Jaurès, le crédit agricole et la “démocratie rurale”

Le monde agricole a toujours intéressé Jean Jaurès, qui le regarde en analyste rigoureux et conscient des enjeux politiques de son temps. Alain Chatriot met en lumière et décrypte un texte inédit de Jean Jaurès conservé par la Fondation, intitulé “Le crédit agricole”. Ce manuscrit désormais consultable en ligne en est un témoignage.

Le document intitulé « Le crédit agricole » issu des archives Renaudel éclaire d’un jour intéressant l’engagement de Jaurès sur les questions rurales et agricoles. Longtemps un peu oublié, celui-ci est aujourd’hui mieux connu et il intéresse particulièrement la période qui accompagne le « passage au socialisme » de Jaurès. Ce texte qui semble inédit est écrit au dos d’un papier à en-tête de la Chambre des députés, il n’est pas daté et l’ordre des feuillets non numérotés est incertain, tout comme son caractère complet. Jaurès est intervenu à deux reprises à la Chambre et dans la presse sur cette question du crédit agricole en octobre 1894 et en juin 1897, l’historien André Gueslin commentant même le fait qu’alors Jaurès « connaît admirablement la question du crédit à l’agriculture ».

Aucun élément explicite ne permet de décider de manière certaine de la date ou de la destination de ce texte. Seule la mention d’un récent propos de Jules Simon permet de savoir qu’il est antérieur à 1896. L’allusion au syndicat des fermiers de la Seine-Inférieure entre en écho avec un article publié par Jaurès en janvier 1888 sous le titre « Un paysan réformateur » où il parle de ce même syndicat. Les références à Joseph Chamberlain et Henry Sumner Maine plaident aussi pour une datation précoce. Ce texte s’inscrirait donc parmi la première série des contributions de Jaurès sur les questions agricoles dont la plus célèbre à la fin de l’hiver 1887 sur les droits de douane et la question du pain.

Le style à la fois très pédagogique et lyrique est somme toute assez typique de celui de Jaurès. Le texte n’est pas structuré clairement, les arguments semblent s’enchaîner les uns après les autres comme dans un long discours.

Le propos de Jaurès ne se limite pas à une analyse des enjeux financiers du crédit agricole mais est l’occasion d’une réflexion générale sur la propriété, le protectionnisme et les évolutions du monde rural, réalité sociale et politique encore déterminante dans ces premières décennies de la IIIe République.

Le premier point abordé concerne la « protection douanière ». C’est en effet sur fonds de crise agricole générale et à l’occasion des débats sur les tarifs douaniers proposés par le ministre conservateur Jules Méline que Jaurès s’illustre sur les questions agricoles. Son opposition aux projets de Méline ne se fait pas bien sûr au nom du libéralisme économique mais bien au nom du caractère limité et inégalitaire de telles mesures. Il signale dans ce texte « un abri provisoire » et des tarifs qui « ne peuvent pas amener un relèvement notable des prix ». Jaurès lie ensuite le développement de la petite propriété à la question de la libération des dettes et de manière significative insiste sur le fait que le problème n’est pas d’abord celui de la « propriété rurale » mais bien celui du « travail rural ». Dans les débats qui traversent les camps républicains et socialistes à l’époque, Jaurès est explicite sur ce point : « Il faut donc considérer ici la question de propriété comme subordonnée à la question de travail » – le point est d’ailleurs répété dans le texte.

Sa dénonciation de la politique de Méline entre en écho avec ces discours les plus célèbres sur ce point. Il insiste en effet sur l’attitude des grands propriétaires – aimablement dénoncés comme « la propriété oisive » – qui ont tendu à faire croire que les tarifs étaient dans l’intérêt de tous alors qu’ils leurs étaient proportionnellement beaucoup plus favorables. Le mécanisme que repère ici Jaurès et qu’il dénonce clairement est important car il reste une constante tout au long du XXe siècle dans les mobilisations agricoles françaises. Fidèle à ces projets réformateurs, Jaurès dénonce le refus des conservateurs devant tout « remaniement du système général des impôts ». Il vante au contraire le fait que « le monde du travail rural » développe une « secrète méfiance » face à la grande propriété et il se félicite de « l’ébauche d’un mouvement socialiste ». Comme souvent chez Jaurès, la réflexion se fait ici internationale et comparative dans le temps. Pour anticiper la critique d’un monde paysan qui importerait des raisonnements qui lui sont étrangers, il argumente et fait aussi bien référence aux légistes des rois de France qu’à l’homme politique britannique Joseph Chamberlain.

