Jaurès et bataille mémorielle : les fâcheries d’après-guerre entre socialistes et communistes

De la Libération au cinquantième anniversaire de la mort de Jaurès, la mémoire du tribun a été disputée entre socialistes et communistes. Cette rivalité s’inscrit dans une histoire complexe, celle de la IVe République où chacun des deux partis bataille pour obtenir le souvenir de Jaurès et s’enferme dans un rôle. Elle s’inscrit aussi dans une temporalité, celle de l’apparition de la guerre froide. Dans ce moment politique, on peut observer que les radicaux, qui avant-guerre en appelaient volontiers du député du Tarn, semblent ne plus s’en réclamer avec la même force.

En près de vingt ans, sans être au centre des préoccupations de la SFIO et du PCF, la mémoire du fondateur de L’Humanité va refléter et renvoyer les rapports entretenus entre les partis frères. En trois ans, passant d’une cérémonie commune au café du Croissant en 1945 aux attaques à peine voilées lors des commémorations du souvenir, la fâcherie plus politique que théorique s’installait durablement.

1945-1958 : une « grande dispute »

1945-1947 : de l’unité à la discorde

La fin de la Seconde Guerre mondiale fut une période d’union de courte durée. En 1945, les commémorations de l’assassinat de Jaurès furent l’illustration de cette unité, notamment à Perpignan1André Balent, « Autour de l’inauguration (31 juillet 1921) du monument Jaurès de Perpignan, œuvre de Gustave Violet », Le Midi Rouge, bulletin de l’Association Maitron Languedoc-Roussillon, n°24, décembre 2014, pp. 3-13.. Signé par la Fédération socialiste de la Seine et la Fédération Paris-Ville du Parti communiste français, l’appel à une commémoration commune se montrait profondément unitaire2L’Humanité, 29 juillet 1945.. L’Humanité rappelait que « pour la première fois depuis cinq ans, Paris a pu apporter à Jean Jaurès le témoignage toujours vivace de son affection et de sa reconnaissance. Il faut se féliciter que par un heureux accord entre communistes et socialistes, cette manifestation se soit déroulée sous le signe de l’unité française, manifestation à laquelle participèrent également de nombreux républicains et démocrates3Ibid. ».

La SFIO organisait seule, le 31 juillet 1946, dans la salle des fêtes du Petit Journal une manifestation du souvenir où Bracke rappela la vie de Jules Guesde. Jean Hervé, de la Comédie-française, lut quelques pages de Jaurès et de Guesde. Blum prit la parole pour évoquer Jaurès et « Mlle Christiane Carpentier, de l’Odéon, récita des poèmes d’Anna de Noailles4Le Populaire, 1er août 1946. ».

Ce fut l’année 1947 qui marqua une rupture entre communistes et socialistes. Le renvoi des ministres communistes le 5 mai par le président du Conseil, Paul Ramadier, mit fin au tripartisme qui avait fait de la SFIO, du PC et du MRP, parti démocrate-chrétien, les trois principaux partis de gouvernement qui par une coalition hétéroclite avaient mis en œuvre le programme du Conseil national de la Résistance. Les communistes occupaient des fonctions importantes dans chacun des gouvernements successifs depuis 1945 – exception faite du gouvernement Blum III exclusivement socialiste. Cette exclusion fut l’une des conséquences de l’annonce de la doctrine Truman en mars 1947 visant à l’endiguement de l’expansion soviétique en Europe. Des mouvements de grève éclatèrent au printemps, notamment dans les régies Renault et Peugeot, les banques, EDF ou la SNCF.

Ces tensions se ressentirent dans la presse. Les communistes désirant l’unité en appelaient à Jaurès. Après la manifestation au Panthéon5Le Populaire, 1er août 1947., une autre cérémonie se déroula à l’angle de la rue Montmartre6Ce Matin, 1er août 1947.. « Si M. Marceau Pivert parla dans le calme, il n’en fut pas de même de M. Guy Mollet. À peine le secrétaire général du parti socialiste avait-il fait son apparition à la tribune que de toutes parts, des contre-manifestants qui s’étaient glissés parmi l’assistance couvrirent ses paroles des cris : “Unité ! Unité” et “Jaurès avec nous !”. Le tumulte prit rapidement de l’ampleur et les sections socialistes tentèrent d’imposer silence aux perturbateurs, qui furent peu à peu refoulés assez loin de la tribune, pour permettre à M. Guy Mollet de prononcer l’éloge de Jaurès7Aube, 1er août 1947. ».

