La crise écologique et le « mal de Terre »

La crise écologique, qui ne cesse de s’aggraver et dont les impacts sont sans frontières, devrait susciter une mobilisation, une prise de conscience de grande ampleur et dans tous les domaines, sans exception. À la suite de la publication de son dernier ouvrage, Mal de Terre (Payot), le sociologue danois Nikolaj Schultz revient sur les implications anthropologiques de cette crise, sur le rapport au monde de l’humain ou encore sur le concept de liberté à l’ère de l’Anthropocène.

Il est interrogé par Alexandre Minet, coordinateur du secteur International de la Fondation Jean-Jaurès.

Nikolaj Schultz, vous êtes sociologue, et avez coécrit en 2022 avec Bruno Latour Mémo sur la nouvelle classe écologique. Pourquoi avoir choisi le support de la fiction pour votre dernier livre, Mal de Terre ?

Oui, en effet, c’est un genre très différent – non seulement du Mémo, mais aussi de la plupart des autres écrits académiques classiques que je rédige. Je peux dire quelques mots sur les raisons de ce choix. Ce qui a fini par devenir un livre était à l’origine un court article de quelques pages qui a été publié en plusieurs langues différentes, écrit dans la même tonalité ou le même genre mixte, entre le texte personnel et théorique. Lorsque je l’ai publié, j’ai été très surpris par le grand nombre de réactions que j’ai reçues, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du monde universitaire, me disant que l’article les avait à la fois émus et fait réfléchir. Je me suis donc dit que ce genre hybride avait peut-être quelque chose à offrir et qu’il fallait poursuivre dans cette voie.

Mais la raison pour laquelle j’ai décidé de le faire est également liée à un argument plus méthodologique. Comme l’ont affirmé les théoriciens de l’écologie, l’Anthropocène se déploie comme une crise des sensibilités, comme une situation dans laquelle nos registres émotionnels et affectifs ne sont pas à la hauteur de la situation dans laquelle nous nous trouvons. Je suis d’accord avec cela, et je pense que cela signifie que, dans le cadre des sciences sociales et humaines, nous devrions proposer non seulement de nouvelles approches analytiques et théoriques, mais aussi de nouvelles façons de présenter ces idées, de nouveaux modes de narration de la théorie, si vous voulez. Comme le dirait Ursula K. Le Guin1Écrivaine américaine décédée en 2018 et auteure de science-fiction, dont les œuvres font la part belle aux sciences sociales., nous avons besoin à la fois du risque de l’esthétique et de la curiosité de la science. Et je me suis demandé pourquoi ne pas expérimenter cette approche dans un seul et même livre, même si cela impliquait que je sois parfois un peu perdu, n’étant pas un véritable écrivain.

J’essayais également de saisir exactement les effets de ce double tremblement simultané de la Terre et de l’homme – ce que j’appelle dans le livre le « mal de Terre ». Que signifie le fait de sentir le monde se rétrécir sous ses pieds ? Comment sont vécues la transformation et la fragmentation des lieux physiques de vie, où l’humain détruit quotidiennement ses propres conditions de vie ? Pour aborder cette question, j’ai eu besoin d’une façon d’écrire différente du style académique classique, et j’ai également dû vivre moi-même ma propre expérience de ce « crash existentiel » et rencontrer des personnes qui en font aussi l’expérience.

Plus concrètement, je pars d’une nuit blanche que j’ai passée pendant la canicule d’il y a quelques années, où je suis devenu en quelque sorte complètement immobile, inerte, par le manque de sommeil en pleine chaleur, bien conscient que la technologie même qui me permettait un peu de repos – le ventilateur – ne faisait qu’accroître davantage ma consommation d’énergie, et donc aggraver les problèmes climatiques. C’est vraiment une expérience « nauséabonde », quand on est pris au piège de telles prises de conscience, c’est vraiment un moment de vertige existentiel. Mais on ne peut pas y échapper : le lendemain, j’ai essayé d’échapper à la ville et à sa chaleur en me rendant sur l’île de Porquerolles, où mon ami m’avait invité à me reposer un peu sur son bateau – pour réaliser ensuite que cette île est en train de disparaître lentement à cause du changement climatique, et que mes propres traces en tant que touriste ne font qu’intensifier ce processus de disparition. Une fois de plus, je me suis senti prisonnier d’un monde qui a changé de forme, comme une espèce humaine qui transforme ce monde – et qui est ainsi devenue elle-même un autre être.