Jaurès insiste d’ailleurs ultérieurement sur le nécessaire travail de regroupement des travailleurs agricoles. Dans un article de 1892, il explique ainsi : « Voilà longtemps que je conseille ici aux propriétaires cultivateurs, qui travaillent de leurs mains la terre possédée par eux, aux métayers, aux journaliers, aux ouvriers agricoles, aux ouvriers des villages, de se grouper, de se syndiquer comme le font de plus en plus les ouvriers de l’industrie. Bien d’autres que moi adressaient le même appel aux travailleurs des campagnes ; ils y restaient sourds. Mais, depuis un an, le mouvement socialiste commence à ébranler les masses rurales. » Il s’exprime dans le même esprit l’année suivante : « Grande est la joie des démocrates de voir se développer dans nos campagnes le mouvement syndical. De plus en plus, les cultivateurs comprennent la nécessité de se grouper, de se syndiquer ».

Avant d’aborder des aspects plus techniques concernant le crédit agricole, Jaurès souligne donc tout le sens des enjeux démocratiques de cette question. En républicain classique, il fait l’éloge du suffrage universel refusant les discours typiques de cette fin du XIXe siècle qui dénonce « l’incompétence législative des foules » comme celui tenu par le juriste Henry Sumner Maine. Dans cette partie de son texte Jaurès prend ouvertement position sur l’organisation des institutions démocratiques, ce qui n’est pas si courant. Il avance deux « conditions » pour une « démocratie libre ». La première est sans doute la plus surprenante lorsqu’il parle d’une « organisation sérieuse du pouvoir exécutif ». Cette position semble à distance des discours républicains de l’époque marqués par la détestation de tout pouvoir personnel suite au Second Empire puis aux volontés de MacMahon ou du général Boulanger. Le propos de Jaurès est limité ici et il ne dément pas l’idée que ce pouvoir exécutif reste « toujours contrôlé » mais il pointe cette question longtemps peu aperçu par les hommes politiques républicains. La seconde condition renvoie à sa défense du syndicalisme, des « groupes professionnels » et à une idée qu’il défend régulièrement sous l’appellation de « chambre du travail » en réclamant une profonde réforme du Sénat.

Le texte de Jaurès aborde ensuite le cœur du sujet sur le crédit agricole en proposant une comparaison de ce dernier avec le crédit au commerce. Comme souvent dans ses discours et articles, il mène large raisonnement et grande formule (« l’agriculture crée, l’industrie transforme, le commerce échange ») avec des détails précis (ici sur les pourcentages des crédits ou sur le processus d’intégration industrielle). Dans tous ces éléments, l’un des plus notables est sans doute la réflexion selon laquelle les produits agricoles permettent des opérations de crédit mais souvent « quand ils sont sortis des mains des producteurs ». Cette question explique pour une part les difficiles progrès des warrants agricoles dont c’était l’objet.

A différentes reprises, Jaurès s’exprime publiquement sur cette question du crédit agricole qui en plus d’être un débat dans l’actualité lui semble être un bon révélateur de la situation de la « démocratie rurale ». Il reproche à Méline de ne mettre en place que des structures de crédit favorables aux plus riches : « le grand propriétaire est très souvent aussi un grand capitaliste ; la plupart des grands propriétaires qui siègent à la droite de la Chambre ont, en même temps, des valeurs de portefeuille ; ils sont intéressés dans les opérations des banques, et ils ne se prêteront pas aisément à une organisation vraiment démocratique et efficace du Crédit agricole ». A la Chambre en 1894, il insiste sur ce point : « [les cultivateurs] demandent le crédit agricole, mais ils veulent qu’il soit en effet et en réalité organisé. Ils ne réclament pas une apparence, une enseigne, mais quelque chose de réel, de positif ». Il débat alors des institutions allemandes du type « Schulze-Delitzsch » ou du type « Raiffeisen » et précise : « J’ai étudié avec soin la décomposition qui est faite dans les documents officiels. […] En réalité ces mutualités qui devaient descendre jusqu’au fond de la démocratie ne servent pas aux ouvriers agricoles, aux fermiers, aux journaliers ; elles servent exclusivement à ceux qui possèdent déjà la propriété et, pour beaucoup, une propriété de grande étendue ».