Cachin rappelait dans L’Humanité que Jaurès « écartant toute considération d’amour propre personnel, il consentit pour toutes les concessions nécessaires. Et le 23 avril 1905, il avait la joie de la voir consacrée par l’adhésion unanime de tous les militants qui, jusqu’alors, s’étaient déchirés en face des ennemis du peuple ». La péroraison insistait sur l’idée que : « […] Si Jaurès était encore vivant parmi nous il réclamerait l’unité de tous les travailleurs […]. Surtout écartons tous les obstacles qui s’opposent, en 1947, à la constitution d’un seul et grand parti de la classe ouvrière et du peuple français. Car la leçon jaurésienne c’est avant tout l’effort inlassable pour l’unité. »

Sous le titre « Jaurès avec nous », dès le lendemain, la réplique de la SFIO invitait « le vénéré Cachin » à ne pas oublier « des écrits antérieurs du parti communiste, singulièrement sévères pour la mémoire du grand tribun socialiste»8Époque, 2 août 1947.. L’article citait un extrait de Georges Guilbaud, dans le Bulletin communiste du mois d’août 1924 : « La disparition tragique de Jaurès me frappe mais, je l’avoue sans phrases, après réflexion, je ne la regrette pas… » Un autre, ceux de Maurice Thorez prononcés le 13 mars 1932 devant le 7e Congrès national du PC : « Il faut combattre les survivances social-démocrates guesdistes et jauressistes qui survivent dans nos rangs, particulièrement dans le Nord. »

1948-1955 : les recompositions des Panthéons

Les élections municipales d’octobre 1947 avaient bousculé le paysage politique. La France électorale était grossièrement divisée en trois : « Le RPF rafle 38% des voix en réduisant le MRP à 10% ; le PCF se maintient avec 30% des suffrages ; le dernier ramasse péniblement la mise SFIO, radicaux et modérés9Jean-Pierre Rioux, « Les gouvernements de gauche sous la IVe République », dans Jean-Jacques Becker et Gilles Candar, Histoire des gauches en France, Paris, La Découverte, 2005, p. 257.. » Le tripartisme enterré depuis mai, la « Troisième voie » se présente comme un recours parlementaire et central entre les gaullistes et les communistes10Ibid..

Aussi, à partir de 1948, une recomposition est à l’œuvre. Au PCF, les dirigeants tentent d’élargir le Panthéon à des personnalités politiques exclues depuis l’entre-deux-guerres. La question américaine participait de cette redéfinition. Le plan Marshall et le traité de l’Atlantique nord, ratifié le 27 juillet 1949 par l’Assemblée nationale, obligeaient les partis à se positionner sur ces deux accords politiques qui ne chassaient ni la question économique, ni la question de la paix. En outre, en août 1949, l’URSS lançait sa première bombe atomique.

Dans cette nouvelle montée des périls, la direction du PCF affirmait en septembre : « Le peuple de France ne fera jamais la guerre à l’Union soviétique. Il faut que nos gouvernants de Paris et ceux d’ailleurs entendent ce solennel avertissement ! Qu’ils entendent la voix de nos aînés français qui nous formèrent à leur école ! Écoutez Jaurès ! Écoutez Anatole France ! Écoutez notre grand Jules Guesde ! Écoutez Henri Barbusse et Romain Rolland ! […] Écoutez Paul Vaillant-Couturier ! Écoutez Gabriel Péri ! Comme eux, comme nous, le peuple de Paris reste fidèle à ces grandes mémoires !11L’Humanité, 5 septembre 1949. »

Dans les années qui suivirent, le PCF fit acclamer le mot d’ordre unité comme un impératif et un préalable à la paix. Dès 1951, l’unité politique des socialistes et des communistes était énoncée comme un leitmotiv. La volubilité partisane ne fut pas étrangère à la définition de cette unité. Pour les communistes, celle-ci se trouvait enfermée dans cette sentence de Florimond Bonte : « Être fidèle aux enseignements de Jaurès, c’est lutter de toutes ses forces contre la guerre, pour le rassemblement des forces de paix dans le monde […]. »

L’appel à l’alliance n’allait pas sans quelques véhémences partisanes et rhétoriques. Ainsi, la figure du dirigeant socialiste de droite fit son apparition dès 1951 : « Les dirigeants socialistes de droite aiment citer Jaurès à la tribune de leurs congrès. Ils en parlent volontiers. Seulement tous leurs actes témoignent de leur trahison des enseignements de Jaurès12L’Humanité, 24 juillet 1951.. » Florimond Bonte donnait le ton de la dispute mémorielle qui allait se jouer pendant plus d’une décennie, s’en prenant le 31 juillet 1951 aux « chefs socialistes de droite qui trahissent quotidiennement la mémoire de Jaurès en reprenant contre le parti de la classe ouvrière les calomnies qui armèrent le bras de l’assassin de Jaurès ; en justifiant les plans d’agression de l’impérialisme américain ; […] en répandant le sang des jeunes Français et des jeunes Vietnamiens dans la sale guerre du Vietnam ; […] ; en pratiquant l’odieuse politique d’oppression colonialiste ; […] ; en poursuivant une course effrénée aux armements13L’Humanité, 1er août 1951.… » Son discours mettait en parallèle l’appel à la paix de Jaurès et celui de Staline, mort le 9 mars 1953.