J’ai donc essayé de décrire cette sorte de mutations d’affects qui, pour certains d’entre nous, ne nous frappent peut-être que momentanément – beaucoup de gens ont tendance à oublier la canicule quand vient l’automne… – mais qui, je crois, ne feront que s’intensifier dans un avenir proche, et qu’il me semble important de comprendre si nous voulons savoir ce que nous sommes devenus, ce que nous sommes, et ce que nous deviendrons de plus en plus. Un ensemble d’affects dont nous ne savons que faire, mais qu’il nous faudra appréhender comme un nouveau drame de l’être dans un monde d’aujourd’hui et de demain épuisé par le climat.

En résumé, le livre est une sorte de carnet de voyage « auto-ethnographique » sur une île écologiquement menacée, qui s’interroge sur certaines des transformations des conditions existentielles et sociales de l’être humain et de la société, à une époque où celles-ci sont violemment reconfigurées. Est-ce que ça marche ? Je ne le sais pas, peut-être. Je n’ai pas reçu beaucoup d’attention en France, où il a été publié pour la première fois récemment, mais il est aujourd’hui traduit dans six ou sept langues. Alors peut-être propose-t-il néanmoins quelque chose d’utile. Je pense qu’il permet au moins d’aborder les sujets que j’ai énumérés ci-dessus…

Votre récit interroge, en tant qu’individu, notre rapport au monde à l’heure du dérèglement climatique. Quelle est dorénavant notre responsabilité ? En quoi consiste notre liberté à l’ère de l’Anthropocène ?

Oui, comme je l’ai indiqué plus haut, je pars de ma propre expérience, en tant que personne, en tant qu’être humain, qui tremble parce qu’il éprouve ce sentiment de responsabilité – une responsabilité dont la plupart d’entre nous sommes conscients, mais dont nous n’avons que parfois la possibilité d’en ressentir toute l’étendue. L’idée est précisément de décrire cette expérience d’une autre manière, en espérant qu’elle puisse générer ce que Donna Haraway2Philosophe, née à Denver en 1944, professeure à l’université de Californie. appelle une « capacité de réponse » (response-ability), la capacité de répondre au fait d’être une autre sorte d’être dans un autre monde.

Encore une fois, il s’agit d’un exercice de responsabilité et de sensibilité – mais pas seulement pour devenir sensible à d’autres formes de vie, à d’autres êtres vivants, mais aussi pour devenir sensible au fait que nous nous sommes transformés en une créature bizarre, étrange ! Un humain, oui, mais un humain qui laisse un ensemble de traces, et qui a en conséquence un autre ensemble de responsabilités. Encore une fois, quelle est l’expérience de cette transformation, quels sont les effets de cette mutation ?

Ainsi, une façon d’aborder la crise de sensibilité dont j’ai parlé plus haut est bien sûr de décrire toutes les formes de vie non humaines parmi lesquelles et à travers lesquelles nous vivons et dont nous dépendons – qu’il s’agisse de champignons, de loups, de pieuvres, de plantes, etc. –, comme l’ont fait de nombreux théoriciens de l’écologie pour comprendre notre condition terrestre. Mais une autre façon de procéder consiste à revenir à la figure de l’humain et à se concentrer sur les effets de sa transformation en un autre être. Je pense que nous avons besoin de ces deux types de livres et de stratégies, et probablement d’autres encore.  

