 18 octobre 2017, « l’entreprise ne peut être simplement un rassemblement des actionnaires. Le code civil la définit comme tel ; l’entreprise c’est un lieu où des femmes et des hommes se sont engagés, certains mettent du capital, d’autres du travail ». Forts de ses propos, nous étions plein d’espoir de voir la loi Pacte (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) en débat à l’Assemblée nationale depuis le 25 septembre 2018 affirmer l’ambition de repenser la place de l’entreprise dans la société. En effet, il est temps de mettre fin à cet anachronisme français qu’est la définition de la société commerciale, qui ne connaît que l’intérêt exclusif des actionnaires, et renforcer le poids des salariés, l’autre partie constituante de l’entreprise, au sein des conseils d’administration, à l’instar des autres pays de l’Union européenne. 

Depuis près d’un an, nous sommes nombreux – universitaires, fondations, think tanks, syndicalistes, patrons progressistes, ONG – à avoir échangé autour d’une vision de l’entreprise, à la fois projet collectif, lieu de création de richesse partagée, espace de travail où chacun peut trouver, en plus d’un revenu, un sens à son activité et son propre épanouissement personnel. 

Même si pour nous, elle est aussi un objet politique du fait de son influence sur la vie des individus. Nous nous sommes rangés sous la bannière du rapport présenté par Jean-Dominique Sénard, président de Michelin, et Nicole Notat, présidente de l’agence de notation extra-financière Vigeo – L’entreprise, objet d’intérêt collectif, remis aux ministres de la Transition écologique et solidaire, de la Justice, de l’Économie et des Finances et du Travail le 9 mars 2018 –, et avons soutenu leurs quatre propositions majeures : intégration de la responsabilité sociale et environnementale dans le code civil ; définition de la « raison d’être » ; possibilité d’adopter un statut d’entreprise à mission et augmentation du nombre de représentants de salariés dans les conseils d’administration des plus grandes entreprises (3 au-delà de 15 membres du conseil d’administration, administrateurs compris).

Nous étions bien naïfs de penser que les propositions du rapport Sénard-Notat, fruit de nombreuses auditions, constituaient le ciment incontournable du projet gouvernemental. 

Alors que s’ouvrent les débats parlementaires autour de ce texte, notre déception est grande :  le code civil serait bien modifié, mais a minima, en lien avec l’intérêt social, c’est-à-dire celui des actionnaires ; la définition de la raison d’être deviendrait optionnelle ; quant à l’entreprise à mission et les évolutions vers une gouvernance mieux partagée, elles ont totalement disparu (à ce jour) du projet de loi. 

Parions et espérons que tout ce qui sera optionnel (y compris l’entreprise à mission) sera rétabli par la sagesse des parlementaires. Craignons que tout ce qui pourrait entraver la primauté actionnariale ne soit rejeté, notamment l’augmentation du nombre d’administrateurs salariés. 

Cela serait une grave erreur historique, au moment où le consommateur/citoyen intègre de plus en plus les questions d’éthique dans ses choix de consommation, comme le rappelait le rapport de développement durable de BETC de 2015, dans lequel on pouvait lire : « les critères de performance des marques sont aujourd’hui liés à la question des valeurs de l’entreprise. On va choisir celles dont on pense qu’elles sont les meilleures et, à l’inverse, on va éliminer celles que l’on considère comme faisant peser des risques sur le monde. Parce que la main invisible du marché ne suffit plus, une obligation éthique pèse désormais sur la manière dont les entreprises opèrent ».

Or, le principal apport des administrateurs salariés élus depuis la loi relative à la sécurisation de l’emploi de 2013 a été de mettre plus de transparence, d’égalité et de respect dans la gouvernance des entreprises. 

La conciliation des intérêts des entreprises et de la société devient une condition de leur pérennité et de leur croissance. Pour que l’entreprise soit un bienfait pour toutes ses parties prenantes, trois conditions s’imposent : une réorientation des travaux de conseils d’administration vers la stratégie de long terme et non plus sur l’analyse trimestrielle des résultats financiers ; une évaluation de la performance globale de l’entreprise, grâce à des indicateurs sociaux, environnementaux, sociétaux et financiers partagés par les salariés et les parties prenantes ; enfin, une codétermination entre apporteurs de capitaux et apporteurs de travail et de compétences. 

Ne pas vouloir faire entrer la démocratie dans l’entreprise, c’est la fragiliser encore un peu plus dans la sphère publique. 

 

Cette note est parue en exclusivité dans Le Monde le 29 septembre 2018.

 

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