Le 31 juillet 1953, André Le Troquer, vice-président socialiste de la Chambre déclarait « l’unité d’action – j’ai vu cela dans un journal et en écho à des discours de hier qui prétendaient l’exalter et le glorifier – caricature, parodie d’unité. Il eut été contre, surtout quand il aurait su que d’un côté il y avait de la probité intellectuelle et de l’autre de vilains trucs pour attirer, comme un guet-apens, des hommes honnêtes et de bonne foi14Discours dactylographié de la cérémonie à la mémoire de Jean Jaurès, au Panthéon, le vendredi 31 juillet 1953. ». Les orateurs de la SFIO ne se privaient pas pour remémorer les dérives dictatoriales et autoritaires du bloc soviétique, notamment lors de l’insurrection en République démocratique allemande en juin 1953.

La SFIO rappelait que l’unité proposée par les communistes n’était en rien jaurésienne. Charles Pot illustrait cet état d’esprit dans les colonnes du Populaire de Paris : « À grand fracas, le Parti communiste commémore de son côté depuis plusieurs années la mort de Jaurès, comme il célèbre le cinquantenaire de L’Humanité, de cette “Humanité” sur laquelle ses dirigeants ont mis la main après le congrès de Tours en 192015Le Populaire de Paris, 31 juillet 1954. ».

1956-1958 : du temps de Guy Mollet et de la crise au PCF

La publication dans les colonnes du Monde le 4 juin 1956 du « rapport attribué à K. » mettait en doute la perfection du régime soviétique et de ses dirigeants ; ébranlant l’image du PCF en France. S’y ajoutent les contestations internes, notamment de la part d’intellectuels… Les années 1956-1957 puis 1958 symbolisent les limites de l’exercice auquel se livrait la SFIO en faisant d’un côté la promotion d’une ligne marxisante et de l’autre en laissant un blanc-seing à son groupe parlementaire qui – soucieux de préserver une IVe République qu’il avait portée sur les fonts baptismaux – au gré des circonstances s’allie avec ses adversaires de la veille. La présidence du Conseil puis le ministère d’État de Guy Mollet représentaient une forme de paroxysme de cet équilibre sous tension entre les deux grandes polarités politiques, le PCF et le RPF.

Lors des commémorations au Panthéon, en juillet 1956, Mollet est alors chef de gouvernement. Par un jeu de références propres, il se place en héritier : « Suis-je qualifié pour commémorer la mémoire de Jaurès […] qui, se tenant toujours écarté du pouvoir, a pu maintenir, rigoureusement, la pureté idéologique de la doctrine ?16Ours – SFIO/ Jaurès 1 – Anniversaires 1946-1959 : Allocution prononcée par Guy Mollet, président du Conseil, à l’occasion de la commémoration, au Panthéon de la mort de Jean Jaurès, le 18 juillet 1956, p. 1. » Cette question de l’exercice du pouvoir n’est pas neutre car, au printemps, Guy Mollet envoie de nombreux appelés en Algérie et, après l’embuscade de Palestro où dix-neuf soldats du contingent sont tués, l’émotion est intense. Le conflit apparaît sous un nouveau jour. L’Algérie n’est pas une nouvelle Indochine – conflit lointain, guerre de professionnels, mais affaire intérieure, guerre civile ou guerre qui ne porte pas encore ce nom… Malgré des réformes sociales, Mollet doit faire face aux communistes17Le PCF, dans la continuité de son orientation d’unité nationale, vote les pouvoirs spéciaux à Guy Mollet en mars 1956. Dans les mois qui suivent, la répression en Algérie et l’envoi de nouveaux appelés vont ramener les communistes dans l’opposition., une partie des membres de la SFIO et de « l’opinion » qui désirent une paix rapide. Guy Mollet affirme que : « C’est sur notre action en Algérie que j’aurais le plus désiré avoir le conseil de Jaurès. Je crois sincèrement qu’il nous aurait approuvé, je crois même qu’il aurait été fier de la politique que nous menons18Allocution prononcée par Guy Mollet, op.cit, 18 juillet 1956, p. 2. » […] Ai-je besoin de rappeler ici l’œuvre réalisée en moins de six mois19La troisième semaine de congés payés et la loi fiscale du 30 juin 1956 imposant une vignette auto permettant le financement d’un revenu minimum pour les personnes âgées notamment. sur le plan social et Outre-mer. Elle se veut dans la tradition de la lutte qu’a menée Jaurès pour la transformation du droit ouvrier et l’établissement des lois sociales, tradition que devait continuer plus tard Léon Blum20Allocution prononcée par Guy Mollet, op.cit.,18 juillet 1956. ». Dans ce discours, Jaurès est la référence morale par excellence au sein de la SFIO. Ce faisant, il justifie son action politique afin de s’intégrer à une histoire voire une mythologie partisane.