Un dernier point connexe, parce que cette « figure individuelle » que vous mentionnez est bien sûr une notion délicate et lourdement chargée. Mais l’intérêt de revenir à cette figure n’est évidemment pas de s’en tenir à sa forme moderne, mais plutôt de partir d’elle et de montrer ensuite, par le biais d’un récit empirique et théorique, comment cette figure change de forme aujourd’hui. Dans la postface du livre [dans sa publication en anglais], Dipesh Chakrabarty3Historien, professeur émérite à l’Université de Chicago, Dipesh Chakrabarty plaide pour une nouvelle anthropologie philosophique. décrit bien cette démarche : il s’agit de montrer à travers le livre comment cette idée de l’être humain autonome, indivisible, impénétrable est une mauvaise description de l’être humain, comment elle s’avère être un mythe – et comment l’être humain est toujours imprégné par, et imprègne lui-même, une multitude d’autres êtres, dont il dépend et qu’il détruit en même temps. Et peut-être, comme l’indique également Chakrabarty, la description de cette mutation pourrait être une voie possible de récupération du soi.

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Votre questionnement sur la liberté ne pose-t-il pas aussi celui du rapport nature/culture, de son nécessaire dépassement ?

En fait, c’est la même chose. Je sais que beaucoup de penseurs écologistes pensent que la liberté est un concept terriblement dépassé, à cause de ses connotations modernes, et il est vrai que certaines conceptions de la liberté ont probablement été profondément complices de la situation dans laquelle nous nous trouvons…

Cependant, je pense bien entendu que ce serait une grave erreur de renoncer à cet idéal de liberté ou de dire aux gens qu’ils doivent l’oublier complètement, que cette valeur n’est qu’un idéal imparfait et dangereux du passé. Pourquoi ? Parce que les gens sont par trop attachés à cet idéal – existentiellement, émotionnellement, politiquement – pour l’abandonner. Comme j’ai pu le dire récemment dans un autre entretien, je crains que l’écologie n’ait aucune chance si elle doit rivaliser avec la liberté.

Nous ne pouvons donc pas abandonner cette notion ou faire comme si elle ne signifiait rien pour les gens. Mais ce que nous pouvons faire, c’est décrire comment les anciennes conceptions de la liberté sont devenues problématiques aujourd’hui et comment elles nous ont en partie conduits et continuent de nous conduire dans certaines impasses, puis essayer de les redéfinir, de les reconceptualiser. Il s’agirait alors de rester fidèle à la valeur, mais d’interroger son sens actuel. C’est aussi une longue discussion que j’ai eue avec Bruno Latour au fil des ans, et en particulier lorsqu’il écrivait Où suis-je ? – un livre qui essayait de répondre à ces questions différemment – qu’il rédigeait en même temps que j’écrivais Land Sickness [titre anglais de Mal de Terre]. Bruno Latour s’était bien sûr toujours méfié du concept de liberté, mais il a fini par se ranger à mon avis : il a presque mis « emancipation » dans le titre de la traduction anglaise, et comme vous vous en souvenez peut-être, l’avant-dernière phrase de l’essai fait référence à un groupe d’humains composé différemment : « Ils s’émancipent enfin ! ».

Nous avons également souligné la nécessité de maintenir l’idéal de liberté dans le Mémo. Et si je continue à croire que cela est possible, c’est parce que la signification, la compréhension et l’expérience de la liberté ont pris de nombreuses formes différentes au cours de l’histoire. Qu’est-ce que la liberté pourrait donc devenir ? Il est certain que les conceptions modernes de la liberté conduisent toutes à une impasse, précisément parce que, comme vous l’indiquez à juste titre, elles sont toutes construites sur la base de cette distinction entre nature et culture qui ne peut plus être maintenue. Cela vaut aussi bien pour la conception personnelle de la liberté comme absence de contraintes extérieures chez Hobbes, que pour la conception morale de la liberté comme autodirection chez Kant, ou encore pour la conception sociale de la liberté comme réalisation de soi chez Hegel, qui sont toutes fondamentalement centrées sur l’homme, et basées sur cette idée d’une nature extérieure à nous, à part (out there).