Au cours de ce même débat parlementaire, Jaurès intervient aussi pour souligner que la valorisation des travailleurs de la terre est une manière de limiter l’exode rural : « Le seul moyen de retenir dans les campagnes les populations qui émigrent vers les villes, c’est de les fixer au sol, précisément en leur donnant la jouissance des produits du sol et en faisant qu’elles travaillent pour elles et non pour ces maîtres oisifs qui vont dans les grandes villes dépenser tout l’argent qui est produit par le travail de la terre ».

Jaurès se déclare très déçu de la loi finalement votée : « La Chambre a voté samedi, à la presque unanimité, une loi que presque tous les députés jugeaient inutile et inefficace. C’est la loi « sur les sociétés de crédit agricole ». […] Il faudra donc en revenir au crédit organisé par la nation elle-même, comme nous le demandons. Et nous ne tarderons pas, quand les paysans auront fait l’expérience de l’inutilité des prétendues réformes opportunistes, à proposer à la Chambre le système socialiste de crédit agricole ».

Comme l’a souligné l’historien André Gueslin cette loi du 6 novembre 1894 est très partielle : « Elle écarte l’intervention directe de l’Etat, moyen abhorré des milieux agricoles et notamment des agrariens. Elle tend à promouvoir l’initiative locale et par conséquent, elle ne remet pas en cause l’influence traditionnelle des grands propriétaires dans les campagnes ». Les réalisations restant limitées, Jaurès intervient à nouveau sur le sujet en 1897 et il réaffirme la nécessaire intervention de l’Etat : « Il faut un organisme central, un organisme national de crédit, qui vous permette d’avancer à l’agriculture de l’argent à 2 p. 100 en couvrant la différence, je le dis très nettement, au moyen d’une subvention d’Etat. Je ne crois pas que vous trouviez une autre solution ». Il s’emporte même dans un article publié peu après : « Dans toutes les questions, dans tous les votes, ce gouvernement prétendu agricole, cette majorité de droite prétendue agricole a pris parti contre les cultivateurs. A peine l’impôt sur la rente était-il proposé par M. Méline qu’il était retiré par lui, sur les sommations des financiers. Et dans la question du Crédit agricole, même défection, je dirai presque même trahison. Ah ! qu’il y a longtemps que les dirigeants promettent aux cultivateurs l’organisation du crédit à leur marché ! ».

Des mesures du type que Jaurès appelle de ces vœux sont finalement prises à partir de la loi du 5 août 1920 créant l’Office national du crédit agricole. Pour ce sujet comme pour bien d’autres, Jaurès n’avait pas réussi à vaincre les majorités parlementaires conservatrices de la IIIe République. Il avait cependant exprimé avec force son intérêt pour de nombreuses questions dont celle du crédit en en faisant une question importante pour la démocratie. Ainsi, dès 1892, il écrivait dans La Dépêche : « Ce que la question de crédit a d’excellent pour la démocratie, c’est que tout en préparant l’émancipation des ouvriers, elle n’est pas seulement une question ouvrière. Elle intéresse aussi au plus haut degré les cultivateurs, les industriels et commerçants moyens et petits. Toutes ces forces réunies sauront bien faire obstacle au renouvellement du privilège de la Banque de France : elles auront raison des prétentions insolentes de l’oligarchie financière, servies, dans les chambres de commerce, par l’optimisme ignorant et l’égoïsme béat de l’oligarchie bourgeoise ».

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