Ces propos pacifistes et les premiers mois marqués par des réformes sociales font dire au communiste André Stil, parlant des deux manifestations traditionnelles : « N’est-ce pas une de ces occasions où l’on voit bien tout ce qui devrait rapprocher communistes et socialistes ? Une de ces occasions où ce qui divise les deux partis ne peut empêcher de voir le fonds commun d’espoirs et de convictions, des traditions, des sources communes ? Jaurès est une de ces sources, où il faudra bien qu’à cette occasion nous retournions un jour non plus séparément mais ensemble21L’Humanité, 31 juillet 1956.. » Toutefois, en soutenant le gouvernement SFIO, les communistes refusaient aussi clairement de prendre parti pour la révolte nationale des Algériens. Cette position n’allait pas sans aggraver la crise commencée un mois plus tôt.

Deux ans plus tard, la situation algérienne, insoluble, avait accéléré le mécontentement du printemps 1957. Les désillusions sociales étaient fortes car les réformes envisagées n’étaient pas financées. Le molletisme avait fait son temps… Le retour du général de Gaulle plaçait le secrétaire général de la SFIO en minorité dans son propre parti et ce fut à titre personnel qu’il entra dans le gouvernement présidé par le général.

Si Mollet l’emporta au congrès d’Issy-les-Moulineaux en limitant l’ampleur de la scission du PSA, la défaite fut morale et symbolique. L’aventure de Suez avait provoqué le discrédit du parti socialiste au sein de l’Internationale socialiste ; la participation du SPD au congrès constitutif du PSA en était un cinglant manifeste… En septembre 1958, Mollet démissionnait au prétexte d’un désaccord sur le budget car pour lui, l’expérience de Gaulle était temporaire et le conflit algérien réglé, de Gaulle ne pourrait pas se maintenir davantage au pouvoir. Dans l’esprit de l’ancien président du Conseil, la SFIO avait donc un rôle à jouer, une position à préserver et, encore, un avenir…

1959 : acmé d’une querelle mémorielle ?

L’année 1959 devait marquer un temps fort pour la SFIO. En 1958, Maurice Deixonne propose en Comité directeur de charger le secrétariat du parti d’organiser la célébration du 100e anniversaire de Jean Jaurès22Ours – SFIO/ Jaurès 1 – Anniversaires 1946-1959 : Lettre de Pierre Herbaut à Guy Mollet, 2 février 1959.. Plusieurs contacts sont noués, notamment avec la Fédération Léo-Lagrange, dirigée par Pierre Mauroy, qui accepte « de mettre sur pied un circuit dans le Tarn à l’occasion de la naissance de Jaurès23Ours – SFIO/ Jaurès 1 – Anniversaires 1946-1959 : Lettre de Pierre Mauroy à Pierre Herbaut, 29 janvier 1959. ». Dès janvier 1959, un programme est proposé comprenant entre autres choses « la réalisation d’un film aux éditions Les Archers » et surtout « un circuit touristique “pèlerinage” dans le Tarn aux lieux où a vécu Jaurès » ainsi que la tenue de conférences en province « moyen de “relancer” les cercles Jean Jaurès24Ours – SFIO/ Jaurès 1 – Anniversaires 1946-1959 : Lettre de Pierre Herbaut à Guy Mollet, article cité. ».