Nous devons plutôt développer une idée de la liberté comme quelque chose de négocié avec les nombreux êtres terrestres avec lesquels et à travers lesquels les humains coexistent, une liberté réalisée en cultivant des liens à la fois avec les humains et les non-humains. Il s’agit peut-être d’une sorte de liberté vécue comme « être-moi-même-avec-un-autre » (Being-myself-with-another), comme le dirait Hegel, mais qui élargit le champ des « autres » pour inclure d’autres formes de vie et d’autres êtres vivants que les humains, ceux qui étaient auparavant exclus du domaine de la liberté. En d’autres termes, la liberté doit être située ou ancrée dans les conditions terrestres d’habitabilité. Mais bien sûr, une chose est d’esquisser de tels principes, une autre est de faire en sorte que ces nouvelles conceptions de la liberté résonnent affectivement au niveau de l’expérience…

Votre récit interroge l’impact du changement climatique sur le sens de l’existence, sur notre condition humaine. Qu’est alors, dans ce contexte, le mal de Terre ? Et philosophiquement parlant, ne peut-on alors parler de nouvel existentialisme ?

Nous revenons alors au point de départ de l’entretien. En effet, ce que j’essaie de décrire, c’est comment le monde se métamorphose et comment la figure de l’homme et ses conditions existentielles se transforment en conséquence. Pourquoi ? Parce que les mutations destructrices de la Terre sont causées par l’être humain et ses actions ! Dans ce contexte, j’utilise la métaphore du mal de Terre pour décrire le tremblement simultané de l’homme et de la Terre, à la suite de cette prise de conscience que l’on est un être différent d’auparavant, qu’il est impossible d’échapper à ces questions, que les problèmes nous suivent à la trace. Et en effet, je crois que cela reconfigure certaines interrogations existentielles. Pour revenir à mon compatriote Kierkegaard, il s’agit certainement de craindre et de trembler, mais pas tant sur les profondeurs infinies de notre liberté intérieure que sur les conséquences extérieures que notre liberté laisse derrière elle, un ensemble de conséquences que nous subissons maintenant, menaçant l’habitabilité de la planète et donc la subsistance de notre propre espèce ! Peut-on parler d’un « nouvel existentialisme » ? Je ne sais pas, peut-être s’agit-il d’un existentialisme dans la tradition de Karl Jaspers et de Peter Sloterdijk. Le sujet est toujours l’existence, mais il s’agit moins du « sens » ou du « but » de l’existence humaine que de la manière dont les êtres « permettent » ou « empêchent » d’autres êtres de rester dans l’existence. Ou du moins, ces deux séries de questions ne peuvent plus être distinguées !

Une autre façon de le dire est que la question existentielle devient beaucoup plus intimement liée aux êtres vivants qui conditionnent l’existence humaine, avec lesquels les humains coexistent toujours, à un moment où ceux-ci ne peuvent plus être considérés comme acquis, où ils sont même en train d’être anéantis, à cause même du mode d’existence humaine au quotidien. Qu’en est-il de la « condition humaine » ? Qu’en est-il de la « nausée » ? Comment peut-on imaginer cela ? Les « bons vieux existentialistes » n’auraient certainement pas imaginé une telle tournure des événements, mais s’ils étaient ici aujourd’hui, ils auraient probablement posé des questions relatives aux nombreux êtres vivants dont les humains dépendent pour exister, et d’autres afin de comprendre le fait que l’humain provoque aujourd’hui l’annihilation de ces êtres vivants, et donc celle de sa propre existence. Et en effet, ce qui m’intéresse est de comprendre les effets de cette « monstrueuse » transformation humaine.

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    Écrivaine américaine décédée en 2018 et auteure de science-fiction, dont les œuvres font la part belle aux sciences sociales.
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    Philosophe, née à Denver en 1944, professeure à l’université de Californie.
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    Historien, professeur émérite à l’Université de Chicago, Dipesh Chakrabarty plaide pour une nouvelle anthropologie philosophique.

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