La SFIO impulsa deux rassemblements nationaux, l’un dans le Tarn et l’autre en région parisienne. Au printemps 1959, Léon Rouzaud, secrétaire fédéral de la SFIO du Tarn écrivait à Herbaut pour lui soumettre une liste de personnalités à inviter. L’instituteur de Castres signalait que la fédération « invitera les camarades Paul-Boncour et Louis Fieu qui ont été députés de Carmaux et les camarades qui ont été parlementaires avec Jaurès (à ma connaissance, il y a Marius Moutet. S’il y en avait d’autres, nous aimerions les connaître. Il est vrai qu’il y a aussi Monsieur Vincent Auriol25La présence de Vincent Auriol n’était pas désirée. En effet, le 15 décembre 1958, il avait indiqué qu’en désaccord avec la ligne Mollet, le couple Auriol ne reprendrait pas sa carte à la SFIO au secrétaire de la Fédération de la Haute-Garonne., mais lui c’est une autre histoire26Ours – SFIO/ Jaurès 1 – Anniversaires 1946-1959 : Lettre de Léon Rouzaud à Pierre Herbaut.) ».

Dans le programme tarnais des 12 et 13 septembre, les trois hauts lieux de la mémoire jaurésienne – Castres, Albi et Carmaux – étaient mis à l’honneur. De visites en dépôts de gerbes et de banquets en meetings se dessinait un vaste pèlerinage : visite de la Fédial, du cénotaphe, de Bessoulet, du lycée… De plus, à Carmaux, un grand prix cycliste Jean Jaurès fut organisé le 13 septembre avant l’allocution de Mollet.

Deux craintes animèrent les organisateurs : le vide et l’absence. Aussi, le parti mobilisa-t-il toutes les forces disponibles pour participer à l’événement. La construction d’une tribune pouvant accueillir deux cents personnes qui ne devait pas sembler dépeuplée était aussi la marque d’une communication soignée27Bénédicte Henry, La Pratique commémorative du PS-SFIO. Le cas du centenaire de Jean Jaurès, EHESS, Mémoire de DEA sous la direction de Christophe Prochasson, 1998, p. 71..

Le second grand événement était programmé le 4 octobre 195928Ours – SFIO/ Jaurès 1 – Anniversaires 1946-1959 : Circulaire n°973, 16 septembre 1959.. Le Pré-Saint-Gervais accueillit une exposition rétrospective regroupant « des documents rares et émouvants […] rassemblés par nos amis Noublanche, Dubois et Allaire » ainsi que des « collectionneurs qui avaient bien voulu collaborer à cette réalisation »29Musée de l’Histoire vivante de Montreuil – 6MR 8 Centre national et musée Jean Jaurès 2 : Le Gervaisien, n° 62, décembre 1959.. Après un banquet amical au groupe Jean Jaurès, une plaque commémorative était inaugurée à la mairie pour célébrer « les 55 années de gestion socialiste de la municipalité30Ibid. ».

Le principal souci des organisateurs fut, une nouvelle fois, l’audience de cette commémoration. À côté des appels adressés aux militants, une ample politique d’invitations fut menée auprès des « personnalités de l’univers jaurésien » comme Yvonne Régnier-Jaurès, Joseph Paul-Boncour, Marcelle Auclair. Soucieux de conserver l’image d’une manifestation de la SFIO, Herbaut signalait à Lucienne Noublanche le 23 juillet 1959 : « En ce qui concerne les personnalités à inviter, je vous mets en garde contre les confusions possibles dues notamment à la création d’une certaine Société des amis de Jaurès31Il s’agit de la Société d’études jaurésiennes., où l’on trouve malheureusement pas mal de camarades du parti, des transfuges du PSA et des communisants32Bénédicte Henry, La Pratique commémorative du PS-SFIO. Le cas du centenaire de Jean Jaurès, op. cit., 1998, p. 66. ».

De son côté, le PCF honorait également Jaurès. Une sorte de surenchère fut ouverte entre les deux partis sur la période de septembre à novembre 1959 : Jean Lods réalisait pour le PCF un court-métrage, les éditions sociales publiaient Jaurès, la paix et la démocratie, une anthologie en cinq thématiques : la lutte pour la paix, l’armée, les guerres coloniales, la défense de la démocratie, de la classe ouvrière et de la laïcité, et enfin, la révolution russe de 1905. La municipalité communiste de Saint-Denis, s’appuyant sur les personnalités composant le comité du Centenaire et sur la Société de l’Histoire vivante de Montreuil, présentait son exposition Jaurès. Comme la SFIO, plusieurs cellules et fédérations communistes célébrèrent le souvenir du fondateur de L’Humanité.

À l’occasion du jour anniversaire, la mémoire de Jaurès était associée à celle de Lénine : « Certes Jaurès n’avait pas discerné, comme Lénine, les changements qui s’étaient opérés dans le système capitaliste et le passage à la phase impérialiste. Il n’avait pas comme le grand stratège de la Révolution socialiste d’octobre 1917, une connaissance profonde et créatrice de la doctrine marxiste. Mais si cela est vrai à dire, ce qui demeure, c’est que face à l’une des manifestations les plus brutales et les plus sordides de l’impérialisme c’est-à-dire face au colonialisme, Jean Jaurès adoptait une attitude de combat33L’Humanité, 3 septembre 1959.. » On remarque que cette alliance des mémoires n’excluait pas une certaine hiérarchie.

En banlieue parisienne, les cérémonies en l’honneur de Jaurès et la presse locale communiste – sans dédire le Parti – se montraient plus chaleureuses, comme au Pré-Saint-Gervais. Dans le bulletin local, on pouvait lire : « Nous, Communistes, nous honorons la mémoire de Jaurès parce que nous pensons que sa vie, son honnêteté intellectuelle, doivent être citées en exemple. En ce moment où nous luttons de toutes nos forces contre la guerre en Algérie par la négociation, nous retenons de la vie militante de Jaurès l’ardent combat contre le colonialisme qu’il mena avec un courage exemplaire34Musée de l’Histoire vivante de Montreuil – 6MR 8 Centre national et musée Jean Jaurès 2.. » Dans cette même ville du Pré-Saint-Gervais, une « célébration solennelle sous la présidence de Henri Leroy, compagnon de Jean Jaurès » était organisée le 19 septembre en présence de Georges Cogniot, de la chorale populaire de Paris et de l’harmonie municipale de Pantin35Ibid..

On note que le Pré-Saint-Gervais, à l’occasion du centenaire, est devenu pour les partis de gauche un lieu de mémoire de la politique française et un symbole du pacifisme que les communistes utilisèrent avec plus de sens que les socialistes. En effet, le PCF ne se départit pas de son triptyque jaurésien : unité des partis de la classe ouvrière, pacifisme et défense de la démocratie face à la réaction.

Le discours de Mollet retranscrit dans la presse s’intéressait davantage à la personnalité jaurésienne, plus proche de la dissertation morale que du discours politique ouvrant des perspectives entre passé et avenir… D’ailleurs, le secrétaire général de la SFIO commençait son propos par un aveu : « Si l’on m’avait dit, il y a vingt ans, que j’aurais un jour à faire l’éloge de Jaurès, je l’aurais cru difficilement. Je suis, en effet, de formation guesdiste ; j’ai eu comme maître Bracke. Et si la controverse fameuse dans le parti entre guesdistes et jaurésistes avait continué, je ne me serais point trouvé du côté de l’homme dont nous honorons aujourd’hui la mémoire36Denis Lefebvre, Guy Mollet. Le Socialiste et le républicain, 1945-1975, Paris, Bruno Leprince, 1995.. »

De l’ensemble des commémorations, dont on ne doit ignorer ni les baptêmes d’écoles ni ceux de voies ou d’infrastructures, on saisit le plein sens de cette compétition du souvenir. L’année 1959 a pu représenter une sorte d’acmé de la querelle mémorielle entre les différents partis de la gauche, qui, semblables à de l’eau et de l’huile qu’on voudrait mélanger, ne feraient que se superposer… Seule la Société d’études jaurésiennes en gestation dans le Comité du centenaire a pu représenter un point de jonction entre les deux partis concurrents.

1964 : une unité retrouvée ou recherchée ?

Les cinquante ans de l’assassinat marquaient également un temps nouveau. Si, en 1959, il était impensable pour les chefs de la SFIO d’envisager une manifestation aux côtés des communistes ou des scissionnistes, cinq ans plus tard, la situation avait progressivement évolué.

Certes, le désir de conserver la mémoire des anciens demeurait dans chaque parti respectif. Ainsi, la veille de la cérémonie au café du Croissant, François Billoux ne désarmait pas dans cette bataille mémorielle en affirmant que c’était « […] l’affaire des communistes, ces véritables héritiers de Jean Jaurès, comme de Jules Guesde et d’Édouard Vaillant, de faire progresser constamment le patrimoine qu’ils nous ont légué. […] Le Parti communiste français qui s’est créé dans la lutte pour la paix pour laquelle Jaurès a donné sa vie, en s’appuyant résolument sur le marxisme-léninisme, porte bien haut, fermement et fièrement le drapeau de Guesde et de Jaurès37L’Humanité, 30 juillet 1964. ».

De même, Gilbert Nowina, président des Anciens du Parti écrivait dans Le Vétéran socialiste : « Jean Jaurès, il est à nous Socialistes, fidèles à son enseignement, à son exemple, à son combat, à sa Pensée, à son Parti38Le Vétéran socialiste, juin 1964.. »

Malgré ces propos de cadres de parti, des manifestations unitaires eurent lieu. « Nous nous réjouissons que de nombreuses manifestations unitaires groupant communistes et socialistes aient eu lieu dans de nombreuses localités de France pour célébrer le 50e anniversaire de celui qui fut un artisan de l’unité39Ibid.. » En banlieue parisienne, plusieurs commémorations communes avaient lieu. À Bobigny, une cérémonie fut organisée au pied du monument qui perpétuait le souvenir de Jaurès40Archives municipales de Drancy : La Voix de l’Est, « Hommage à Jean Jaurès », 31 juillet 1964.. Pareillement à Noisy-le-Sec, où le maire communiste Quatremaire, entouré de deux adjoints socialistes et de deux autres adjoints communistes, déposait des gerbes sous la stèle installée dans le square portant le nom du tribun. À Aubervilliers, un appel invitait les adhérents de chaque parti de gauche à resserrer « les liens de la classe ouvrière et de tous les républicains et face au pouvoir personnel du général de Gaulle, représentant du grand patronat, luttons ensemble pour donner à la France une véritable démocratie, premier pas vers le socialisme41L’Humanité, 29 juillet 1964. ». À Drancy, au milieu des drapeaux, devant la mairie, communistes et socialistes étaient rassemblés devant le monument Jean Jaurès.

Il en fut de même un peu partout sur le territoire comme à Auch où une centaine de personnes militants communistes, socialistes, et membres du PSU célébraient ensemble l’anniversaire de l’assassinat42L’Humanité, 1er août 1964.. À La Rochelle, dix-neuf groupements appelèrent à commémorer l’assassinat de Jaurès dont la « FNDIRP, l’ANACR, l’ARAC et le Parti socialiste SFIO, le Parti communiste français, le PSU […]43L’Humanité, 29 juillet 1964. ».

Il convient de relativiser, d’une part, le phénomène des manifestations unitaires et, d’autre part, l’audience des commémorations Jean Jaurès. L’inauguration du monument Jean Jaurès à Montpellier par la seule SFIO ou le baptême d’un établissement scolaire à Évreux par un proche de Pierre Mendès France soulignent que cette unité annoncée par les communistes était sectorielle et variable d’une commune à l’autre, d’un département à l’autre… Les manifestations Jean Jaurès organisées par les différents partis de gauche font également l’objet d’un certain désintérêt auprès de la population. Le peu d’enthousiasme et les maigres éléments rapportés par les membres de la Société d’études jaurésiennes laissent à penser que le succès de ces commémorations de 1964 fut en demi-teinte.

Depuis cet anniversaire, les pratiques partisanes lorsqu’elles ne disparaissent pas semblent s’être fixées. Ainsi, la dispute mémorielle entre socialistes et communistes est souvent révélatrice des conceptions et du rapport au pouvoir ; singulièrement lorsque les frères ennemis y sont ensemble. En 1945 et 1946, socialistes et communistes, en fonction de la situation, célèbrent conjointement ou séparément, mais sans ouvrir une dispute et faire parler le tribun assassiné. Sitôt que l’un des deux est dans l’opposition, il se pose en conscience voire en objecteur de conscience de l’autre.

Durant la IVe République, ce phénomène n’alla pas sans quelques mises en scène et jeux de scènes tant chez les communistes que les socialistes qui s’enfermèrent dans une rhétorique absurde. Le PCF se posait en champion de la paix en invoquant Jaurès et réclamait l’unité des partis ouvriers sans pour autant renier propos et actes soviétiques diamétralement opposés à ceux prônés par le fondateur de L’Humanité. Sous couvert de défendre une république sans cesse menacée, les socialistes se refusaient à s’allier à un parti soutenant le bloc soviétique menaçant la paix mondiale, tombant quelques fois dans l’anticommunisme primaire.

Dans le régime du général de Gaulle, communistes et socialistes relégués dans l’opposition, leurs positions se figent. Si les instances dirigeantes donnent la ligne, les attitudes peuvent s’adapter aux situations en fonction de l’histoire locale, des intérêts du moment et des luttes communes. Cet état de fait demeure car la mémoire n’exclut pas quelquefois l’opportunisme…

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    André Balent, « Autour de l’inauguration (31 juillet 1921) du monument Jaurès de Perpignan, œuvre de Gustave Violet », Le Midi Rouge, bulletin de l’Association Maitron Languedoc-Roussillon, n°24, décembre 2014, pp. 3-13.
  • 2
    L’Humanité, 29 juillet 1945.
  • 3
    Ibid.
  • 4
    Le Populaire, 1er août 1946.
  • 5
    Le Populaire, 1er août 1947.
  • 6
    Ce Matin, 1er août 1947.
  • 7
    Aube, 1er août 1947.
  • 8
    Époque, 2 août 1947.
  • 9
    Jean-Pierre Rioux, « Les gouvernements de gauche sous la IVe République », dans Jean-Jacques Becker et Gilles Candar, Histoire des gauches en France, Paris, La Découverte, 2005, p. 257.
  • 10
    Ibid.
  • 11
    L’Humanité, 5 septembre 1949.
  • 12
    L’Humanité, 24 juillet 1951.
  • 13
    L’Humanité, 1er août 1951.
  • 14
    Discours dactylographié de la cérémonie à la mémoire de Jean Jaurès, au Panthéon, le vendredi 31 juillet 1953.
  • 15
    Le Populaire de Paris, 31 juillet 1954.
  • 16
    Ours – SFIO/ Jaurès 1 – Anniversaires 1946-1959 : Allocution prononcée par Guy Mollet, président du Conseil, à l’occasion de la commémoration, au Panthéon de la mort de Jean Jaurès, le 18 juillet 1956, p. 1.
  • 17
    Le PCF, dans la continuité de son orientation d’unité nationale, vote les pouvoirs spéciaux à Guy Mollet en mars 1956. Dans les mois qui suivent, la répression en Algérie et l’envoi de nouveaux appelés vont ramener les communistes dans l’opposition.
  • 18
    Allocution prononcée par Guy Mollet, op.cit, 18 juillet 1956, p. 2.
  • 19
    La troisième semaine de congés payés et la loi fiscale du 30 juin 1956 imposant une vignette auto permettant le financement d’un revenu minimum pour les personnes âgées notamment.
  • 20
    Allocution prononcée par Guy Mollet, op.cit.,18 juillet 1956.
  • 21
    L’Humanité, 31 juillet 1956.
  • 22
    Ours – SFIO/ Jaurès 1 – Anniversaires 1946-1959 : Lettre de Pierre Herbaut à Guy Mollet, 2 février 1959.
  • 23
    Ours – SFIO/ Jaurès 1 – Anniversaires 1946-1959 : Lettre de Pierre Mauroy à Pierre Herbaut, 29 janvier 1959.
  • 24
    Ours – SFIO/ Jaurès 1 – Anniversaires 1946-1959 : Lettre de Pierre Herbaut à Guy Mollet, article cité.
  • 25
    La présence de Vincent Auriol n’était pas désirée. En effet, le 15 décembre 1958, il avait indiqué qu’en désaccord avec la ligne Mollet, le couple Auriol ne reprendrait pas sa carte à la SFIO au secrétaire de la Fédération de la Haute-Garonne.
  • 26
    Ours – SFIO/ Jaurès 1 – Anniversaires 1946-1959 : Lettre de Léon Rouzaud à Pierre Herbaut.
  • 27
    Bénédicte Henry, La Pratique commémorative du PS-SFIO. Le cas du centenaire de Jean Jaurès, EHESS, Mémoire de DEA sous la direction de Christophe Prochasson, 1998, p. 71.
  • 28
    Ours – SFIO/ Jaurès 1 – Anniversaires 1946-1959 : Circulaire n°973, 16 septembre 1959.
  • 29
    Musée de l’Histoire vivante de Montreuil – 6MR 8 Centre national et musée Jean Jaurès 2 : Le Gervaisien, n° 62, décembre 1959.
  • 30
    Ibid.
  • 31
    Il s’agit de la Société d’études jaurésiennes.
  • 32
    Bénédicte Henry, La Pratique commémorative du PS-SFIO. Le cas du centenaire de Jean Jaurès, op. cit., 1998, p. 66.
  • 33
    L’Humanité, 3 septembre 1959.
  • 34
    Musée de l’Histoire vivante de Montreuil – 6MR 8 Centre national et musée Jean Jaurès 2.
  • 35
    Ibid.
  • 36
    Denis Lefebvre, Guy Mollet. Le Socialiste et le républicain, 1945-1975, Paris, Bruno Leprince, 1995.
  • 37
    L’Humanité, 30 juillet 1964.
  • 38
    Le Vétéran socialiste, juin 1964.
  • 39
    Ibid.
  • 40
    Archives municipales de Drancy : La Voix de l’Est, « Hommage à Jean Jaurès », 31 juillet 1964.
  • 41
    L’Humanité, 29 juillet 1964.
  • 42
    L’Humanité, 1er août 1964.
  • 43
    L’Humanité, 29 juillet 1964.

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